Don’t name it.
Voici ce qu’a dit le jeune Carl à ses cadets lorsque ces derniers donnaient des noms aux «zombies» qui se pressaient sur le grillage de la clôture, devant eux. «Don’t name it.» Bien sûr, le jeune protagoniste de la série télévisée The Walking Dead insinuait par cela que cette masse de morts-vivants était dépourvue d’individualité. Mais, à plus forte raison, cette réaction signale aussi une posture devant une catastrophe dont aucun indice ne permet de dévoiler l’origine ou la signification. En fait, ce refus, cette désaffection à l’égard du «symbole de la fin» témoigne de la conscience du personnage face à un temps de la fin absurde, dénué de toute finalité, et qui, de surcroît, n’ouvre sur aucune possibilité de renouveau.
L’imaginaire de la fin n’a rien d’une thématique inédite. Au contraire, tout porte à croire qu’il forme plutôt l’un des motifs privilégiés de la culture occidentale. De ses origines religieuses jusqu’à ses variantes apocalyptiques contemporaines, en passant par ses divers assignements téléologiques à l’histoire, l’imaginaire de la fin de chaque époque se révèle une virtualité structurante. En anticipant un avenir terminal, la fin ne désigne pas tant une éventualité inéluctable, mais consacre plutôt une visée au présent. C’est pourquoi les différents grands paradigmes de la fin qui ont été mobilisés dans le cours de l’histoire de l’Occident se donnent principalement à penser comme des fictions pourvues d’une surprenante effectivité. Cette effectivité ou, si l’on préfère, cette emprise sur le réel rappelle que l’imaginaire de la fin, qu’il soit compris dans ses dimensions eschatologiques, historicistes ou catastrophistes, cherche inéluctablement à agir sur le présent en déterminant le sens de l’histoire. Il représente en quelque sorte une instance médiatrice permettant à un présent de se réfléchir. D’une manière ou d’une autre, il se donne à lire comme une anticipation. En prenant la forme d’un avenir terminal, cette dernière se révèle d’ailleurs d’un immense intérêt pour réfléchir et problématiser l’historicité d’une époque. En faisant usage de la fiction et de l’histoire comme des notions coextensives, les multiples déclinaisons sur le thème de la fin rappellent que la force ou encore la prégnance d’un tel imaginaire découle a priori de sa dimension réflexive.
Or, si cette fonction heuristique tend à homogénéiser les différentes catégories de l’imaginaire de la fin, la nature ontologique de ses manifestations nous oblige à les distinguer clairement entre elles. Ainsi, dans une perspective macroscopique, on peut identifier trois grands chronotopes de la fin dans la société occidentale, soit l’eschatologie, l’historicisme et le catastrophisme. Ces trois paradigmes, qui comporte chacun un bon nombre de variantes, se discernent dans la mesure où ils servent respectivement des visées rédemptrices, téléologiques et cataclysmiques. Cette réflexion n’a pas la prétention d’expliquer l’ensemble des modalités et des dispositifs selon lesquels se déploient les représentations de la fin dans l’imaginaire occidental. Elle vise néanmoins à brosser un tableau qui, bien que grossier, nous permettra de mieux comprendre l’origine et le fonctionnement de l’imaginaire de la fin contemporain en rapport avec ceux qui l’ont précédé et, dans un même élan, comment les fictions de la fin induisent une temporalité spécifique à l’expérience que nous faisons du monde, c’est-à-dire comment ces métaphores terminales structurent et orientent l’histoire en lui assignant ou en lui refusant un avenir différent du présent.
Il sera tout d’abord question de démêler les usages qui unissent et distinguent simultanément les notions de fiction et d’histoire. Il faudra comprendre comment l’imaginaire de la fin fait partie de la catégorie du «méta», c’est-à-dire comment s’explique et se démontre la réflexivité d’une telle catégorie de fiction. Ensuite, il s’agira de traduire la signification de l’imaginaire de la fin contemporain en regard du rapport qu’entretient notre présent avec l’histoire. Autrement dit, à partir d’une illustration des paradigmes eschatologiques et historicistes, ce qui suit vise principalement à mettre en perspective, voire à mettre en cause, les modalités et l’historicité de l’imaginaire de la fin contemporain. Enfin, si le premier pan de cette cartographie de la fin s’annonce davantage théorique, le second survolera différents cas de figure qui mettent en lumière les dispositifs, les horizons d’attente et les implications des trois grandes modalités de la fin énoncées plus haut et plus particulièrement sur différentes modalités du catastrophisme. Bien sûr, on pourra accuser les pages qui suivent de ne pas faire l’examen approfondi d’œuvres particulières. Il ne s’agit pas, pour autant, d’extraire les propositions de cette réflexion des mises à l’épreuve d’analyses plus pointues, mais bien d’offrir une vue d’ensemble, à la fois succincte et cohérente, sur une thématique qui s’est continuellement renouvelée depuis plus de deux millénaires.
D’un point de vue sémantique, il faut rappeler que la fin est doublement connotée. Elle signifie autant l’accomplissement et l’achèvement d’un processus, que la défaite ou encore quelconque réalité marquée par le sceau de l’échec. La fin se présente donc simultanément comme la victoire de quelque chose aux dépens d’une autre et comme la disparition de quelque chose au profit d’une autre. Autrement dit, la notion de «fin», appréhendée dans toute sa polysémie, se donne à penser comme un chronotope agonistique, c’est-à-dire une figure sémiotique qui relève, selon l’étymologie de agốn (αγων), d’une lutte ou même du lieu ou de l’objet d’une lutte, d’un péril ou d’un danger. Par extension agốn signifie donc «moment critique1». Ce «moment de transition» évoqué par les diverses mises en scène de la fin se présente conséquemment de façon narrative car c’est à partir de la mise en récit de l’histoire que l’imaginaire de la fin tire sa consistance. En signalant un achèvement, la fin est un discours où tous les éléments en tension, bien que souvent polarisés, semblent conjointement attester l’inéluctabilité d’un dénouement prochain. Enfin, ce moment critique devient porteur de sens dans la mesure où la narrativité de la fin, ou encore sa «racontabilité», relève d’un avenir prochain. Ainsi, qu’il soit craint ou espéré, le récit de la fin devient constitutif de la physionomie de l’histoire et des enjeux du présent.
De la Poétique d’Aristote, on retient généralement que la pratique historiographique a pour but de rapporter des événements tels qu’ils se sont déroulés alors que la poésie, fondée sur la vraisemblance, entretient des rapports brouillés avec le réel. Or, comme le comme le propose Gisèle Séginger dans l’introduction du récent collectif Fiction et histoire2, cette définition antithétique mérite une plus grande attention. En associant la poésie au général et l’histoire au particulier, Aristote semble accorder une supériorité philosophique à la fiction car elle seule serait en mesure d’extraire l’essentiel de la complexité et de la multiplicité des faits du réel. Toutefois, l’historiographie relative aux différents récits de la fin nous oblige à reconsidérer l’opposition aristotélicienne dans la mesure où elle démontre la possibilité de divers partages entre les notions de fiction et d’histoire.
Alors que l’écriture des textes historiographiques est inévitablement régie par des procédés littéraires et la fiction possède une effectivité politique dès lors qu’elle alimente l’imaginaire collectif, deux interrogations se retrouvent au centre de l’imaginaire de la fin: celle de l’histoire et celle de la fiction. Autrement dit, comment les procédés de la fiction sont-ils mis en œuvre dans la transcription de la fin en récit de l’histoire à venir? Si, dans le langage courant, on associe souvent le terme fiction à celui de chimère ou de mensonge, il faut rappeler néanmoins qu’il n’y a «[p]as de récit, sans interprétation, pas d’histoire, sans élaboration, pas de cause sans une part d’imagination, de mise en forme, de fictio3». Ainsi, non seulement la fiction contribue à tamiser les éléments du réel, mais elle permet également d’élever le récit au-delà de l’usage strictement documentaire des faits événementiels. En ce qui nous concerne, on peut dire que l’imaginaire de la fin participe à l’élaboration du sens de l’histoire dans la mesure où il rend intelligible la complexité de l’expérience en lui assignant une finalité. Ainsi, parce qu’il déborde des balises historiographiques dont il est issu, l’imaginaire de la fin est porteur d’une portée cognitive qui, sans cesse, alimente, déjoue, précise ou remet en cause le passé reconstitué par l’histoire, à savoir, la teneur du présent en vue de l’avènement d’un futur anticipé.
Les représentations fictives forment en ce sens le socle de l’imaginaire collectif car elles structurent l’appréhension du réel historique. En fournissant les images d’un futur terminal, l’anticipation de la fin fournit également de nouvelles images du passé car elle contribue à moduler la postérité du passé en fonction de l’avenir. Ainsi, l’imaginaire de la fin, en se situant à la frontière entre vérité historique et invention fictive, démontre que la fiction devient politique dès qu’elle transcende sa nature strictement fictive en ayant une incidence effective sur l’histoire c’est-à-dire, dans le lexique développé par Bertrand Gervais, dès qu’elle sert de principe heuristique.
Comme le principe de lisibilité, la fin permet de comprendre le présent comme signe de l’avenir, qui s’impose alors comme indispensable interprétant. Ce qui se déroule sous nos yeux ne se comprend pas en soi, mais dans la perspective d’une destinée sur le point de se réaliser.4
En somme, si la transformation des faits événementiels en récit fait surgir une panoplie d’interrogations sur les aspects phénoménologique et épistémologique de la science historique, c’est que l’histoire se constitue en dialectique avec l’activité fictionnelle. Les représentations générées par les fictions de la fin ne se révèlent pas comme des vérités historiques mais plutôt comme de puissants marqueurs d’historicité. De cette manière, si la fiction a le pouvoir de moduler le sens de l’histoire, c’est qu’elle participe à l’élaboration d’une expérience du temps historique. Ainsi, aux prises avec l’indétermination constitutive de l’histoire, la fiction participe à la construction du sens historique en racontant l’histoire, notamment à travers les différentes finalités qui lui sont consécutivement attribuées.
Afin de mieux comprendre comment l’anticipation de la fin se donne à lire comme une «histoire de l’histoire» ou alors comme une manifestation d’un «esprit métahistorique», il importe de rappeler qu’elle émerge à partir de la tension existant entre l’expérience et l’attente propres à une époque. Telles que développées par Reinhart Koselleck, un important historien allemand du XXe siècle, les notions d’expérience et d’attente seraient élémentaires à la constitution de l’histoire, voire même en aval, d’un imaginaire de la fin inférant un sens particulier à cette dernière.
Bien que Koselleck n’ait pas abordé spécifiquement l’imaginaire de la fin, il a élaboré des outils théoriques permettant de mettre en lumière les dynamiques et les dispositifs propres à toutes mises en récit de l’histoire, qu’elles soient comprises ou non dans le cadre de la science historique. Fasciné par les rapports existants entre l’histoire des concepts et l’histoire sociale, Koselleck propose, dans un article intitulé «‘’Champ d’expérience’’ et ‘’horizon d’attente’’: deux catégories historiques», une sémantique des temps historiques. D’emblée, Koselleck souligne l’aspect strictement théorique, voire métahistorique, de telles catégories. Ces deux concepts, avance-t-il, permettent d’aborder «cet enchevêtrement secret de passé et de futur dont on ne peut reconnaître la cohésion qu’après avoir appris à constituer l’histoire à partir de deux modes existentiels, celui de la mémoire et celui de l’espoir5». Grâce aux notions de «champ d’expérience» et «d’horizon d’attente» Koselleck souhaite démontrer que, dans un contexte donné, «la présence du passé est autre que celle du futur6». Le champ d’expérience, nous dit Reinhart Koselleck, c’est «le passé actuel dont les événements ont été intégrés et peuvent être remémorés». En rendant compte de l’adjonction du passé au présent, le champ d’expérience représente l’expérience de l’histoire animant le présent. Conjointement, l’horizon d’attente représente cette «présence sociale du futur7», il doit donc être compris, autant dans ses formulations individuelles que dans ses occurrences collectives, comme les différentes préoccupations relatives à l’avenir inscrites dans le présent. Plus précisément, indique Koselleck, l’horizon d’attente consiste en l’espoir et la crainte, le souhait et le souci, le calcul rationnel et le pathos visant un futur vécu sous la forme de variantes imaginatives. Enfin, ces catégories polarisées de champ d’expérience et d’horizon d’attente servent surtout de pôles conceptuels dialectiques permettant de décrypter les conditions de possibilité d’une dynamique historique et de sa connaissance. Autrement dit, si l’imaginaire de la fin nous renvoie à une image de nous-même, c’est qu’il est échafaudé en dialectique avec le présent, son dispositif réflexif ressemble étrangement, en ce sens, à celui de la dyade utopie/dystopie, voire avec celui de la science-fiction.
Enfin, soulignons que le tour de force effectué par l’ensemble des fictions de l’avenir consiste à «transformer notre présent en passé déterminé d’une chose à venir8». Cette mise en perspective du présent opérée par les anticipations de tout acabit nous rappelle, tel que le souligne Paul Ricoeur, que «raconter quoique ce soit, c’est le raconter comme s’il s’était passé9». De ce fait, les récits futuristes offrent, à partir d’un avenir imaginé, un point de vue excentré sur le présent. Cette méthode d’appréhension du présent comme histoire, ou, en des termes plus spécifiques, cette historicisation du présent appelle inévitablement à décoder les rapports entre le monde futuriste de la fiction et l’histoire sociale du présent. Bien qu’il existe une grande variété de récits futuristes comportant une dimension réflexive, tous ne relèvent pas de l’imaginaire de la fin. Par exemple – si l’on établit ici rapidement une distinction qui mériterait un examen beaucoup plus approfondi -, en brossant le portrait de sociétés parfois idéales parfois cauchemardesques, les mondes futuristes imaginés par la science-fiction se donnent principalement à penser comme des altérités radicales. Ces dernières seraient néanmoins étrangement familières car, bien qu’elles semblent entièrement «autre», elles puisent vraisemblablement leurs origines dans l’imaginaire du progrès moderne. En ce sens, dans le deuxième tome d’Archéologies du futur, Jameson avance c’est le principe de «défamiliarisation10» qui fonde l’aspect réflexif, voire heuristique, de la science-fiction. Ce serait donc le décalage induit entre le monde imaginaire et le réel qui alimenterait la réflexivité de l’œuvre. Ainsi, au-delà des «clins d’œil explicites» de l’œuvre de science-fiction à l’égard des règles du genre, c’est-à-dire au-delà de la monstration d’une conscience des œuvres en tant qu’œuvres, ce sont les correspondances implicites entre l’univers fictif et le monde réel qui constituent la véritable réflexivité du genre ou, du moins, la réflexivité qui nous permet de faire le rapprochement entre les dispositifs de la science-fiction et des fictions de la fin.
Toutefois, si la science-fiction, dans la multiplicité de ses variantes imaginatives, s’élabore principalement autour de l’extrapolation triomphante ou désabusée des paradigmes modernes, (il suffit de penser aux voies empruntées par Ursula K. Le Guin, d’un côté, et par Philip K. Dick, de l’autre), l’imaginaire de la fin marque plutôt une rupture avec le contexte dans lequel il s’inscrit. C’est d’ailleurs cette rupture qui affirme la dimension réflexive de la fin. Contrairement à la science-fiction où, pour reprendre la terminologie de Koselleck, où le champ d’expérience est gonflé par l’horizon d’attente, l’imaginaire de la fin doit plutôt être compris comme un horizon d’attente qui annihile le champ d’expérience. Ainsi, c’est parce qu’elles impliquent un radical changement de paradigme, que les fictions de la fin s’affirment dans une dimension réflexive: il s’agit toujours de la fin de quelque chose et c’est justement à partir de ce quelque chose que l’on contemple la fin annoncée. Enfin, qu’il s’agisse de la notion de salut eschatologique, de l’accomplissement de l’histoire suggéré par les différents systèmes de pensée historicistes ou de la survie d’une poignée d’individus au-delà d’une catastrophe ayant réduit l’humanité en cendres, le concept de «fin» s’inscrit dans la catégorie du «méta». Autrement dit, c’est précisément parce qu’elle implique et dépasse simultanément tout ce qui la précède que la fin est invariablement réflexive.
Dans le premier volet de son triptyque Temps et récit, Ricoeur avance que «[l]e temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle11». En proposant une herméneutique fondée sur la correspondance entre récit et expérience de temps, Ricoeur insiste sur l’importance du langage narratif pour rendre intelligible, donc transmissible, le temps humain. À cette réciprocité, on peut ajouter que la variation des pratiques narratives correspondrait aux changements et aux transformations de l’expérience temporelle d’une collectivité12. Ainsi, bien que les différentes modélisations de la fin partagent certaines caractéristiques, notamment dans leur rapport formel à la fiction et à l’histoire, elles s’inscrivent néanmoins dans le monde selon différents paradigmes historiques. C’est pourquoi on peut d’ailleurs observer dans les différentes variations narratives de l’imaginaire de la fin, certains symptômes de l’air du temps. En d’autres termes, l’émergence de nouvelles figures de la fin, dans le cours de l’histoire, correspondrait à de nouvelles façons de faire l’expérience du temps et de l’histoire. Chaque «fin du monde» doit être ainsi perçue comme une hypothèse interprétative qui est à comprendre en écho avec une certaine époque ou encore, selon la terminologie de François Hartog, en lien avec un certain «régime d’historicité13». De ce fait, un imaginaire de la fin ne serait pas temps tributaire d’une période historique précise, mais plutôt à une dynamique temporelle qui attribue au passé et à l’avenir des significations et des fonctions particulières. De façon schématique, on peut identifier trois représentations archétypales de l’imaginaire de la fin: l’eschatologie, l’historicisme et le catastrophisme. Bien qu’à ces trois «systèmes explicatifs» s’ajoutent une multitude de ramifications, il s’agira ici de développer ces trois principaux chronotopes de la fin de manière à cerner ces trois fictions dans leur rapport au temps et à l’histoire. En d’autres termes, il s’agit de questionner respectivement les pensées eschatologiques, historicistes et catastrophistes de façon à comprendre comment elles mobilisent les notions de récit et de fin pour, subséquemment, se dévoiler comme des catalyseurs d’une historicité spécifique.
L’eschatologie consisterait à la première grande doctrine instituant l’imaginaire de la fin. En sortant totalement de la logique ancienne des temps cycliques, l’eschatologie se veut une sorte de «futur prophétisé» faisant simultanément intervenir les notions de fin du monde et de rédemption. Le terme «eschatologie» est directement repris du grec ancien εσχατος (eschatos) qui signifie «dernier» ou «à l’extrémité de14». Conséquemment, l’eschatologie est un discours religieux sur la destinée de l’homme après la fin des temps. Il fait coïncider la fin du monde avec l’accomplissement de la justice divine. Ainsi, en subordonnant le présent à une fin qui serait déjà en œuvre dans l’histoire, l’eschatologie instituerait une temporalité fondée a priori sur l’attente. Dans son dernier ouvrage, intitulé Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Michaël Foessel précise que, dès les premières formes de millénarismes, l’humanité faisait déjà l’expérience de la fin15. L’expérience du temps, transformée par l’espérance messianique d’une rédemption, était désormais régie par un code éthique permettant de se préparer à cette fin prochaine. Autrement dit, la fin tirée de l’Apocalypse du Nouveau Testament se donne à lire comme un dévoilement, un moment de vérité assurant le salut de l’humanité. En garantissant que l’éternité d’un autre monde succédera à la destruction de celui-ci, la pensée eschatologique convertit la conception cyclique du temps en une temporalité linéaire sous la forme de délai ou de compte à rebours simultanément craint et espéré. Plus précisément, l’eschatologie religieuse instaure un important changement de paradigmes temporels par rapport aux conceptions philosophiques idéalistes des néoplatoniciens et des stoïciens du début de notre ère. En émergeant comme une nouvelle «poésie de l’existence», la figure du Christ crucifié octroyait un sens à la souffrance dans la mesure où la souffrance est le lot de la condition humaine. Ainsi, tel que l’indique George Santayana dans un ouvrage éclairant sur l’évolution des figures sémiotiques liées aux différentes croyances religieuses, «ce que les gens de l’époque cherchaient n’était pas tant une conscience de quelque chose plus élevé, mais bien l’espérance de quelque chose de meilleur.16» C’est pourquoi, en se référant à un récit où les relations entre Dieu et les habitants de la terre étaient représentées sous la forme d’un drame historique se résorbant dans un avenir prophétique, l’eschatologie confirmait le succès de la foi chrétienne sur la rationalité néoplatonicienne. En fait, l’eschatologie mobilise l’aspect cathartique de l’imaginaire de la fin afin de se constituer comme l’attente de la promesse d’une existence autre, meilleure, hors du temps et de l’histoire. Avec l’eschatologie, le temps se scinde en deux. Le présent devient ainsi un moment tendu entre le déjà et le pas encore, ou si l’on préfère, entre la promesse et le dénouement.
En somme, le discours eschatologique implique une historicité en tension entre le poids du passé et la délivrance de l’avenir. Bien que les promesses du Christ assignent inévitablement à l’attente de la fin, la représentation du Salut se fait à travers le prisme du péché originel. En d’autres termes, si le présent des temps eschatologiques est habité par «l’espérance salvatrice de la fin17», c’est que l’avenir est déterminé, a priori, par les fautes du passé. L’iconographie chrétienne est, en ce sens, très explicite. Par exemple, l’Apocalypse de Jean est à la fois le récit de la décadence de l’Église et de l’avènement de la Justice divine. De cette façon, il doit être considéré simultanément comme un châtiment, une punition, et comme une révélation. Ainsi, bien qu’ils mettent en place une temporalité orientée vers un avenir prophétique, les représentations de l’Apocalypse démontrent qu’il est question d’un ordre du temps où le déjà pèse plus lourd que le pas encore18, c’est-à-dire un ordre du temps le passé est seul véritable garant de l’avenir. D’où l’importance historique de «la puissance unificatrice de la tradition19» qui subsistera bien au-delà des temps eschatologiques. En effet, si, au tournant du XVe siècle, le régime ancien d’historicité remplace progressivement au régime chrétien d’historicité c’est que, selon Hartog, ce nouvel ordre du temps, bien qu’il ne soit plus orienté par un imaginaire de la fin, implique néanmoins une prédominance du passé propre aux croyances eschatologiques dans la mesure où son exemplarité confirme la réalisation de ses promesses. Ainsi, de la Renaissance à l’ère des Révolutions, l’eschatologie chrétienne aurait beaucoup perdu d’influence au profit d’une des premières visions historicistes correspondant à l’expression latine historia magistra vitae selon laquelle l’histoire contient l’ensemble des enseignements nécessaires pour orienter l’avenir.
Durant le siècle des Lumières, beaucoup d’énergie a été employée pour évacuer l’idée d’une fin des temps eschatologique de l’imaginaire historique. L’éternité promise a été peu à peu sécularisée et graduellement l’avenir ne s’agençait plus au présent de la même façon. En fait, si un imaginaire de la fin y était toujours mobilisé, il s’est organisé selon de nouveaux paradigmes. Comme l’indique Michaël Foessel, «la fin du monde est une échéance trop lourde pour l’État [moderne] car elle engage des espérances et des craintes qu’aucune souveraineté mondaine ne peut satisfaire ou endiguer.20» C’est d’ailleurs pour cette raison que la théorie politique moderne, telle qu’élaborée par Hobbes dans Le Léviathan, se fonde a priori sur la neutralisation de l’idée d’éternité ou, en d’autres termes, sur la sécularisation de la transcendance induite par l’eschatologie religieuse. Ainsi, «[l]a sécularisation du royaume de Dieu implique, en effet, la renonciation pure et simple à l’idée de fin du monde comprise comme passage à un autre régime de temporalité, voire à l’abolition du temps lui-même.21» L’instrumentalisation de la figure christique du Léviathan dans la pensée politique de Hobbes rappelle conséquemment la virtualité structurante des images de la fin. Autrement dit, en évacuant le pathos intrinsèquement liée à l’idée de la fin du monde, Hobbes «désenchante l’avenir» en le libérant de l’attente du royaume des cieux en vue de légitimer l’institution d’un État souverain bien réel. Le fondement de la politique moderne proposé par Hobbes opère ici un transfert symbolique important. Il ne s’agit plus d’expliquer l’histoire à la lumière d’un avenir extérieur à l’histoire, mais plutôt de faire correspondre l’histoire à des événements qui ont la possibilité effective de se produire dans le monde22. Ainsi, l’imaginaire de la fin ne correspond plus à l’idée d’une fin des temps rédemptrice, mais plutôt, dans un paradigme téléologique, à l’accomplissement de différentes finalités au sein de l’histoire. En d’autres termes, l’attente d’un avenir meilleur ne concerne plus un autre monde, mais bien la transformation de celui-ci. C’est en ce sens que le progrès et la politique modernes correspondent à l’émergence d’un avenir simultanément infini et perfectible. En fait, si «l’idée de progrès est une justification du présent au nom de l’avenir qu’il ouvre et en aucune manière sa condamnation prononcée du point de vue de l’éternel23», c’est que l’imaginaire de la fin propre aux temps modernes ne concerne pas la fin du monde, mais la réalisation d’objectifs historiques essentiels. On peut nommer historicisme cette nouvelle modulation de l’imaginaire de la fin. Il correspond aux importants changements de régime d’historicité que l’on associe aux temps modernes. Alors que la puissance unificatrice de la tradition s’estompe, telle que l’ont pressentie Chateaubriand et Tocqueville, le schéma de l’historia magistra vitae se retourne de manière à ce que la leçon ne vienne plus du passé mais du futur. En conséquence ce n’est plus le passé mais l’avenir qui est désormais garant du présent. Cet avenir est ainsi peuplé d’une multitude de projets téléologiques qui permettent d’orienter le présent en vue de leur réalisation. Les fins du régime moderne d’historicité prennent donc l’aspect de prophéties laïques imbriquées à «l’idéologie du progrès» qu’il soit social, politique ou technique. L’éclosion et le foisonnement des différents historicismes du XIXe siècle en sont la meilleure illustration. En fait, l’historicisme est un avatar des philosophies de l’histoire, c’est-à-dire une sorte d’esthétisation des processus historiques selon laquelle l’évolution des sociétés serait soumise à la réalisation de principes essentialistes ou d’objectifs précis. On pense notamment à la «fin de l’histoire» de Hegel, à «l’âge positif» de Comte et à la «société sans classe» de Marx, où le présent est désormais fixé selon le «devenir» qui lui est attribué.
Comme le souligne Zbigniew Przychodniak en conclusion de l’ouvrage collectif Fiction et Histoire précédemment cité, l’historiographie historiciste émerge à une époque qui fait face au «dilemme entre le récit de l’expérience concrète et la tentation de la totalisation et de l’universalisation de l’expérience historique, le désir de produire des modèles idéologiques du progrès historique, de l’utopie de l’histoire accomplie.24» Certes, les figures de la fin qui apparaissent autour du XIXe siècle sont nombreuses et variées. D’un côté, l’imaginaire eschatologique de l’Apocalypse exerce toujours une influence, notamment à travers le romantisme qui reprend, non pas tant l’idée d’un au-delà, mais une fascination irréductible pour les thèmes gothiques du désastre et de la mort. De l’autre côté, des formulations toutes aussi équivoques se situent à la frontière d’une conception historiciste et d’un imaginaire catastrophiste signalant l’aspect aporétique des grandes ambitions de la modernité occidentale. L’Übermensch nietzschéen, par exemple, se donne à penser comme une figure protéiforme, notamment en ce qui a trait à l’imaginaire de la fin. De manière schématique, le surhomme de Nietzsche représente l’aboutissement d’une réaction en chaîne simultanément historiciste et catastrophiste. La pensée de Nietzsche se base sur une critique véhémente de la dialectique platonicienne et, par conséquent, de la genèse de la culture occidentale. En clamant la mort de Dieu, le philosophe ne fait qu’affirmer une fois de plus sa critique de la métaphysique de la morale judéo-chrétienne. Ainsi, Nietzsche avance que seul le nihilisme, c’est-à-dire la conscience de la mort de Dieu, peut constituer un avenir digne de ce nom. Le nihilisme nietzschéen est donc dialectique. Il doit être conçu comme une catastrophe inéluctable mais aussi comme un avènement historique pourvu d’une force de dévoilement. En fait, ce nihilisme est affirmatif: il est la condition d’émergence du Surhomme. Comme on peut le constater dans Ainsi parlait Zarathoustra, le surhomme émerge des cendres anticipées de la morale établie de manière à pouvoir affirmer une morale nouvelle, basée sur l’immanence de la vie, sur l’autodétermination et, au fond, sur l’unique possibilité réelle de l’existence d’un être moral moderne. L’imaginaire du surhumain consisterait ainsi à l’avènement d’une fin inédite: celle de l’homme. Il ne serait pas ici question d’un dépassement des conditions socio-historiques de l’existence humaine, mais bien de ses limitations biologiques intrinsèques. En ce sens, l’Übermensch nietzschéen ne doit pas être considéré comme une espèce nouvelle mais bien comme l’évolution de l’humanité vers une forme supérieure. Ces balises indéniablement darwinistes forment d’ailleurs le socle de la pensée post-humaniste contemporaine. Quoique l’utopie nietzschéenne du surhomme soit avant tout téléologique, son programme historique ne se réalise pas tant dans le monde symbolique des idées, mais bien dans la chair, dans la structure même du vivant. La fin de l’homme consisterait à l’avènement d’un être inédit, doté d’un «autre corps». Enfin, le Surhomme nietzschéen se pense simultanément dans des jalons catastrophistes et historicistes, c’est donc que l’imaginaire de la fin chez Nietzsche est doublement présent. Il traverse tout d’abord le nihilisme, cette catastrophe obligée de la culture occidentale la délestant de tout destin transcendent, pour ensuite, affirmer la fin et la renaissance de l’être, dans une condition nouvelle, immanente, qui témoigne du point de rencontre entre les notions d’amélioration continue, voire de progrès, et d’achèvement de l’histoire.
Le catastrophisme a toujours occupé une place particulière dans l’imaginaire occidental. Comme nous l’avons suggéré à plusieurs reprises, cela tient du fait que non seulement la catastrophe obsède l’imaginaire de plusieurs époques dans la mesure où elle marque un point terminal, mais surtout que la notion de fin impose une rupture avec ce qui est. Dans cette logique, la rupture implique intrinsèquement une force de changement conférant à la fin tous les attributs d’un début autre. D’où les multiples rapprochements thématiques possibles entre l’Apocalypse religieux et l’idée de catastrophe. Bien sûr, on ne saurait identifier clairement une frontière délimitant les différents paradigmes du catastrophisme. Néanmoins, on peut affirmer avec conviction que le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 eut une répercussion considérable sur la question du sens de la catastrophe et, par conséquent, sur la croyance en Dieu. Dans Dialectique négative, Adorno affirme d’ailleurs que cette catastrophe naturelle aurait guéri Voltaire de la théodicée leibnizienne25 selon laquelle nous vivrions dans le meilleur des mondes possibles. Si, dès le XVIIIe siècle, on peut observer l’émergence d’un catastrophisme précoce, c’est-à-dire d’une pensée de la fin du monde qui exclut toute volonté ou destin divins, il est important de préciser qu’il prend forme à l’aune d’un nouveau concept rassemblant toutes les critiques à l’égard de la transcendance religieuse à laquelle l’existence humaine serait subordonnée: l’absurde. En fait, telle que l’indique Annie Le Brun, dans un opuscule éclairant sur le concept de catastrophe, il s’agit ici d’un renversement de perspective sans précédent:
Pour la première fois, au lieu d’entraîner plus loin, l’imaginaire ramène au plus près; pour la première fois aussi, au lieu d’ouvrir l’horizon, il le referme en jouant essentiellement sur la vraisemblance, de sorte que les actuelles mises en scène de la catastrophe la simulent pour en nier d’abord le caractère improbable. Et se réduisant ainsi à l’extrapolation d’une situation limite, elles aboutissent toutes à priver la catastrophe de la portée imaginaire qu’elle a toujours eue, ne serait-ce qu’en supprimant la part d’inconnu implicite dont elle était auparavant porteuse.26
Le cas de Frankenstein, de Mary Shelley, peut d’ailleurs être lu dans cet angle. Le drame fondateur du monstre mis sur pied par le docteur Frankenstein n’est pas tant d’être artificiel, mais bien d’avoir été abandonné par son créateur et donc d’être l’héritier d’une existence qui n’est justifiée par aucune fin dernière. En d’autres termes, la situation absurde de ce Prométhée moderne – sa déréliction – se manifeste par une tragique absence de sens. Ainsi, non seulement ce fruit de l’hubris scientifique est condamné pour son aspect monstrueux, mais aussi parce qu’il représente l’échec radical, voire romantique, de la volonté humaine qui souhaite jouer au «Créateur». Postérieurement, mais dans une logique similaire, on peut dire que l’enthousiasme historique suscité par le projet des Lumières et les innovations des temps modernes semblent avoir succombés aux coups portés par le XXe siècle. En fait, l’époque contemporaine s’avère toujours aux prises avec une question fondamentale, largement reprise par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans La Dialectique de la raison, à savoir comment appréhender une histoire dont les horreurs auront été aussi démesurées que ses espérances? Alors que les diverses ambitions historicistes étaient encore gonflées d’une confiance débordante en la capacité de l’être humain à l’autodétermination, l’histoire ne tarda pas à désenchanter ses observateurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que les dernières décennies du XXe siècle furent marquées par une nouvelle conscience du temps, reformulant l’histoire à partir de la déception suscitée par les espérances du passé. Ce nouveau rapport à l’avenir prenait donc à rebours la foi envers le progrès en réactualisant l’idée d’une attente apocalyptique, cette fois dénuée de toute espérance eschatologique. Cette résurgence d’un imaginaire de la fin du monde aux dépens des philosophies de l’histoire implique donc une conception de l’apocalypse qui, tout en se débarrassant de l’attente messianique d’une justice divine et des visées essentialistes de l’historicisme, transforme la fin en une catastrophe inéluctable sans signification particulière en dehors du terme qu’elle vient marquer. Désormais, l’avenir s’inscrit dans le présent, sous le signe de la crainte et de l’inquiétude. Des frayeurs nucléaires suscitées par la Guerre froide, aux angoisses écologiques liées au réchauffement climatique en passant par les inquiétudes provoquées par l’autonomisation grandissante du progrès, le catastrophisme contemporain représente un imaginaire de la fin s’imposant comme un véritable module de résignation basé sur la conviction de l’arrivée prochaine de cataclysmes et de jours obscurs auxquels aucune initiative ne pourra nous soustraire. Si les modèles eschatologiques et historicistes se saisissaient de l’imaginaire de la fin de manière à lui octroyer un sens, le catastrophisme au contraire se place en rupture avec cette tradition car tout porte à croire que la fin du monde qu’il évoque est avant tout une «fin du sens» ou, du moins, d’une fin dont le sens nous échappe.
Dans un livre intitulé Vivre la fin des temps, l’inclassable philosophe slave Slavoj Zizek, réhabilite de façon surprenante la psychanalyse et la lecture marxiste de l’histoire afin – entre autres – de mettre en lumière la notion d’apocalypse dans l’imaginaire contemporain et dans son régime de représentations. Si plusieurs fictions apocalyptiques des dernières années tendent à élaborer une histoire de l’avenir qui détecte dans le présent des horreurs en puissance, c’est qu’elles mettent en scène, propose Zizek,
une représentation symbolique qui précède le fait qu’elle représente, [c’est-à-dire] où l’histoire en tant que récit prend le pas sur l’histoire en tant qu’événement réel. [C’est pourquoi] les fictions apocalyptiques se donnent à lire comme un indicateur de la condition de notre modernité tardive dans laquelle le réel de l’histoire revêt le caractère d’un trauma.27
Si chaque époque met en place un «temps de la fin» qui lui est propre, comment peut-on décrire celui qui constitue notre Zeitgeist contemporain? Certes, on a vu émerger durant la première moitié du XXe siècle un bon nombre de fictions politiques d’anticipation qui se sont appliquées à renverser le modèle utopique. Rappelons au passage que ce genre dystopique mettant en scène les apories de cette «raison lumineuse» nous directement de la modernité occidentale, comme si l’expérience moderne consisterait justement à dévoiler l’inauthenticité, les failles et les pradoxes du moderne. Ainsi, Le monde tel qu’il sera d’Émile Souvestre fut publié en 1846, alors que l’enthousiasme suscité par la Révolution industrielle se manifeste de la manière la plus éclatante. En poussant à bout la logique du progrès, cette fiction est considérée à la fois comme une des premières manifestations de la science-fiction et, surtout, comme la première uchronie futuriste dystopique. Le monde tel qu’il sera brosse le portrait d’une société complètement automatisée où le confort individualiste fait écran aux conditions de vie misérables auxquelles sont confinés les habitants du quatrième millénaire. Dans un article entièrement consacré à ce texte, Raymond Trousson décrit l’entreprise de Souvestre comme la mise en accusation d’un système perverti par la croyance en une perfectibilité illusoire dont rien ne peut désormais enrayer les effets:
Du moins, Souvestre est-il peut-être le premier, dans l’histoire du genre utopique, à dénoncer l’univers du machinisme au moment où Étienne Cabet venait d’en faire un éloge béat, et à brosser un tableau sinistre de la condition inéluctable du prolétariat industriel; le premier aussi à suggérer la possibilité de la manipulation psycho-biologique de l’être humain.28
Cette vision, aussi pessimiste que novatrice, met donc en perspective, selon Trousson, les prophéties du développement industriel en regard de la dévalorisation croissante de l’individu dans la modernité d’un XIXe siècle tourné vers l’avenir. Dans cette foulée, plusieurs écrivains du début du XXe siècle ont, par le biais d’œuvres dystopiques – Nous autres (1942), Le meilleur des mondes (1932), 1984 (1948) -, pensé la fracture entre progrès technique et progrès social et, par conséquent, ont également questionné les répercussions sociales des nouvelles possibilités techniques dans son rapport au pouvoir. Si le genre dystopique s’est acharné à démontrer radicalement la dislocation entre rationalité collective et émancipation des individus de manière à illustrer une «fin des temps» sous la forme d’une «fin du politique», il faut préciser que le «trauma» de la fin – pour employer l’expression de Zizek – dans l’extrême contemporain ne semble pas se cristalliser de la même façon. Non pas que les frayeurs liées aux dérives systémiques des régimes politiques soient évacuées; mais il s’agit plutôt de l’apparition de nouveaux paradigmes de fin. La réactualisation des représentations apocalyptiques lors de la Guerre froide est l’un des exemples les plus prégnants. Certes, l’imaginaire nucléaire implique une fin du monde qui, parce qu’elle est imputable à la volonté et aux actions humaines, reste politique, mais les images de destructions totales, ou d’annihilation pour être plus juste, sont inédites et ouvrent un nouvel horizon à l’imaginaire, celui d’un désert de «ruines récentes». Par ailleurs, depuis les années 1980, nous assistons à la montée d’une autre thématique de la fin dans le discours social des sociétés occidentales: le réchauffement climatique. Les spéculations, les prévisions et les anticipations liées à ce phénomène nouvellement observé dépassent largement du cadre des fictions apocalyptiques et alimente un climat de doute, d’inquiétude et de frayeurs. C’est pourquoi, avance Zizek, «s’il est difficile d’évaluer les conséquences réelles du réchauffement climatique, une chose est néanmoins certaine: un extraordinaire changement social et psychologique est en train de se produire sous nos yeux – l’impossible devient possible.29» Si le réchauffement climatique remodèle considérablement les paradigmes de la fin que nous connaissions jusqu’alors, c’est principalement parce qu’il nous renvoie à une image inédite de nous-même. Qui plus est, poursuit Zizek,
Contrairement à la guerre nucléaire, qui résultait de la décision consciente d’un agent particulier, le changement climatique est une conséquence non voulue des actions humaines et montre, d’une façon qui n’est accessible que par l’analyse scientifique, l’effet de nos actions en tant qu’espèce. […] Cette menace envers l’existence même de l’humanité crée un nouveau sens du «nous» qui englobe véritablement l’humanité dans une totalité.30
Et c’est dans la conscience de cette «totalité», qui se caractérise néanmoins par l’incertitude de son avenir collectif, que le trauma historique évoqué par Zizek se dévoile dans toute son ampleur. En effet, si, avec le réchauffement climatique, le réel de l’histoire semble dépasser le récit de l’histoire c’est que le catastrophisme de l’extrême contemporain se constitue autour de trois constats coextensifs. 1- La fin n’est plus un récit conférant le sens de l’histoire, au contraire, elle est la preuve suprême de son absurdité. 2- Les symptômes relatifs aux changements climatiques semblent attester l’existence réelle d’une fin possible et, surtout, prochaine. 3- La fin n’est ni le fruit d’une échéance divine, ni celui d’une décision humaine mais bien la résultante inéluctable de son activité industrielle. Bien sûr, il serait intempestif de faire une corrélation directe entre le discours sur le réchauffement climatique et l’idée d’une fin du monde prochaine, néanmoins, dans le régime contemporain de représentations, il n’est pas erroné d’affirmer que ce discours sur la dégradation de l’environnement, et plus particulière sur l’effet de serre, convoque un imaginaire catastrophiste. Bien que certaines lectures tendent à revaloriser les interprétations eschatologiques, faisant ainsi du réchauffement climatique une manifestation de la «colère de la planète», tout porte à croire, au contraire, que le catastrophisme contemporain se caractérise par l’absence d’explication transcendante. Pour reprendre le lexique de Reinhart Koselleck évoqué plus tôt, on pour dire que la dynamique temporelle du catastrophisme contemporain se caractérise par l’écrasement de l’horizon d’attente sur le champ d’expérience. C’est pourquoi la posture catastrophiste concorderait avec une certaine «crise de l’avenir» qui ne consiste pas tant en l’effacement de la notion de futur qu’en l’émergence d’un futur vide désarticulé de l’idée de progrès, et qui n’est plus promesse ou principe d’espérance, mais incertitude et plus encore, menace.31
En outre, si l’angoisse écologique actuelle découle d’une compréhension scientifique accrue des conséquences du développement industriel et des modes d’exploitation de l’économie libérale capitaliste, il faut rappeler, avec Zizek, que le ton et la dimension apocalyptique qui traversent représentations contemporaines de l’imaginaire de la fin qui serait fortement liés au discours postmarxiste. Dans cette optique, il serait donc possible d’offrir une interprétation des représentations de la catastrophe dans le corpus hollywoodien, par exemple, qui signalerait un détournement, voire une déviation, du paradigme écologique de la fin. En effet, des films tels que 2012, The Day After Tomorow, I Am a Legend ou encore 28 Days Later – pour ne nommer que ceux-là -, où l’absurdité de la fin, c’est-à-dire l’esthétique de la désolation, tient lieu de contexte, témoignerait en quelque sorte d’une mystification idéologique du capitalisme avancé. À ce propos, souligne Zizek, «un vieux trait d’esprit de Fredric Jameson garde aujourd’hui tout son tranchant: il est plus facile d’imaginer une catastrophe totale qui mettra fin à toute la vie sur terre que d’imaginer un réel changement dans les rapports capitalistes.32» Autrement dit, il semblerait que représentations hollywoodiennes de la fin, moteur d’une grande partie de l’imaginaire contemporain de la fin, marquerait l’avènement de l’époque post-historique, non pas tant parce qu’il présente des représentations apocalyptiques, mais plutôt parce que ces représentations apocalyptiques se donnent à penser comme des apocalypses qui d’emblée s’échafaudent sur des catastrophes naturelles ou encore sur des facteurs de désordre venus de l’extérieur – de la pandémie aux extra-terrestres en passant par les cataclysmes de tout acabit – plutôt que sur une dimension réflexive permettant une remise en question du présent historique et de l’inconséquence assumée du système économique capitaliste.
Enfin, dans ses occurrences populaires contemporaines, l’imaginaire catastrophiste se caractérise principalement par une fin immanente dépourvue de signification et de finalité. Néanmoins, l’anticipation d’une fin apocalyptique sans rédemption ou sans vision essentialiste de l’existence humaine permet tout de même au «sujet» de se mettre en perspective, de se regarder à partir d’une fin possibilisée. Autrement dit, il semblerait que le «méta», dans les représentations contemporaines de la fin, s’amenuise sans pour autant que ces dernières soient moins réflexives. La fin, aussi terminale soit-elle représentée, garde ainsi un certain aspect prescriptif et se donne à lire comme une altérité qui médiatise le regard sur soi en lui donnant un point de réflexion excentré. S’il n’est plus une structure modélisante qui fournit une forme d’intelligibilité explicite de l’histoire, le catastrophisme n’est pas totalement dénué de fonction heuristique. Dans Pour un catastrophisme éclairé, un ouvrage en étroite filiation avec le «Principe de responsabilité» développé par Hans Jonas, Jean-Pierre Dupuy avance que la posture catastrophiste consiste également à possibiliser la fin de manière à penser la poursuite de l’aventure humaine en opposition à cette possibilité33. En d’autres termes, bien qu’il semble condamner le présent, le catastrophisme permet parallèlement de penser les possibilités futures comme des événements fictifs qui participent à l’élaboration du réel et, à plus forte raison, d’une histoire dont la temporalité est inversée dans la mesure où c’est précisément l’anticipation de sa fin qui assure sa continuité.
L’imaginaire de la fin, compris ici dans l’ensemble de ses manifestations eschatologiques, historicistes et catastrophistes, se donne à penser comme une mise en récit, une fiction ou une structure modélisante qui fournit une forme d’intelligibilité à une époque en assignant une finalité à l’histoire. Règle générale, les différentes configurations de l’imaginaire de la fin représentent, en quelque sorte, des hypothèses interprétatives à partir desquelles le passé et l’avenir sont articulés au présent de manière réflexive et donc, significative. En somme, l’imaginaire de la fin se dévoile comme un agent de l’histoire dont la plasticité ne fait aucun doute. Son avatar contemporain, le catastrophisme serait tout d’abord à comprendre de concert avec les craintes suscitées par les dérives technologiques et morales du XXe siècle, mais subséquemment à travers la montée d’une nouvelle conscience sociale, vécue sous la forme d’angoisse, de l’impact de l’activité humaine sur le climat de la planète. Toutefois, une tendance de cet imaginaire de la fin semble ainsi réactualiser l’idée de l’apocalypse en remplaçant l’espérance de la rédemption transcendante par l’intuition d’une condamnation immanente, anticipée sous le signe de la fatalité et de l’absurde. L’imaginaire hollywoodien de la fin peut d’ailleurs être pensé dans cette perspective. En instrumentalisant et en dénaturant la conscience catastrophiste issue de la conscience des bouleversements climatiques, l’industrie hollywoodienne entretient une fascination morbide pour la catastrophe et la fin du monde qui évacue toute possibilité d’historicisation significative. Tel que suggéré dans exergue de ce travail, ce type de fin ne fournit plus un mode d’intelligibilité de l’histoire – contrairement à l’ensemble des paradigmes qui la précèdent -, elle ne sert que de contexte pour la reproduction du monde tel que nous le connaissons. Ainsi, l’angoisse fondamentale de représentation catastrophiste générée par les méga-productions ne découle pas d’une conscience de la fin en tant que telle, mais bien d’un refus incapacité de penser un changement possible dans le monde réel, c’est-à-dire voire une incapacité à s’extirper d’un réalisme capitalisme de plus en plus opaque. Enfin, on peut dire que le catastrophisme participerait paradoxalement à une double visée où la fin serait concurremment instrumentalisée de façon à détourner l’attention devant l’approche menaçante de la catastrophe ou encore , et c’est en cela que tient l’essentiel de notre propos, de manière à historiciser le présent en lui assurant un avenir dont la catastrophe possible tient lieu de principe organisateur garantissant la suite du monde.
1. Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Librairie Hachette, 1901, pp. 9-10.
2. Gisèle Séginger et Zbigniew Pryzchodniak (dir.), Fiction et histoire, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. «Formes et savoirs», 2011, 304 p.
3. Il faut ici rappeler que le terme fictio désigne l’action de façonner de former, de créer, il se rattache en ce sens au terme de poiesis. Ibid., pp. 9-12.
4. Bertrand Gervais, «En quête de signes: de l’imaginaire de la fin à la culture apocalyptique» dans Religiologiques, 20, Montréal, automne 1999, pp. 193-209.
5. Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 [1979], p. 310.
6. Ibid., p. 312.
7. Ibid., p. 311.
8. Fredric Jameson, Archéologies du futur, Tome II: Penser avec la Science-fiction, trad. N. Vieillescazes, Paris, Éditions Max Milo, 2008, p. 18.
9. Paul Ricoeur, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 275.
10. Fredric Jameson, Op. cit., p. 16.
11. Paul Ricoeur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil, 1991 [1983], p. 11.
12. Dans Revenances de l’histoire, Jean-François Hamel précise qu’il «paraît légitime d’indexer l’historicité des pratiques narratives, c’est-à-dire leur variabilité dans le temps et l’espace, à l’historicité des formes de l’expérience temporelle». Plus précisément, poursuit-il, «[l]’invention de nouvelles configurations narratives constituerait la conséquence vraisemblable, sinon nécessaire, d’une transformation de l’expérience temporelle». À ce sujet voir Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 26-27.
13. À partir des catégories formelles élaborées par Koselleck, Hartog définit la notion de régime d’historicité comme un nouvel outil heuristique permettant d’éclairer les ordres dominants du temps dans la mesure où chacun d’eux implique une articulation particulière des temps passé, présent et futur. Un régime d’historicité serait donc un modèle théorique visant à rendre intelligible les configurations temporelles qui s’imposent socialement dans une époque. À ce sujet, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
14. Anatole Bailly, Op. cit., p. 366.
15. Michaël Foessel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique. Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 30.
16. George Santayana, Interpretations of religion and poetry, New York, Charles Scribner’s Sons, 1900, p. 90. Je traduis.
17. François Hartog, Op. cit., p. 73.
18. Ibid., p. 74.
19. Jean-François Hamel, Op. cit., p. 28.
20. Michaël Foessel, Op. cit., p. 34.
21. Ibid., p. 35.
22. Ibid., p.68.
23. Idem.
24. Gisèle Séginger et Zbigniew Pryzchodniak (dir.), Op. cit. p. 303.
25. Théodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Éditions Payot, 1979, p. 20.
26. Annie Le Brun, Perspective dépravée: entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Bruxelles, Éditions La lettre volée, 1991, p. 40.
27. Salvoj Zizek, Vivre la fin des temps, trad.: Daniel Bismuth, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. 427.
28. Raymond Trousson, «Émile Souvestre et Le monde tel qu’il sera» dans Hinrich Huddes et Peter Kuon, (dir.), De l’utopie à l’uchronie. Formes, significations, fonctions. Actes du colloque d’Erlangen, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Études littéraires française no 42, 1988, p. 134.
29. Ibid., p. 442.
30. Ibid., p. 447.
31. À ce sujet, voir Krzysztof Pomian, «La crise de l’avenir» dans Sur l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1999, pp. 233-262.
32. Fredric Jameson cité dans Slavoj Zizek, Vivre la fin des temps, Op. cit., p. 450.
33. À ce sujet, voir Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Librairie Hachette, 1901.
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
Michaël Foessel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique. Paris, Éditions du Seuil, 2012.
Bertrand Gervais, «En quête de signes: de l’imaginaire de la fin à la culture apocalyptique» dans Religiologiques, 20, Montréal, automne 1999, pp. 193-209.
Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Éditions de Minuit, 2006.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
Fredric Jameson, Archéologies du futur, Tome II: Penser avec la Science-fiction, trad. N. Vieillescazes, Paris, Éditions Max Milo, 2008.
Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 [1979].
Annie Le Brun, Perspective dépravée: entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Bruxelles, Éditions La lettre volée, 1991.
Krzysztof Pomian, «La crise de l’avenir» dans Sur l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1999, pp. 233-262.
Paul Ricoeur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil, 1991 [1983].
—————–, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
George Santayana, Interpretations of religion and poetry, New York, Charles Scribner’s Sons, [1900].
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Théodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Éditions Payot, 1979.
Raymond Trousson, «Émile Souvestre et Le monde tel qu’il sera» dans Hinrich Huddes et Peter Kuon, (dir.), De l’utopie à l’uchronie. Formes, significations, fonctions. Actes du colloque d’Erlangen, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Études littéraires françaises no 42, 1988.
Salvoj Zizek, Vivre la fin des temps, trad.: Daniel Bismuth, Paris, Éditions Flammarion, 2010.
Poliquin, Christian (2014). « L’imaginaire de la fin ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/limaginaire-de-la-fin-reflexivite-du-paradigme-terminal], consulté le 2024-12-21.