On peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies […]; mais ces mondes seraient fort inférieurs en bien au nôtre. (G.W. Leibniz)
Pour des raisons qu’il appartiendrait aux sociologues d’analyser, il est de bon ton, chez ceux-là même qui professent leur amour du peuple et réclament à corps et à cri la démocratisation de la connaissance, de dénoncer la culture de masse au motif que celle-ci représenterait un appauvrissement des contenus, une total dévalorisation de l’art, une américanisation forcée – américanisation dont la hantise, aujourd’hui reprise sous une forme abâtardie, remonte en réalité à Joseph de Maistre, Stendhal, Baudelaire, Georges Duhamel et Arnaud Dandieu [1]. Cette condamnation de la culture de masse était déjà présente chez Leavis [2] qui lui reprochait d’être tout à la fois standardisé, fantaisiste, facile, corrompu et inauthentique. De même, aux yeux d’Adorno [3], la culture de masse avait pour enjeu premier d’engourdir les consciences, tandis que pour des chercheurs comme David Holbrook [4], conjecturant l’existence d’un vaste complot contre la culture savante et l’intelligence, les adolescents seraient purement et simplement exploités, manipulés, par une culture artificiellement créée pour de simples intérêts commerciaux. Dédaignant les travaux de Walter Benjamin montrant que la technologie des mass media est un moyen d’expression sociale, ces nouveaux censeurs ignorent tout des progrès que l’anthropologie culturelle et les cultstuds ont, depuis une quarantaine d’années, fait faire, dans les universités anglaises et américaines, à la compréhension de cette culture de masse qui, liée au développement industriel des systèmes de production et de communication, a émergé dès le XIXe siècle, et se trouve à son apogée depuis les trente Glorieuses. Cette nouvelles méthodes ont ainsi remis en cause les dichotomies high culture versus popular culture, highbrow versus lowbrow devenues peu au fil du temps inopérantes. C’est pourquoi, les Cultural Studies ont proposé d’analyser la culture de masse comme un champ de conflits culturels et d’antagonismes symboliques – dans la réception dans les œuvres aussi bien que dans leur production – qui permettent au sujet de se définir et de préciser son rapport au monde social. Essentiellement destinée aux jeunes – catégorie aux contours au demeurant très flous – la culture de masse correspond à une société du confort, de la consommation et des loisirs et fait du désir et de sa satisfaction immédiate des valeurs cardinales qui déterminent le choix aussi bien des vêtements que du mobilier, des types de divertissement que des habitudes alimentaires ou des lectures. Elle se définit par la commercialisation à grande échelle du divertissement organisé, par l’accroissement des publics, la consommation d’informations, le goût pour une gratification immédiate rendue possible par l’accroissement de la richesse économique que permet en même temps le développement du crédit et la régression des identités locales et régionales.
A cet égard, la culture de masse, on le devine, est bien davantage qu’une évolution la culture populaire [5], cette culture de classe dont les rituels de sociabilité définissaient naguère les micro-sociétés qu’étaient, entre autres, la famille, les syndicats, les partis, les amis d’un même terroir. Ainsi, les études culturelles en arrivent à postuler qu’il n’existe pas du littéraire et de l’infralittéraire, mais seulement des publics différents et des modes de lecture divergents. Partant – et en vertu du topos selon lequel «qui peut le plus peut le moins» – un universitaire coutumier des romans de Proust, de Joyce ou de Nabokov, peut fort bien apprécier les histoires érotiques des spicy papers, les fictions des pulps et des comics books, et s’appuyer sur ces œuvres prétendument insignifiantes pour jeter les bases d’une théorie qui, mutatis mutandis, vaudra pour les ouvrages de la culture savante. En réalité, cette affirmation doit être nuancée, car les théoriciens de la lecture ont montré que si la qualité littéraire dépendait effectivement des compétences du lecteur, le texte, par sa disposition et ses thématiques manifestes et latentes, appelle du lecteur des réponses de qualité différente. Or, précisément, les traits conviant à une mauvaise lecture – déni de réel, abolition des contradictions historiques, rejet de l’altérité, idéalisation ou encore fantasme de toute-puissance – sont précisément ceux dont use la culture de masse, et en particulier la bande dessinée – qui en passe d’être remplacée dans le cœur des adolescents par les superproductions hollywoodiennes, les séries télévisées et les reality show. Ainsi, dès les années 1960, Umberto Eco, certain qu’il n’était pas sacrilège d’apprécier les produits la culture de masse, faisait de Superman un objet d’étude [6], et Mircea Eliade, passionné par les liens entre mythes et mass-media, s’émouvait pour les amours de Clark Kent et Loïs Lane et autres personnages de comics strips [7].
Née après la guerre de Sécession, sous l’influence des Bilderbogen que les émigrants allemands avaient apportés avec eux aux Etats-Unis, c’est à partir des années 1880, et plus encore lors de la grande dépression des années 1930, que la bande dessinée s’imposa comme genre d’abord dans les quotidiens puis en recueils cartonnés. Elle est alors entrée en concurrence directe avec les autres média de la culture de masse: le cinéma et la radio s’adressant alors non à une classe sociale, mais à une classe d’âge, les enfants, les préadolescents et les adolescents. Et c’est aux jeunes enfants que seront encore destinés les Schtroumpfs, ces lutins malicieux apparus pour la première fois, en 1958, dans La Flûte à six trous, un épisode des aventures de Johan et Pirlouit, paru dans Spirou, où ils réapparaîtront périodiquement, la même année, dans Le Pays maudit, La guerre des sept fontaines et Le sortilège de Maltrochu. Dès 1959, les «petits êtres à la peau bleue hauts comme trois pommes» [8] vivent leur propres aventures, seul le grand Schtroumpf se distinguant alors d’un peuple Schtroumpf indifférencié, ce monde décidément ne laissant guère de place à l’individu. On notera, par parenthèses, que les Schtroumpfs sont nés à la fois de la dérivation et du procédé du cross over, caractéristiques de la culture de masse, déterminée à la fois par la reproduction presque infinie de l’œuvre et par des règles financières très contraignantes qui ne peuvent être respectées qu’à la condition de susciter chez le lecteur ou le spectateur le principe de la reconnaissance plus que du décalage. Ces deux principes sont primordiaux tant dans la bande dessinée (Jérôme est un poursuite de Bob et Bobette et, dans un tout autre registre, The Ultimates est une spin off de The Avengers qui rapporte depuis les années 1940 les aventures de Captain America, emblème des idéaux américains de liberté, de tolérance et de justice) que dans le genre de la série télévisée (Models Inc découle de Melrose Place qui, elle-même, provient de Beverly Hills) et de la sitcom (Les Vacances de l’amour est un spin off d’Hélène et les garçons, elle-même dérivée de Premiers baisers qui émanait de Salut les Musclés). Parallèlement aux spin-off et aux croisements, l’adaptation joue un rôle capital dans la culture de masse, et, à l’échelle mondial, le succès de ces «petits nabots» bleus que sont les Schtroumpfs doit plus, assurément, à l’adaptation qu’Hanna et Barbera en firent pour la Warner Bros qu’aux albums de Peyo eux-mêmes. Mais ce qui suscita l’intérêt du public pour les nains de Peyo et leurs clones animés c’est peut être bien aussi leur valeur heuristique.
Car les mondes de nains sont invariablement, aux yeux de qui les découvrent, des microcosmes, des modèles réduits de son propre univers qu’ils imitent à la perfection. Et le petit «pays des Schtroumpfs» [9] est fondé sur un ordre social et politique qui est en tout point semblable à celui qui régit le nôtre où règnent également complicités et détestations, nonchalance et corvée, probité et gloutonnerie. C’est pourquoi l’observation de ces mondes de nains – fils du brouillard de la mythologie scandinave, elfes capricieux, minuscules mais tout-puissants, gnomes difformes des cabalistes qui possédaient les secrets de la terre et animaient les plantes et les animaux, lutins espiègles et taquins, trolls et hulder qui sont les amis des fées, teuz, elfes, konigans, kornikaneds, korils et poulpikans, qui dansent au clair de lune, égarent les passants et gardent des trésors – est censée nous apprendre aux enfant beaucoup sur le monde des grands et aux adultes, beaucoup sur eux-mêmes. C’est la même valeur heuristique que le très sérieux magazine Scientific American mettait récemment en avant en présentant comme «la trouvaille paléo-anthropologique la plus spectaculaire du siècle dernier» la découverte par des archéologues des restes d’une espèce de nains vivant en Indonésie il y a plus de 18 000 ans et possédant toute une panoplie d’outils de petite taille, exactement semblables à ceux des humains ordinaires. Mais c’est surtout sur le fonctionnement de l’inconscient que les peuplades naines nous renseignent puisqu’elles représentent, dans leurs difformités et leur familière étrangeté, les manifestations incontrôlées du Ça cette instance primitive qui, selon la topique établie par Freud en 1923, est le réservoir de la libido, du désir de domination, de jouissance et de savoir. Et c’est précisément là ce que figurent les petites créatures de Peyo, avec leur plaisanteries dérisoires. Elles manifestent les meurtrissures les plus graves refoulées dans l’inconscient: l’absence, le manque, la reconnaissance essentielle et malheureuse de l’altérité, le désir et la mort. C’est au demeurant sur ce mélange de gravité et de puérilité que se fonde la récente publicité de l’Unicef qui reprend et détourne les stéréotypes du peuple schtroumpf: ses danses coutumières, métaphores de l’insouciance, voire de la frivolité, sont brutalement interrompues par des bombardiers qui laissent la schtroumpfette pour morte, le bébé schtroumpf orphelin, le village en ruine. Comme les compagnies de nains de la Renaissance – lesquels étaient regardés à la fois comme des curiosités et des animaux apprivoisés – les Schtroumpfs soulagent et structurent les inconscients individuels et collectif sur le mode de la kátharsis, non pas tant, naturellement, au sens qu’Aristote donnait à ce terme, qu’à celui qui fut précisé dans les années 1950 par Seymour Feschbach et ses disciples. Les Schtroumpfs sont initiés aux secrets – aux secrets de la Nature puisqu’ils savent, comme saint François d’Assise, parler aux oiseaux[10] comme à ces énigmes qui touchent, dans l’inconscient, à la sexualité et dont on sait bien, depuis Freud, que les théoriciens sont en quête.
Or, d’un point de vue inconscient, les albums de Peyo sont réglés par la double logique du clivage et de l’ambivalence. Ou, plus exactement, ils représentent le passage du premier à la seconde qui est une organisation psychique plus mature. D’une part, en effet, les «histoires de Schtroumpfs» sont fondées sur la division – du Moi et de l’objet – sur la coexistence, devant l’angoisse, d’attitudes incontestablement contradictoires, qui restent étrangères l’une à l’autre. Tout est mis en place pour que le lecteur, comme les Schtroumpfs eux-mêmes, perçoive l’altérité de manière partielle, et oscille entre l’idéalisation et l’humiliation, entre la satisfaction et la frustration, entre la bienveillance, mièvre, et la persécution, impitoyable. D’autre part, comme les gnomes bleus dont il suit les aventures, le lecteur fait l’apprentissage de la présence simultanée dans la relation à un même objet, de sentiments opposés, de la confusion de l’amour et de la haine. Cette «hainamoration», qui articule la tension agressive interne à l’amour à la tripartition lacanienne Réel/ Symbolique/ Imaginaire, est le premier pas à la fois vers l’apaisement de l’angoisse de séparation et vers la découverte de la problématique œdipienne Et qu’il soit enfant ou adulte, le lecteur de douter: ce charmant village de «petites maisons de poupées»[11] est-il une belle utopie ou, à l’inverse, un parfait cauchemar où règne, comme partout où commande le désir d’inaction, l’indiscrétion et les rumeurs les plus folles[12]? Renvoie-il à des scénarios archaïques caractérisés par l’indifférenciation, ou à des schémas œdipiens marqués par l’altérité et la réflexion?
Mais, conformément aux impératifs de la culture de masse – qui, pour le meilleur et pour le pire, repose sur la schématisation et la simplification – les albums de Peyo sont fondés, du moins en apparence, sur une logique simple: tous les schtroumpfs sont égaux, physiquement identiques – à l’exception de trois individus qui se détachent nettement de l’essaim, le grand schtroumpf, la schtroumpfette et le schtroumpf à lunettes – lequel est, bien entendu, un imbécile qui répète ce qui est à la mode et reprend sans les comprendre tantôt les propos du Grand Schtroumpf, tantôt ceux de la Schtroumpfette[13], mais qui est également le seulà s’interroger sur la sexualité et à reconnaître cette loi du père que représente le Grand Schtroumpf. Certes, tous «ces petits êtres heureux aiment manier la truelle ou le marteau» et «dans chaque schtroumpf, il y a un bricoleur qui sommeille»[14]. Néanmoins, comme si à la division du travail correspondait une division des qualités, chacun se définit par une qualité exclusive: celui qui est coquet n’est pas costaud, celui qui est costaud n’est pas musicien, celui qui est musicien n’est pas travailleur, celui qui est travailleur n’est pas bêta. Apparemment, ce tendre monde primitif, mesuré, parfaitement agencé, ignore les rivalités, les besognes pénibles. Les Schtroumpfs doivent bien, parfois, s’en aller travailler au barrage ou au pont sur la rivière qui porte le nom de leur tribu, et certains hivers sont rudes. Mais, ainsi que l’illustre la première vignette du cinquième épisode de la série, Le Schtroumpfs et le Cracoucass, le travail chez les Schtroumpfs est conçu à la fois, comme chez Fourier, comme un jeu, un simple plaisir, un amusement enfantin. Et comme dans le système marxiste, le travail un bienfait commun dont l’utilité est réelle et immédiatement observable par tous. A mi-chemin du phalanstère, du kolkhoze idéal et de l’idéal pastoral, le pays des Schtroumpfs est un pays merveilleux où chacun peut donner son avis et où toutes les opinions et valeurs s’équivalent. Comme le «Pays des jouets» d’Enid Blyton[15] ou cette Ile aux enfants qui, peuplée d’ectoplasmes, continue à faire rêver ceux qui, pénétrés du syndrome de Peter Pan, n’ont de cesse de proclamer, pour s’en mieux convaincre, qu’un autre monde est possible, l’univers des Schtroumpfs n’est rien d’autre qu’un avatar moderne de l’Arcadie antique, cette contrée mythique de l’Âge d’or où régnaient ensemble Bonheur et Concorde. Tous les albums, au reste, insistent avec ténacité sur ce point: «les Schtroumpfs vivaient dans l’harmonie la plus complète»[16]; «c’est le printemps, le pays des Schtroumpfs est tout à la joie de la belle saison. Les Schtroumpfs vivent dans l’harmonie et la paix les plus totales»[17]. Continuellement, «dans leur village, les petits schtroumpfs vivent heureux et paisibles»[18]. Tout le jour, «chacun vaque à ses occupations dans la joie et la bonne humeur», et «le soir, à la lueur d’un grand feu, les Schtroumpfs dansent et chantent. Bref, ils sont heureux»[19].
C’est justement parce que les albums de Peyo représentent des utopies – pour enfants – qu’ils peuvent être lus comme une analyse sociologique de l’imaginaire du bonheur tel que ce dernier est conçu depuis la toute fin des années 1960: la vie en communauté, la fuite du réel, la valorisation de la naïveté, l’engloutissement, la dépendance, le rêve de fusion qui, en l’occurrence, motive le caractère idyllique du monde des Schtroumpfs, leur rapport fusionnel, leur union avec la nature. En cela, les albums de Peyo – où tout ce fait en commun[20] – cherchent à écarter le plus possible la réflexion, la secondarité critique en simplifiant à l’extrême l’intrigue, en évitant tout écart par rapport au lieu commun, en facilitant la construction du sens, en recourant systématiquement au pathétique, aux «vieilles ficelles démagogiques de la captatio benevolentiae» et en multipliant les «procédures de régression, grâce auxquelles la lecture est maintenue de façon coercitive à des niveaux psychologiques primitifs»[21]: déni de réel, abolition des contradictions historiques, rejet de l’altérité, idéalisation, fantasme de toute-puissance. A cet égard, ce qui fonde la société schtroumpf est cet appétit du bonheur dont Pascal Bruckner a montré la récurrence dans les pensées gauchiste et bourgeoise. Cette érection du bonheur en dogme expliquant à ses yeux que bien que l’Occident connaisse aujourd’hui le niveau de vie le plus élevé de l’Histoire, les plaintes, les récriminations, les revendications et les manifestations – expression publique de la conviction que le bonheur est un dû – n’aient jamais été aussi vives et nombreuses. Les Schtroumpfs – où fut inventé un «sérum qui rend les gens bons te gentils»[22] – représentent l’idéal de cette société qui brûle de jouir sans entraves et de concilier les succès professionnels – incarnés par le Schtroumpf bricoleur –, et les ravissements intimes. La maladie, la mort et le deuil n’existent pas au monde des Schtroumpfs où la mélancolie est impensable: un seul Schtroumpf est «triste, mélancolique, rêveur et ce n’est pas vraiment un schtroumpf comme les autres»[23]. On sait pourtant depuis bien depuis Freud que le bonheur, qui «résulte d’une satisfaction soudaine de besoins ayant atteint une haute tension», «n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique»: «toute persistance d’une situation qu’à fait désirer le principe de plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède»[24]. Dans ce «pays introuvable»[25], le temps passe, pour les Schtroumpfs, à danser[26], à bavarder[27] et à inviter la schtroumpette à pique-niquer, à danser[28], à jouer aux boules de neige[29], à aller à la chasses aux papillons[30], ou à «schtroumpfer des fraises»[31] dans la forêt où il fait si doux et qui est invariablement présentée comme un lieu de tranquillité. Et ce même si, derrière cet infernal bien-être, se profile parfois, comme dans Le Cosmoschtroumpf ou Le Schtroumpfissime, les thématiques de l’exil et du difficile apprentissage du rapport de soi à soi et à la société.
Comme les étudiants sur les campus nord-américains minutieusement décrits par Tom Wolfe, les Schtroumpfs font si souvent la fête – avec force salsepareille[32], jus de framboise, gâteau et miel[33] – qu’ils s’ennuient à mourir et s’avouent lassés des «schtroumpfs d’artifice», des «défilés», des «lampions» et des «bals»[34]. Il est vrai que «le bonheur est un problème d’économie libidinale individuelle»; et qu’à ce titre il s’accommode mal de la société, de l’agglutination. Ainsi, l’univers schtroumpf – qui est une utopie reposant sur la comparaison de deux univers qui coexistent: le village bienheureux, prospère, avec ses pimpantes maisons de champignons d’une part et, de l’autre, l’humanité dégradée, figurée par le disgracieux Gargamel, son chat revêche et leur maison dégoûtante – figure aussi le paradis cauchemardesque de la collectivisation. Il est à cet égard significatif que les mêmes traits qui font du monde des Schtroumpfs une utopie le désigne aussi au lecteur comme une dystopie: le caractère clos de ce monde aux relations sociales apparemment parfaites et l’abolition de l’Histoire, sa dissolution dans un présent perpétuel où le bonheur et la satisfaction des besoins apparaissent avec trop d’insistance pour être vrais. Ce éden excessif et menaçant ramène le lecteur à des stades anciens de son développement psychique; son plaisir s’enracine «dans les relations d’Objet les plus archaïques, dans la scoptophilie» et «tient sa puissance encore de tout ce qui peut subsister dans la sublimation des anciennes pulsions, orales, avec leur insatiable avidité, anales, marquées par leur besoin de contrôle et de maîtrise obsédant – et la situation de lecture revivifie tout cela en sourdine, surdéterminant notre rajeunissement avec force»[35]. Et c’est peut-être bien pour renforcer le jeu entre régression et interprétation après-coup que les albums de ces gnomes au «langage particulier» que sont les Schtroumpfs associent si étroitement utopie et uchronie (la série, qui se déroule dans un Moyen Âge chimérique, fait fi des vérités historiques et des contradictions sociales, et il est intéressant à cet égard de noter que la salsepareille dont les nains bleus sont tellement friands était ignorée au Moyen Âge puisqu’elle ne fut importée du nouveau monde en Europe qu’en 1563). Mais, de même que jusqu’en Arcadie règne la mort, dans cette effroyable utopie, la jalousie, la paranoïa, la folie des grandeurs existent, et structurent, entre autres, Le Schtroumpfissime, qui est assurément l’album le plus abouti de la série. Celui-ci expose, par l’exemple, les méfaits de la démagogie, cette lâcheté qui consiste à rechercher l’approbation des simples en flattant leurs défauts les plus communs: nonchalance, concupiscence, envie, goinfrerie, etc: «si j’étais élu, je ferai faire du gâteau tous les jours. Je doublerai les rations de salsepareille! Et on schtroumpferait des crêpes trois fois par semaine»; «si j’étais élu, je déciderais qu’on ne doit schtroumpfer que si l’on en a envie»; «je te ferais nommer soliste en chef de la fanfare schtroumpf» promet, avant d’être élu, le Schtroumpfissime aux schtroumpfs gourmands, paresseux et musicien. Et c’est parce tout ce qui plaît au peuple Schtroumpf a ipso facto force de loi que ce dernier est régi par la lâcheté, cette maladie de la volonté, récurrente chez les peuples nantis naturellement amenés à refuser tout conflit, direct ou agonal – tout en étant étonnamment frondeurs et revendicatifs.
Cette pusillanimité, qui est au cœur du Cracoucass[36] et d’Une Fête schtroumpfante[37], motive la formidable paresse dont ces nains font preuve dans leurs plus infimes activités – activités risibles dont les prototypes sont le barrage et le pont sur la rivière Schtroumpf. Pourtant, à y regarder de plus près, ce dernier n’est pas aussi extravagant et dérisoire qu’il n’y paraît. A l’instar du canal de la Volga au Don que Staline fit jadis creuser à main nue, son intérêt réside en lui-même, au fait qu’il fournit aux Schtroumpfs du travail (et c’est précisément pourquoi, il doit sans cesse, d’un album à l’autre, être détruit[38]). Sa construction en effet permet au grand Schtroumpf, cette allégorie de la sagesse et du savoir, d’inculquer à sa tribu de gnomes la valeur de l’effort, les récompenses du labeur. Et c’est cette passerelle loufoque qui lui fournit les arguments les plus concluants de ses plus belles harangues: «Il y a encore un travail à schtroumpfer! Allons les Schtroumpfs, du cran, de la poigne, il faut reconstruire le pont!»[39]. Le Schtroumpf à lunettes veille d’ailleurs à vilipender et à dénoncer les schtroumpfs parasites qui ne travaillent pas, qui «schtroumpfent pendant que les autres travaillent» pour le bien être de la communauté[40]. Comme toute œuvre s’adressant à un public enfantin, les albums de Peyo ont ainsi une portée édifiante et vantent avec constance le travail, le courage et le consentement à son sort. C’est pourquoi l’oisiveté et la torpeur sont directement responsables des malheurs, des «événement[s] merveilleux, extraordinaire[s]»[41] qui adviennent au village où chacun, comme dans Le Schtroumpfeur de pluie, n’est guidé que par son intérêt propre[42], et où tous, comme dans Le Cosmoschtroumpf, se défilent devant les corvées[43]. Ainsi, dans Les Schtroumpfs et le Cracoucass, c’est parce que deux d’entre, habitués comme dans Le Cosmoschtroumpf à la chance et à la facilité[44], soit faciles sont trop indolents pour aller jusqu’au désert enterrer une potion maléfique inventée par erreur par le grand Schtroumpf que l’existence même de tout le village est menacée[45]. Ce que souligne à la fois le Grand Schtroumpf – «Voilà ce qui arrive quand on désobéit» – et, avec l’insistance qu’on lui connaît, le Schtroumpf à lunettes – «Vous voyez ce qui arrive quand on désobéit», «et ce n’est pas bien de désobéir», «il vous schtroumpfe un tas de malheurs sur la tête»[46].
Nonchalants et négligents, les schtroumpfs sont aussi poltrons, et ne manquent jamais une occasion de prouver leur couardise[47] au grand Schtroumpf, cette figure paternelle, qui doit sans relâche les gourmander: «schtroumpfez-moi ces schtroumpfettes! Schtroumpfez-moi de là tout de suite, bande de schtroumpfs mouillées, ou je viens vous schtroumpfer par la peau du schtroumpf!»[48]. Le Grand Schtroumpf, a contrario, se distingue par son sang-froid et sa vaillance. Dans le Cracoucass, il est à la fois picador et torero[49], et, surtout, nouvel Héraclès, il mène un combat épique contre une plante carnivore, explicitement présentée comme un avatar de l’Hydre de Lerne[50] (au demeurant la récriture parodique est un procédé central de l’esthétique de Peyo: Le Cosmoschtroumpf reprend la thématique des comédia et autosacramentales caldéroniens, Un Schtroumpf pas comme les autres se présente explicitement comme une continuation de la parabole de l’enfant prodigue, Les Jeux olympschtroumpfs travestit Astérix et les jeux Olympiques, Schtroumpf vert et vert Schtroumpf est un hommage au Grand fossé tandis que le début de L’Œuf et les schtroumpfs récupère les lieux communs des dessins animés américains des années 1940-1950).Ce jeu sur les clichés est d’ailleurs une des sources principales du comique de Peyo, comme le signale la manifestation qui, de manière stéréotypée, se déroule dans «le calme et la dignité» ou les tracts, remplis de poncifs, que les schtroumpfs du Nord lancent, avec la complicité d’une cigogne, sur le sud du village[51].
Les Schtroumpfs – qui parfois chantent, il est vrai, comme Le Cosmoschtroumpf ou Un Schtroumpf pas comme les autres, les louanges de la marginalité – proposent essentiellement une double morale de l’enracinement et de l’acceptation. Car rien n’est plus doux que de rester au village. Ce havre de paix est si bien situé – à ceci près qu’il est sans cesse, on l’a vu, à la merci des crus de la rivière – que, même lorsqu’il est menacé, il permet, à toutes petites foulées, de «schtroumpfer refuge dans la forêt». Mais, celle-ci, comme la bourgade des nains, est conjointement un asile[52] et le pays de tous les périls. Ainsi, il existe un Schtroumpf asocial, assez irresponsable pour se morfondre au village et rêver de «schtroumpfer de nouveaux horizons»[53], de parcourir le monde, un baluchon à l’épaule[54], et de découvrir les îles sous le vent[55]. Le Grand Schtroumpf a beau tenter de le dissuader – «C’est de la folie! Pense à tous les dangers que tu schtroumpferas sur ton chemin»[56] – rien n’y fait! Après s’être réjoui: «A moi la grande aventure! Je schtroumpferai jusqu’au sommet des montagnes, je traverserai les océans, les déserts! Je schtroumpferai le tour du monde!»[57], il fait, dans la forêt, l’apprentissage de la brutalité du monde et regrette d’avoir quitté le village: «ce n’est pas schtroumpfant, la grande aventure…»[58]. La morale s’impose d’elle-même: «on ne peut être mieux qu’au schtroumpfe de sa famille»[59]. De même, dans Le Bébé schtroumpf, le schtroumpf grognon découvre combien la nature, avec ses insectes, ses rivières et ses bourrasques peut être hostile aux lutins – la difficulté étant pour ces derniers de vivre dans un monde surdimensionné où les abeilles sont aussi grosses qu’eux, où le moindre bassin apparaît comme un océan et le plus petit ruisseau comme un fleuve extraordinaire. En cela, comme la série des Tintin ou celle des Astérix, et à l’instar des dessins animés de Tim Burton ou des studios Disney, l’œuvre de Peyo repose sur la difficile reconnaissance de l’altérité et des différences. Pourtant, qu’il s’agisse de la sexualité, d’autres tabous ou encore de la distinction du bien et du mal les albums de Peyo semblent invariablement proposer une moralité statique qui ne bouleverse pas l’ordre établi, mais, a contrario, en consolide les fondements, faisant, par l’exemple, l’apologie de valeurs stéréotypées dont il serait nécessaire d’assurer la sauvegarde contre le monde des humains qui «sont très grands et pas drôles»[60].
Or cette valorisation de l’enfance – et, conformément aux convictions de la modernité occidentale, de la crédulité, de l’imagination et de la spontanéité – s’accompagne d’une nette tendance à la régression. En effet, la manière dont ces albums traitent les questions de la reproduction et de la génération correspond étroitement à ces théories sexuelles infantiles qui ne sont qu’une parade aux angoisses archaïques, une réponse de l’enfant – et, ensuite, de l’inconscient – sinon à la perte de soi, du moins à la destitution de son rang d’être unique et glorieux. Les aventures des Schtroumpfs reposent sur l’organisation psychique issue des théories sexuelles infantiles, sur lesquelles Freud fait reposer les pulsions d’investigation (ForscherTrieb) et de savoir (Wisstrieb)[61] lesquelles partagent avec les mythes la grande énigme de l’origine des enfants. Une des particularités des aventures des Schtroumpfs et des Schlips – qui sont des Schtroumpfs des cavernes[62] – est de s’en tenir à ces théories sexuelles infantiles – que des psychanalystes comme Sophie de Mijolla-Mellor préfèrent aujourd’hui nommer des mythes magico-sexuels – et de ne jamais les historiciser en les intégrant à la trame d’un roman familial. Car pas plus que l’univers de Disney – qui ne connaît ni père, ni mère, mais seulement des oncles (Picsou, Donald), des tantes (Daisy) et des neveux (Riri, Fifi, Loulou) – la série des Schtroumpfs ne relie sexualité et parentalité. Au contraire, cherchant à susciter chez le lecteur une intense régression, elle s’intéresse davantage à la question des origines qu’à celle de la différence des sexes, vaguement entrevue[63]. Il existe même, sur l’Internet[64], un site qui, détaillant avec le plus grand sérieux la sexualité et la reproduction des schtroumpfs, tente de répondre à l’épineuse question que pose avec insistance le Schtroumpf à lunettes dans le douzième album de la série: «d’où viennent les schtroumpfs?»[65]. Question à laquelle le grand Schtroumpf répond par un discours interminable et confus:
Lorsque la lune est bleue, il peut se schtroumpfer un événement extraordinaire comme par exemple, la venue d’un bébé Schtroumpf! Nous pourrions en schtroumpfer toute la nuit, mais si je te dis que tout cela est en fait un grand mystère, je schtroumpfe que tu me comprends, non?
Cette déclaration soulève à son tour quantité de questions: qui écrit la lettre anonyme informant les Schtroumpf de la venue d’un nourrisson de leur espèce[66]? Et si la cigogne a commis une erreur de livraison, comme y insiste l’album, n°12, à qui devait-elle remettre ce nouveau-né[67]? Existe-t-il donc d’autres villages schtroumpfs? S’étonnant de ce que les schtroumpfs ne s’étonnent pas de ce que ce soit une cigogne qui livre les bébés[68], certains exégètes – identifiant personne et personnage, nains fabuleux et humanité réelle – ont avancé différentes hypothèses: peut-être les schtroumpfs sont-ils hermaphrodites, peut-être connaissent-ils une alternance de générations sexuées et asexuées; et un commentateur anonyme parvient, au terme d’une controverse byzantine, à cette conclusion singulière:
Là-bas, au loin, dans des montagnes reculées, vivent des schtroumpfs sexués, schtroumpfets mâles et schtroumpfettes femelles. Ces individus copulent, et ont des enfants, nombreux. Ces derniers sont de deux types: bébés sexués et bébés schtroumpfs, asexués. Les enfants sexués, relativement rares, sont gardés par leurs parents, pour être élevés dans les villages, au loin, dans les montagnes. Les bébés schtroumpfs, asexués, sont, quant à eux, éloignés très tôt de leurs parents (pour éviter tout conflit dû ) leurs grandes différences). Tous ces bébés asexués, nés au même moment, sont confiés à des cigognes, qui les mènent à des villages de schtroumpfs et les confient à la garde d’un schtroumpf asexué plus âgé qui devient leur grand Schtroumpf.
On trouve dans ce délire interprétatif qui confond absolument fiction et réalité toutes les caractéristiques des trois archétypes de théories sexuelles infantiles dégagés par Freud dès 1908[69]. Ceux-ci se recoupent pour partie et répondent à la curiosité précoce de l’enfant quant à la différence des sexes et à l’origine des enfants. Dans le premier cas, liée à l’angoisse de castration, les jeunes enfants négligent, voire nient, la différence des sexes. Dans le deuxième, la théorie cloacale de la naissance, le nouveau-né est représenté comme un excrément mis au monde par l’anus et l’origine de la fécondation est attribuée à l’ingestion d’un produit inconnu et magique. Enfin, à partir de la perception accidentelle et incomplète qu’il a eu des rapports sexuels entre ses parents et en référence aux expériences de lutte érotisée qu’il connaît dans les rapports avec d’autres enfants, la troisième des théories sexuelles infantiles renvoie à une conception sadique du coït, le rapport sexuel étant conçu par le jeune enfant comme une action violente, une agression du père contre la mère. Freud souligne, en définitive, la résistance des jeunes enfants à l’information sexuelle: en dépit des explications fournies par l’adulte, les enfants restent fixés aux propres théories qu’ils se sont forgés; cette résistance étant à mettre au compte du refoulement.
Le monde des schtroumpfs est marquée par la croyance en cette toute-puissance des pensées dont Freud a dégagé les lignes de force dans L’Homme aux rats (1909) et dans la troisième partie de Totem et tabou (1912-1913). La lecture des albums de Peyo réveille dans l’inconscient du lecteur cette foi et cet idéal d’omnipotence[70] auquel est liée, depuis la toute la première enfance, la mégalomanie. D’où l’importance de la thématisation du narcissisme – le Moi idéal étant conçu comme un idéal narcissique fondée sur l’identification primaire à un être à la fois semblable et différent, et investi de la toute-puissance, à une image du père garantissant la loi morale et permettant seule de discriminer le bien du mal. Ce sentiment d’omnipotence – qui est également au cœur du Schtroumpfeur de pluie[71] et qui pourrait paraître paradoxal chez des êtres miniatures de la dimension d’un bourdon, mais qui est liée, précisément, est liée à leur petite taille – motive leur foi à leur don d’ubiquité qui charpente le cinquième album de la série[72]. Les Schtroumpfs, comme la plupart des œuvres pour la jeunesse, s’inscrivent dans un processus de réparation qui, passant par un éloge de l’ordre, pallie, par l’exemple, les vicissitudes du réel. Reprenant les hypothèses de l’Ecole ritualiste, on dira qu’une des fonctions principales des Schtroumpfs est de proposer aux jeunes lecteurs des solutions imaginaires à des conflits réels, et ce même si les antagonismes, les tensions sociales, raciales, sexuelles ou politiques sont gommées par l’organisation même de l’espace qui, fondée sur de fortes oppositions entre ici et ailleurs, entre l’assimilation et l’exclusion, qui consacre in fine le triomphe de l’harmonie et de la sérénité.
C’est cette dimension conservatrice que les partisans des Women studies – qui au demeurant contestent les théories freudiennes de la bisexualité imposée aux deux sexes, du monisme sexuel, de l’envie de pénis chez la fille, du complexe de castration et de la différenciation sexuelle tardive par perception soudaine du manque – n’ont eut de cesse de dénoncer dans des dessins animés comme Garfield et Les Schtroumpfs. Ces derniers seraient fondés sur ce que Katha Pollitt[73] a défini comme le «principe de la Schtroumpfette» (Smurfette principle), lequel est construit autour des réactions – récompenses et sanctions – d’un groupe masculin confronté à une femelle isolée et stéréotypée. Ce schéma – cette manipulation – apprendrait aux enfants du plus jeune âge les premières règles du sexisme. Grosso modo: si les femelles sont toujours présentées comme des victimes fragiles qui doivent être protégées[74], voire sauvées, et si la schtroumpfette, cette créature conçue par Gargamel[75], n’existe que par son rapport au monde des schtroumpfs virils, c’est qu’il est normal que dans le monde réel les femmes n’existent que dans leur rapport aux hommes et qu’il est naturel que la féminité y soit dominée par la masculinité. De fait, des études érudites et rigoureuses[76] ont montré combien les enfants, sensibles à ces stéréotypes féminins, reproduisaient en matière de genres, les structures et les attitudes que la culture de masse leur présente, à la télévision ou dans les bandes dessinées. Les traits de personnalité de la Schtroumpfette – ses angoisses, son don pour la cuisine[77] et le tricot[78], son amour du rose[79], sa propension aux pleurnicheries[80], son obsession à «se schtroumpfer une nouvelle petite robe»[81], sa hantise de grossir[82] – propageraient, à l’insu des jeunes lecteurs et téléspectateurs, des poncifs et croyances sexistes. Les jeunes lectrices, en particulier, percevraient comme la règle les attributs de la Schtroumpfette et les obligations qui pèsent au sein du village. Certes, le sex-appeal de la Schtroumpfette, cette «vraie petite poupée»[83] qui cause «bien des ravages dans le cœur des Schtroumpf»[84], est manifeste et, comme les gnomides et les elfes féminins, elle est adorablement belle. Mais elle l’est non par le fait de la nature, mais par l’artifice et par le pouvoir du Grand Schtroumpf qui l’a fait blonde, lui a agrandi les yeux, lui a appris, en un clin d’œil, la minauderie et les coquetteries[85]. Au surplus, le fait qu’aucune spécialité ne soit attachée à son nom comme pour les autres schtroumpfs – costaud, bricoleur, musicien – souligne son insignifiance, indiquant implicitement qu’elle n’est en somme qu’un luxe pour la communauté schtroumpf – communauté pour laquelle elle ne produit rien, sinon contrariétés, mécontentements et inquiétudes. Tout est mis en place pour signifier obliquement que féminité et altérité sont synonyme de zizanie[86], de querelles[87], de catastrophes[88]. Mais l’absence d’état, de fonction et de titre signifie surtout que le rôle de la Schtroumpfette, secondaire, est uniquement rassurant ou protecteur (aider à sauver un schtroumpf des griffes de Gargamel, ce maître ès métamorphoses[89]) et maternel (langer et distraire le bébé Schtroumpf). Priver d’emploi et de titre la Schtroumpfette avec ses «yeux célestes», sa «chevelure soyeuse» et son «nez adorable»[90], reviendrait à signifier, par connotation que les femmes doivent avant tout consentir à exécuter les tâches ingrates et les basses besognes; et au-delà, si l’on en croit les partisans des Women studies, à obéir au désir masculin, jusqu’à satisfaire les fantasmes pervers que les hommes peuvent imaginer dans l’actuelle société phallocrate. Les touts jeunes lecteurs masculins des albums de Peyo seraient donc incités à considérer les femmes comme subalternes, et à rejeter dans le même temps les valeurs féminines. Il peuvent craindre, en effet, qu’en les adoptant ou en les respectant, de devenir aussi insignifiants que la Schtroumpfette, laquelle est une image de la «perte du pouvoir social»[91]. Et ils comprendraient confusément qu’à adopter les valeurs féminines, ils encourent le risque du schtroumpf coquet, ce nouveau Narcisse[92] né de son propre reflet[93]: devenir inconsistant, ridicule et marginal. Décidément, les schtroumpfs ne sont pas queer et ne remettent pas plus en cause les catégories d’identité de genre ou d’orientation sexuelle qu’ils ne combattent les relations de domination entre ces catégories. Mais après tout pourquoi faudrait-il qu’une série pour enfants se fonde sur la pensée de Monique Qittig, sur l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault ou ses relectures nord-américaines? Pourquoi ne pas prendre ces histoires de nains un peu kitsch pour ce qu’elles sont: un simple divertissement, un regard amusé sur le monde.
[2] F. R. Leavis, Mass Civilization and Minority Culture, Cambridge, Cup, 1930.
[3] Theodor W. Adorno, Critique de la culture et de la société (1955), Paris, Payot, 1986.
[4] David Holbrook, «Pop and Thruth» in English in Australia now, Cambridge, Cup, 1973.
[5] Voir Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989 & Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire?, (trad. de F. Joly), Castelnau-le-Lez, Climats, 2001.
[6] Umbero Eco, «Il mito di Superman» in Apocalittici e integrati, Milan, Bompiani, 1964. Voir aussi, du même auteur, De Superman au surhomme, Paris, Le Livre de poche, coll. «Bilbio Essais», 1999.
[7] Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1989, p.226 sqq.
[8] Peyo, Le Cosmoschtroumpf, Bruxelles, Dupuis, 1970, p.3.
[9] Le Schtroumpfeur de pluie, Dupuis, 1970, p.43.
[10] Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.25.
[11] La Schtroumpfette, p.8.
[12] Le Cosmoschtroumpf, p.7.
[13] Voir, entre mille exemple, La Schtroumpfette, p.26.
[14] Peyo, Le Schtroumpf bricoleur, p.24.
[15] Enid Blyton, In the Land of Toys (XXXX)
[16] Schtroumpf vert et vert schtroumpf, Dupuis, 1973, p.4.
[17] La Schtroumpfette, Dupuis, 1967, p.3.
[18] Un Schtroumpf pas comme les autres, p.45.
[19] La Schtroumpfette., p.4.
[20] Voir par exemple Le Faux Schtroumpf, p.31.
[21] Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.149-150.
[22] Peyo, Un Schtroumpf pas comme les autres, p.56.
[23] Ibid., p.45.
[24] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, coll. «Bibliothèque de psychanalyse», 1989, p.20.
[25] Cf. Peyo, Le Bébé schtroumpf, p.38 & 41.
[26] Le Faux Schtroumpf, p.28-29.
[27] Le Cosmoschtroumpf, p.11 & L’Œuf et les Schtroumpfs, p.22.
[28] La Schtroumpfette, p.15-16.
[29] La Faim des Schtroumpfs, p.46.
[30] L’Œuf et les Schtroumpf, p.22.
[31] La Schtroumpfette, p.29.
[32] Cf., entre autres, L’Œuf et les Schtroumpfs, p.25.
[33] La faim des Schtroumpfs, p.61.
[34] Peyo, L’Œuf et les Schtroumpfs, p.3.
[35] Michel Picard, Lire le temps, Paris, Minuit, 1989, p.97-98.
[36] Peyo, Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.39.
[37] Peyo, Une Fête schtroumpfante, p.45.
[38] Peyo, Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.3, 14 & 15.
[39] Ibid., p.42.
[40] Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.3.
[41] Le Bébé Schtroumpf, p.3.
[42] Le Schtroumpfeur de pluie, p.47-51.
[43] Le Csmoschtroumpf, p.34.
[44] Ibid., p.32.
[45] Ibid., p.8 & 9.
[46] Ibid., p.18 & 19.
[47] La Faim des Schtroumpfs, p.48.
[48] Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.39.
[49] Ibid., p.37-38.
[50] Ibid., p.7-8.
[51] Schtroumpf vert et vert schtroumpf, p.15 & 21. Voir aussi, p.32du même album, l’invention du politiquement correct – extension de la périphrase à tous les domaines de la vie – chez les Schtroumpfs.
[52] Ibid., p.22.
[53] Un Schtroumpf pas comme les autres, p.46
[54] Ibid.
[55] Ibid., p.44.
[56] Ibid., p.46.
[57] Ibid., p.49.
[58] Ibid., p.50.
[59] Ibid., p.61.
[60] Le Cosmoschtroumpf, p.29.
[61] S. de Mijolla, Le Besoin de savoir. Théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance, Paris, Dunod, 2002.
[62] Voir Peyo, Le Cosmoschtroumpf, Dupuis, 1970, p.27 sqq.
[63] Le Bébé Schtroumpf, p.5: «Au fait, je me demande qui est le père de ce bébé»; «Allons, Avouez-le, Schtroumpfette! Ce bébé est le votre bébé, non?»
[64] www.orphys.canalblog.com/archives/2005/05/20/514396.html.
[65] Le Bébé Schtroumpf, p.8.
[66] Ibid., p.11 & 22.
[67] Ibid., p.11.
[68] Peyo, Le Bébé schtroumpf, Dupuis, p.3.
[69] S. Freud, «Les Théories sexuelles infantiles» in La Vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p.14 sqq.
[70] Voir, par exemple, L’Œuf et les Schtroumpfs, p.11-13.
[71] Le Schtroumpfeur de pluie, p.44 & 46.
[72] Peyo, Un Schtroumpf pas comme les autres, p.53 & 60.
[73] Voir Katha Pollitt, Reasonable Creatures. Essays on Women and Feminism, [s.l.], Knopf, 1994.
[74] La Schtroumpfette, p.27.
[75] La Schtroumpfette, p.5-6. La schtroumphette – les féministes apprécieront – est crée à partir de la formule gothique suivante: «un brin de coquetterie, une solide couche de parti pris, trois larmes crocodile, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonge cousu de fil blanc, bien sûr… Un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgeuil, une pinte d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatl et beaucoup d’obstination… Une chandelle brûlée par les deux bouts».
[76] Voir en particulier Emily S. Davidson, Amy Yasuna & Alan Tower, «The Effects of Television cartoons on Sex-Role Stereotyping in Young Girls» in Child Development, n°50, 1979 et Suzanne Pingree «The Effects of Nonsexist Television Commercials and Perception of Reality on Children’s Attitudes About Women» in Psychology of Women Quarterly, 1978.
[77] Le Schtroumpf bricoleur, p.25 & La Schtroumpfette, p.14.
[78] La Schtroumpfette, p.18.
[79] La Peinture schtroumpf, p.33 & La Schtroumpfette, p.26.
[80] Le Bébé schtroumpf, p.17 et Le Schtroumpf bricoleur, p.30.
[81] Une Fête schtroumpfante, p.40.
[82] La Schtroumpfette, p.19-20.
[83] Ibid., p.5.
[84] Ibid., p.9.
[85] La Schtroumpfette, p.22-23.
[86] Ibid., p.32-33.
[87] Ibid., p.40.
[88] Ibid., p.33-35.
[89] L’Œuf et les Schtroumpfs, p.23.
[90] Ibid., p.40.
[91] Cf. Donald R. Rolandelli, «Children and Television: the Visual Superiority Effect Reconsidered» in Journal of Broadcasting and Electronic Media, n°33, 1989, p.69-81. Voir également D. R. Rolandelli, K. Iugihara & J C Wright, «Visual Processing of Televised Information by Japanese and American Children» in Journal of Cross Cultural Psychology, n°23, 1992, p.5-24.
[92] Cf. Le Centième Schtroumpf, p.44.
[93] Ibid., p.49, 57 & 59.
Hubier, Sébastien (2014). « Les Schtroumpfs, ces toutes petites dépravations ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/les-schtroumpfs-ces-toutes-petites-depravations], consulté le 2024-12-21.