Publié en 2018 aux éditions Actes Sud, Les Rigoles est le quatrième roman graphique du bédéiste belge, Brecht Evens. L’oeuvre s’inscrit dans le même univers fictif que son travail de fin d’études publié huit ans plus tôt (Aurita: 12:20-13:32), Les Noceurs (2010), et en est considéré le « livre grand frère » (Radio France: 14:30-14:38). Non seulement plusieurs des personnages et des lieux sont les mêmes, mais les deux œuvres se déroulent aussi chacune au cours d’une nuit urbaine, ponctuée de festivités, de questionnements et de relations interpersonnelles troubles. Dans un entretien avec France Culture, Brecht Evens décrit Les Rigoles comme étant une grande « célébration de la vie avec des personnages qui ont un petit peu de difficulté à le [sic] célébrer » (Radio France: 53:57-54:07). En effet, ce récit polyphonique raconte l’histoire de trois personnages désillusionnés — Jonas, Victoria et Rodolphe — qui, tout en se croisant à quelques reprises, ne se connaissent pas réellement. Pourtant, ils éprouvent tous le même désir de fuir le restaurant dans lequel ils se trouvent au début de l’œuvre pour s’aventurer dans le quartier des Rigoles et d’échapper à un présent qui les oppresse afin de repousser, ne serait-ce que quelques instants, un futur qui les angoisse. Il semble donc y avoir un lien entre le mal-être des personnages et la temporalité du récit. Dans une telle optique, le présent travail soutient que la temporalité non linéaire de l’oeuvre problématise l’agentivité des personnages qui — tantôt subissant ces digressions temporelles, tantôt y participant activement — cherchent à atténuer leur mal-être. Pour ce faire, trois axes sont abordés : la représentation d’une cyclicité fataliste dans l’œuvre, l’ambiguïté du futur comme cause de mal-être et l’évocation du passé comme preuve d’agentivité.
La représentation d’une cyclicité fataliste
Tout d’abord, la temporalité peut être qualifiée de « non-linéaire » lorsque la chronologie du récit est perturbée. Dans son ouvrage Figures III, Gérard Genette nomme ces perturbations des « anachronies narratives », c’est-à-dire « différentes formes de discordance entre l’ordre de l’histoire et celui du récit » (79). Les analepses et les prolepses — c’est-à-dire respectivement l’insertion du passé ou du présent dans le récit — participent à cette confusion narrative. Par le biais d’itérations événementielles, comportementales et iconiques, Les Rigoles poussent le paradoxe plus loin. Puisque la répétition implique simultanément une analepse (un tel événement a déjà eu lieu dans le passé) et une prolepse (un tel événement se reproduira dans le futur), l’œuvre dépeint une temporalité cyclique. Les personnages semblent dès lors surdéterminés et en proie à un destin à connotation fataliste. En effet, cette cyclicité problématise l’agentivité des personnages, c’est-à-dire leur capacité à « faire en sorte que les choses arrivent par [leur] action propre et de manière intentionnelle » (Bandura: 15), car les événements semblent se répéter malgré eux ou, du moins, sans effort conscient de leur part.
Dans cette optique, l’itération iconique (Groensteen, 1997: 13), c’est-à-dire la répétition de cases identiques ou très similaires, est utilisée dans diverses planches pour illustrer des comportements nocifs, mais récurrents des personnages, notamment lorsque Rodolphe fume en attendant son amie Jasmine au restaurant (Figure A1) [1]. Sur cette planche se trouvent 59 représentations du personnage, chacune dessinée avec le même léger angle de plongée, faisant en sorte que le bord de son chapeau cache ses yeux. Alors que les icônes du haut sont plus détaillées et de plus grande taille, plus l’on descend la planche, plus elles rapetissent, se superposent et se rassemblent vers la gauche. Tout en déséquilibrant la mise en page, la composition des cases donne l’impression qu’elles émanent du personnage au bas de la planche, à l’instar de la fumée des cigarettes qu’il fume l’une à la suite de l’autre. En effet, dans le coin inférieur gauche de cette planche, à l’avant-plan des autres cases, se trouve Rodolphe allumant sa cigarette à une table où l’on retrouve un cendrier plein de mégots. Il est important de mentionner que la même table, dans la planche précédente, n’en avait qu’un seul. C’est donc au courant de la planche que le restant des cigarettes semblent avoir été fumées. Malgré les similitudes entre les cases — qui ne sont pas délimitées par un cadre, mais plutôt par la silhouette de Rodolphe — , elles ne sont pas identiques : il s’agit donc précisément d’une itération iconique partielle. Contrairement à l’itération iconique totale, elle permet « de concentrer l’intérêt et attirer l’attention du lecteur sur les éléments de l’image qui muent, se déplacent ou évoluent » (Louis-Honoré: 26). Ce sont donc la main du personnage qui tient la cigarette et la fumée qui se dégage de celle-ci qui attirent l’œil du lecteur plutôt que le personnage lui-même qui, en gardant la même position tout au long de la planche, demeure étrangement fixe. Les cases sont alors rythmées par l’inspiration et l’expiration de Rodolphe, dépeignant le même enchaînement de mouvements en boucle. C’est ainsi que, même lors de la disparition des mains au cours de la planche, la lecture des cases continue à être rythmée par l’inspiration et l’expiration. Une telle mécanisation du mouvement, couplée à l’importante quantité de cigarettes fumées en une séance, dénote à la fois une perte de contrôle de la part du personnage, ainsi que la récurrence de l’action, à laquelle il n’a pas besoin de penser pour l’effectuer. Cette impression est accentuée par l’absence du regard du personnage, ayant ses yeux cachés derrière son chapeau, qui contribue à sa robotisation et à sa dépersonnalisation. Ainsi, l’utilisation d’une itération iconique suggère que l’action de fumer n’est pas preuve d’agentivité, mais survient plutôt par réflexe et n’est donc pas sujette à la réflexion, ni au choix intentionnel. Il est intéressant de mentionner qu’une autre instance de cette itération iconique et comportementale a lieu lorsque Victoria, incapable de choisir une boite de nuit à visiter, retire une à une les perles de ses cheveux (Figure A2). Dans cette planche aussi, l’on n’aperçoit pas les yeux de Victoria qui, tête baissée, les cachent sous ses cheveux. En bref, ces comportements mécaniques, voire robotisés — auxquels les personnages ne pensent plus, mais que leur corps continue à effectuer— s’inscrivent dans un cercle vicieux de dépendance dont les personnages peinent à se retirer.
De plus, la cyclicité temporelle est également perçue par l’itération d’événements. Pour ce faire, diverses analepses présentes dans les dialogues des personnages permettent d’établir un fil d’événements antérieurs au récit. C’est notamment ainsi que le lecteur apprend que Rodolphe est presque mort lors de son voyage au lac Léman avec ses parents :
RODOLPHE : J’ai nagé jusqu’au milieu du lac et quand je me suis retourné je me suis rendu compte que j’étais très très loin, […] je me suis rendu compte que j’allais peut-être pas réussir à regagner la rive.
[…]
JASMINE : Et… t’as réussi alors… à regagner le rivage.
RODOLPHE : Tout juste. (Figure A3)
C’est grâce à ces bribes d’information livrées par les personnages eux-mêmes que le lecteur est en mesure de prendre conscience de la cyclicité temporelle de l’œuvre et de la manière dont les personnages revivent les mêmes événements. Ainsi, le récit que Rodolphe fait par rapport à son voyage au lac Léman est aussi celui de sa nage dans l’étendue d’eau bordant le quartier des Rigoles vers la fin de l’œuvre (Figure A4). En effet, la bande supérieure gauche de la double-planche illustre le moment où Rodolphe surgit de l’eau. Les lignes verticales autour de la figure à titre d’éclaboussures démontrent qu’il a « nagé jusqu’au milieu du lac ». Cette idée est aussi appuyée par le fait que le motif de vagues de la Figure A3 est le même que celui de la bande inférieure de la planche droite de la Figure A4, preuve que Rodolphe se trouve bel et bien dans l’eau. Les deux bandes inférieures de la planche de gauche, quant à elles, présentent un champ-contrechamp, se déroulant en quasi simultanée, qui pourraient être narrées par : « je me suis rendu compte que j’allais peut-être pas réussir à regagner le rivage ». On l’aperçoit d’ailleurs de dos sur la bande du bas, particulièrement loin de la ville. La bande du centre présente plutôt Rodolphe à bout d’haleine, qui, entre essoufflement et juron, s’exclame : « Hffuck ». C’est à ce moment qu’il s’est « rendu compte » de sa situation fâcheuse. L’idée de reprendre conscience, et celle de la surprise (exprimée par l’utilisation d’un juron), implique que Rodolphe n’était pas pleinement conscient de ses actions antérieures, comme si l’action de plonger dans l’eau avait été plus forte que lui, malgré lui, ou comme s’il avait été en proie à un élan inconscient. Cette perte de contrôle dénote le peu d’agentivité qu’il possède en ce qui a trait au cours des événements. Le fait que, de nouveau, il n’ait été que « [t]out juste » capable de retrouver le rivage, cette fois-ci avec l’aide d’Arthur, appuie l’idée d’une cyclicité événementielle de laquelle les personnages peinent à s’échapper.
Toutefois, la répétition événementielle ne fait pas systématiquement référence à des événements antérieurs à la diégèse. Il est notamment question d’événements ayant pris place au début de l’œuvre et se répétant aussi à la fin de celle-ci. Leur première représentation agit alors à titre de prémonition. Dans l’optique du tressage iconique établit par Groensteen, ces deux planches dialoguent alors « in absentia », c’est-à-dire dans l’absence l’une de l’autre, en « jet[ant] des passerelles entre pages distantes » (Groensteen, 2021). À titre d’exemple, la Figure A5— où Jonas aperçoit un oiseau mort derrière la porte de son appartement— et la Figure A6— où Jonas aperçoit Buzz mort derrière la porte de l’appartement de ce dernier— entretiennent un rapport de similitude qui les lie l’une à l’autre. Le contexte similaire de ces deux planches (Jonas trouve un corps mort, poitrine vers le haut, en ouvrant la porte d’un appartement) crée un rapprochement entre elles. Or, c’est surtout la couleur qui établit une relation analogique entre l’oiseau mort et Buzz. En effet, dans Les Rigoles, la couleur construit, au cours du récit, un réseau de significations propres à un personnage : Jonas est associé au bleu, Rodolphe au rouge, Victoria au jaune et Buzz au mauve. Ces couleurs sont intimement liées à leur identité propre, car elles sont utilisées pour peindre leur peau, différencier leurs paroles, et construire les lieux qui leur appartiennent. C’est ainsi qu’il est possible de différencier l’appartement de Jonas qui est tout bleu (Figure A5) de l’appartement mauve de Buzz (Figure A6). L’appartenance de l’appartement mauve est d’ailleurs confirmée lorsque Jonas dit à Buzz : « Mec, ton appart c’est un cauchemar » (Figure A6). Considérant la cyclicité de Les Rigoles, l’oiseau mort sert alors de prémonition pour la mort de Buzz. Apparaissant dans l’histoire avant même la rencontre imprévue de Jonas et de Buzz, une telle prémonition témoigne du peu d’agentivité que possède Jonas. Il est tout au long de l’histoire dans une position de réaction face à des événements qu’il subit plutôt que fait advenir. Le parallélisme des deux scènes conduit aussi le lecteur à se questionner sur la réaction de Jonas face au corps de Buzz, omise dans le récit. En effet, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il s’en débarrasse comme il se débarrasse de l’oiseau mort, en le traînant dans un sac et en le jetant quelque part. Le fait de pouvoir prévoir son comportement appuie l’idée que ses actions sont en partie surdéterminées.
L’ambiguïté du futur comme cause de mal-être
En plus de la cyclicité, la temporalité de Les Rigoles est aussi affectée par le futur qui s’immisce dans la diégèse par le biais de diverses prolepses. Les personnages anticipent un futur incertain, nébuleux et anxiogène, mais qu’ils devront inévitablement confronter, quoique seuls. Malgré qu’ils soient le vecteur de la digression temporelle (c’est leur anticipation qui introduit le futur dans le récit), les personnages ne se sentent tout de même pas en contrôle total de leur futur.
D’abord, dans Les Rigoles, l’utilisation d’undivided polyptychs (Hatfield: 53) pour illustrer la transition d’une destination passée vers une destination future permet de métaphoriser l’anxiété de devoir affronter le futur de manière individuelle. Dans son ouvrage, Understanding Comics, Scott McCloud définit le « polyptych » en bande dessinée, comme étant une série de cases où « a moving figure or figures is imposed over a continuous background » (115). Dans un tel cas, chaque case illustre un fragment différent d’un même décor. La planche présente alors deux modes de lecture : une lecture linéaire — qui se concentre sur la séquentialité de l’action du personnage en mouvement — et une lecture tabulaire — qui perçoit l’ensemble de la planche comme une unité pouvant être est lue en soi (Peeters: 26:00-27:00). S’appuyant sur la conception de McCloud, Charles Hatfield établit alors le « undivided polyptych » (53), c’est-à-dire la représentation multiple d’une figure en mouvement dans une case ou planche à décor fixe, mais non sectionnée par des blancs intericoniques. La case ne sert alors plus à baliser un « instant T » de la séquentialité, mais plutôt à représenter le déplacement d’un personnage, à la fois dans l’espace et dans le temps. Ainsi, « time elapses not only between the panels but also within them » (52. L’auteur souligne.). La coexistence de divers « instants T » dans une même case contribue au paradoxe d’une chronologie simultanée et rend ambiguë la distinction entre temps et espace. Un tel procédé est utilisé régulièrement dans l’adaptation Hamlet de Gianni De Luca afin de dépeindre un environnement théâtral où les personnages circulent, mais où le décor et le point de vue demeurent fixes. Dans son analyse de Hamlet, Paul Gravett explique que « [t]he page literally becomes a stage, open and spacious » (Gravett, 2008). En effet, la récurrence du plan d’ensemble en contre-plongée semble simuler la perception d’un spectateur extérieur, comme au théâtre (Lafille, s. d.). Le procédé, notamment utilisé alors qu’Hamlet va et vient dans le hall (Figure B1. De Luca: 18), ressemble particulièrement à celui utilisé alors que Jonas déambule dans les rues de la ville dans Les Rigoles (Figure A7). On aperçoit, dans les deux cas, de nombreuses représentations du personnage principal qui se déplace dans un espace quelconque. Or, c’est lors de planches impliquant plusieurs personnages que la distinction entre les deux œuvres se clarifie. Dans l’œuvre de De Luca, les personnages se meuvent indépendamment l’un de l’autre. Ainsi, dans la planche de la Figure B2 (De Luca: 23), tous les personnages sont représentés plusieurs fois, même un personnage immobile. En effet, malgré qu’il ait été poignardé, Polonius est représenté de multiples fois, bien qu’il ne se déplace pourtant pas dans l’espace. Dans Les Rigoles, toutefois, seuls les personnages de la diégèse sont en mouvement. Ainsi, dans la Figure A7, seulement Jonas est représenté plusieurs fois, les figurants étant quant à eux fixes, ce qui donne une étrange sensation d’atemporalité à la scène. En isolant le personnage en mouvement des personnages statiques dans un univers où se déplacer dans l’espace signifie aussi se déplacer dans le temps, l’œuvre illustre métaphoriquement la manière dont la transition dans le temps des personnages, évoluant du passé vers le futur, est trouble et se fait de manière solitaire.
Le fait de se sentir seul face au futur explique notamment pourquoi celui-ci est représenté discursivement dans Les Rigoles comme étant un objet anxiogène, ambigu et incertain. Notamment, vers la fin du récit, les personnages associent la brume qui englobe la ville (et du même fait le dessin) au futur :
RODOLPHE : Un épais mur de brume. // Il vient droit sur nous!
ARTHUR : Ah oui de la brume toute blanche. // La mer c’est ça aussi. Parfois il y a de la brume.
RODOLPHE : Un truc menaçant.
ARTHUR : Ne t’inquiète pas mon jeune tigre, Elle [sic] ne nous veut que du bien! // C’est presque agréable.
RODOLPHE : Oui! // Ahhh // Quel étrange présage! (Figure A8.1 et A8.2)
Cette citation qui présente un dialogue entre les deux personnages alors qu’ils sont assis sur la plage, regardant la mer, prend un autre sens mis en contexte avec les paroles d’Arthur prononcées quelques planches plutôt : « Je viens ici regarder les vagues. […] Tout se retire, et revient. […] Toute chose naît pour périr. Et tout ce qui périt retourne » (Figure A9). La cyclicité des vagues est alors associée à la cyclicité de la vie — soit la cyclicité des choses qui naissent et périssent — et du même fait établit un lien analogique entre la mer et la vie. L’idée d’une cyclicité événementielle est d’ailleurs approfondie dans la première partie de ce travail, ce qui appuie l’idée d’une vie cyclique dans l’univers interne de l’œuvre. Ainsi, lorsque Arthur explique à Rodolphe que « [l]a mer c’est ça aussi. Parfois il y a de la brume », il lui explique en fait le fonctionnement de la vie elle-même. La brume sert alors à la fois de figure annonciatrice et de métaphore pour un futur nébuleux et flou. Qualifiée de « présage » par Rodolphe, la fumée blanche représente un futur blanc, non tracé d’avance, dans ce cas-ci, littéralement. En effet, au fur et à mesure que la brume déferle sur la rive, elle englobe aussi le dessin, simplifiant peu à peu les traits des personnages (Figure A8.1) jusqu’à les faire disparaître complètement (Figure A8.2). Cette brume est perçue comme un danger par Rodolphe qui la qualifie de « truc menaçant » et qui panique en s’écriant : « Il vient droit sur nous! » L’idée que le futur s’approche des deux, plutôt que ce soit eux qui s’en approchent, permet d’illustrer le peu de contrôle qu’ils ressentent par rapport au futur. Or, il est intéressant de mentionner que c’est Arthur qui, aux côtés de Rodolphe alors que le futur déferle sur eux, parvient à le rassurer : « Ne t’inquiète pas ». Ainsi, lorsque la conception des personnages de devoir affronter le futur seul s’estompe, leur anxiété et leur mal-être semblent s’estomper aussi.
Tout de même, le futur est représenté graphiquement dans l’œuvre de manière simple, voire schématique, soulignant son caractère conditionnel et incertain. En effet, à l’opposée du présent, représenté par des figures pleines et sans lignes contour, le futur n’est présenté qu’avec un trait extérieur alors que l’intérieur des figures demeure vide. L’on aperçoit notamment ce style graphique vers la fin de l’œuvre alors que Jonas, enfermé avec le corps inerte de Buzz dans l’appartement de ce dernier, s’imagine les différentes possibilités qui s’offrent à lui (Figure A10). Chacune des sept possibilités dépeintes sur la planche est représentée par un trajet distinct formé par des flèches. Avec sa multitude d’options, le futur se présente alors comme un objet ambigu, sujet au changement. Les personnages, tout en étant capables d’ éliminer certains choix (le trajet du personnage optant pour escalader les fenêtres est raturé), ne se perçoivent pas dans une seule version du futur, mais plutôt dans une panoplie de possibilités. Ainsi, le personnage du présent est distinctement différent de sa version future. Dans cette optique, mis à part son bleu caractéristique, la figure de Jonas, dans le futur, ne ressemble en aucun point au Jonas du présent. Le contraste entre le Jonas-présent dans le haut de la planche, corporel et tangible, et le Jonas-hypothétique, schématique et composé uniquement d’un trait contour, permet alors d’illustrer l’incertitude du futur.
En bref, le futur que les personnages doivent affronter seuls s’insère dans la diégèse par le biais des incertitudes (représentées discursivement et graphiquement) des personnages, qui ne se sentent pas en contrôle de leur avenir.
L’évocation du passé comme preuve d’agentivité
Le passé est omniprésent dans l’œuvre par le biais de souvenirs dont discutent ou se remémorent les personnages. Pour atténuer leur mal-être quant au futur incertain, les personnages évoquent le passé — familier et sans ambiguïté — de manière volontaire et intentionnelle. Ils font alors preuve d’agentivité.
D’abord, le passé s’immisce dans la diégèse grâce aux personnages qui parlent activement des événements passés. Considérant que l’œuvre est écrite uniquement à l’aide de dialogues, une telle remémoration implique nécessairement autrui. En effet, François Poudevigne, dans le Bouquin de la bande dessinée, définit le dialogue comme étant « une parole “qui circule”, qui s’échange entre plusieurs locuteurs » (2021). Ainsi, la parole du personnage « est presque toujours prise au sein d’un réseau d’autres paroles, qui la motivent, la prolongent, lui font écho » (Poudevigne, 2021). Le dialogue est alors lieu d’échange et de relation avec autrui. Il devient donc un outil particulièrement apte à évoquer le passé, qui dans Les Rigoles, est représenté comme étant un élément commun, et les souvenirs, un objet partagé. Comparativement au futur qui isole le personnage et le confronte à sa solitude, le passé se distingue par son caractère social. C’est notamment le cas dans le dialogue suivant, impliquant Victoria et son ex-copain, Michael :
VICTORIA : Tu l’aimes, Lola? […] T’es heureux ?
MICHAEL: Oui oui.
VICTORIA : Plus que quand t’étais avec moi ?
EX: Ah non, fais pas ça ! C’est dégueulasse.
VICTORIA : Mais nooooon, désolée, ce n’est pas un piège. […]
EX: Ouais. Chut, on arrive au resto.
VICTORIA : Tu m’as beaucoup manqué, hein! Dis, c’était pas que l’enfer de
vivre avec moi, si? (Figure A11)
Victoria évoque volontairement et intentionnellement le passé qu’elle partage avec Michael (« Plus que quand t’étais avec moi ? »). Malgré le dégoût et le mépris exprimé par son ancien copain pour la comparaison entre Lola et Victoria qu’il traite de « dégueulasse », Victoria décide de faire référence à leur passé une deuxième fois. Sa parole est alors la preuve de son agentivité. En effet, elle fait advenir une discussion auquel l’autre est forcé de réagir, que cette réaction soit positive ou négative. L’insistance de Victoria pour discuter de son ancienne relation avec Michael démontre l’importance qu’elle accorde au passé, ainsi que son incapacité d’accepter la nouvelle relation qu’il entretient avec Lola. Évoquer le passé est alors une tentative de mise à distance de son mal-être associé au présent afin d’évoluer dans un régime temporel qui lui est déjà familier.
De surcroît, la remémoration peut aussi prendre préséance sur le présent. En effet, les souvenirs sont parfois représentés graphiquement dans l’œuvre au même titre que le présent, qu’il vient alors remplacer. Ce phénomène se produit d’ailleurs lorsque Rodolphe discute avec Jasmine au début de l’oeuvre :
RODOLPHE : C’était délicieux.
JASMINE : Moi, je pense que tu étais déjà malheureux, mais que tu ne le voyais pas.
RODOLPHE : Hmm.. Mais je me suis éclaté! […] Est-ce que je t’ai raconté ce
road trip avec Robbie et le Sultan au Congo-Brazzaville. [sic] (Figure A12)
Dans cette double planche, le passé est un souvenir « délicieux » dans lequel Rodolphe « [s’est] éclaté ». Cet état mental contraste particulièrement avec son état dépressif dans le présent. D’ailleurs, le terme « déjà malheureux », employé par Jasmine, implique que Rodolphe semble être misérable présentement. La remémoration est alors une tentative de retourner à un état antérieur de bien-être en faisant advenir le passé dans le présent de la diégèse. En y faisant référence, le passé est représenté graphiquement de manière nette et corporelle. C’est dans cette optique que la planche de gauche semble être le souvenir visuel du « roadtrip […] au Congo-Brazzaville » de Rodolphe. On l’aperçoit d’ailleurs au centre de la planche, chef de file d’un train humain, à l’avant de Robbie (un personnage principal de Les Noceurs) ainsi que du Sultan. Les personnages, dansant et souriant, sont représentés en train de passer un moment agréable. Ainsi, l’existence d’une planche dessinée au même titre que le présent donne l’illusion d’être transporté dans le passé — familier, rassembleur, soignant. Or, cette illusion peut aussi être transpercée et mise à nue :
JASMINE : Je n’ai pas envie… beurk.
RODOLPHE : Heu…
JASMINE: Et ce putain de “Sultan”, il s’appelle Frédéric et il m’a toujours gonflée.
RODOLPHE : OK OK.
JASMINE : Arrête d’être aussi impressionné par l’ancien toi. Ce truc de “Baron Samedi”…
RODOLPHE : C’est pas moi qui l’ai inventé.. (Figure A12)
Pour un personnage qui cherche activement à évoquer un passé partagé, impliquant autrui, la remémoration prend son sens dans la conversation avec l’autre. C’est dans cette optique que le jugement de Jasmine mène à la dissipation de la fumée noire dans laquelle était ancré le souvenir. Le passé qui était rassembleur — car impliquant Robbie et le Sultan — est ridiculisé par Jasmine et devient désormais aliénant. Le passé n’est alors pas un univers distinct dans lequel le personnage tente de se réfugier, mais plutôt un objet qu’il convoque volontairement et peut dissiper. Malgré l’influence d’autrui sur son choix, le personnage fait tout de même preuve d’agentivité dans l’optique où il est un participant actif du processus d’évocation.
De manière similaire, les souvenirs remémorés peuvent aussi venir côtoyer le présent du récit, graphiquement parlant. Ainsi, lorsque Jonas se rappelle ses souvenirs d’enfance en déambulant dans la rue avec Buzz (Figure A13), le passé est dessiné simultanément au présent et devient un élément avec lequel Jonas peut interagir. En effet, comparativement au souvenir de Rodolphe, le Jonas du présent y est nettement dessiné tandis que le passé semble sous-jacent, dessiné à trait bleu transparent, donnant simplement une impression vague du souvenir que Jonas se remémore. Tout de même, Jonas interagit avec le crayonné en regardant le lieu dans lequel il se trouve comme s’il regardait le passé. La tête du personnage ainsi que ses yeux sont portés vers la représentation graphique de son souvenir. Il y a alors une réelle coexistence des deux modes temporels. En effet, dans la première bande, Jonas court aux côtés de figures sans visages qu’il indique comme étant « Martijn le Héros », ainsi que lui et son frère. Similairement, dans la bande inférieure de la planche de gauche, Jonas adopte la même position que l’un des personnages de son souvenir, avec son dos légèrement arrondi et ses bras vers l’avant. Une telle interaction s’explique en partie par le fait que le souvenir s’ancre dans un lieu réel, contemporain au personnage qui se remémore. Ainsi, Jonas commence son récit en disant : « Ici mes frères et moi on… ». C’est donc le « Ici », qui sert de catalyseur à la remémoration.
En bref, les personnages font preuve d’agentivité en évoquant le passé volontairement, soit discursivement — un mode d’évocation qui implique autrui — soit graphiquement — en insérant le passé dans la diégèse ou en faisant coexister les deux modes temporels.
En conclusion, ce travail s’attarde à détailler comment la temporalité non linéaire de Les Rigoles rend ambiguë l’agentivité des personnages. Notamment, la cyclicité temporelle de l’œuvre — représentée par l’itération iconique de comportements néfastes ainsi que par la répétition d’événements passés — enferme les personnages dans un cercle vicieux duquel ils ne peuvent que difficilement sortir. Un tel manque d’agentivité conduit les personnages à appréhender le futur auquel ils doivent faire face seuls, et qui est représenté à la fois discursivement et graphiquement comme étant nébuleux et ambigu. À l’inverse, la remémoration dialoguée ou visuelle du passé permet aux personnages d’exercer un contrôle sur leur environnement en remplaçant le présent par le passé ou en faisant se côtoyer ces deux temporalités. Afin d’approfondir davantage la question d’agentivité dans l’œuvre, il serait intéressant de s’attarder davantage au personnage de Buzz qui agit à titre de catalyseur. En conduisant Jonas, Victoria et Rodolphe à fuir le resto pour diverses raisons, c’est lui qui déclenche les événements de la diégèse. Il est aussi le seul personnage qui fait preuve d’une véritable agentivité au cours du récit, notamment en ce qui a trait à ses actions violentes, telles que le coup qu’il assène à un chien ou les menaces physiques qu’il fait à Jonas.
[1] Considérant l’absence de pagination dans Les Rigoles, les extraits graphiques ou textuels issus de l’oeuvre seront identifiés par leur numéro de figure.
Figure A1. Rodolphe fume, assis à une table au restaurant.
Figure A2. Victoria hésite sur le choix de boîte de nuit à visiter dans le taxi.
Figure A3. Double page où Rodolphe se remémore son voyage avec ses parents au Lac Léman.
Figure A4. Double page où Rodolphe nage loin de la ville.
Figure A5. Double page où Jonas ramasse un oiseau mort devant sa porte d’appartement.
Figure A6. Double page où Jonas découvre Buzz inerte dans l’appartement de ce dernier.
Figure A7. Jonas se déplace dans la ville.
Figure A8.1. Rodolphe et Arthur regardent la brume de la mer à partir de la plage.
Figure A8.2. Rodolphe et Arthur regardent la brume de la mer à partir de la plage [suite].
Figure A9. Arthur et Rodolphe discutent assis sur la plage.
Figure A10. Jonas visualise comment sortir de l’appartement de Buzz.
Figure A11. Double planche où Victoria et Michael se promènent et discutent.
Figure A12. Double planche où Rodolphe se remémore son voyage au Congo-Brazzaville.
Figure A13. Double planche où Jonas se remémore des souvenirs de son enfance.
Figure B1. Hamlet se déplace dans le hall (p. 18).
Figure B2. Hamlet poignarde Polonius caché derrière la tapisserie de la chambre de sa mère (p. 23).
Corpus primaire
EVENS, Brecht. 2021 [2018]. Les Rigoles. Arles: Actes Sud.
Corpus secondaire
DE LUCA, Gianni et Barbara Graille. 1980. Hamlet. Les Humanoïdes Associés.
Sources théoriques et critiques
BANDURA, Albert. 2009. « La théorie sociale cognitive : une perspective agentique ». In Philippe Carré et Fabien Fenouillet (dir.) Traité de psychologie de la motivation. Malakoff: Éditions Dunod.
GENETTE, Gérard. 1972. Figures III. Paris: Seuil.
GRAVETT, Paul. 2008. « De Luca and Hamlet. Thinking Outside the Box. » In Laurence Grove, Ann Miller et Anne Magnussen (dir.), European Comic Art, vol. 1, no 1. En ligne. http://paulgravett.com/articles/article/gianni_de_luca_hamlet
GROENSTEEN, Thierry. 2021. « Tressage », dans Thierry Groensteen (dir.), Le bouquin de la bande dessinée. Dictionnaire esthétique et thématique. Paris: Éditions Robert Laffont.
GROENSTEEN, Thierry. 1997. « Un premier bouquet de contraintes », Oupus 1, Paris: L’Association.
HATFIELD, Charles. 2005. Alternative Comics. An Emerging Literature. Jackson: University Press of Mississippi.
LOUIS-HONORÉ, Léo. 2011. « Itération et inexpressivité dans la bande dessinée humoristique », mémoire de maîtrise, Département des lettres et des langues, École européenne supérieure de l’image et Université de Poitiers.
MCCLOUD, Scott. 1993. Understanding Comics. The Invisible Art, New York: HarperPerennial.
POUDEVIGNE, François. 2021. « Dialogue », dans Thierry Groensteen (dir.), Le bouquin de la bande dessinée. Dictionnaire esthétique et thématique. Paris: Éditions Robert Laffont.
Webographie
AURITA, Aurélia. 2022. « Quelques albums incontournables (5) – Benoît Peeters (2022-2023) »
. Enregistrement vidéo de la conférence « Les Rigoles de Brecht Evens » du 06 décembre 2022 au Collège de France dans le cadre du séminaire Quelques albums incontournables. En ligne. https://youtu.be/Q7YqjhIVfac?si=TWAiw4grOrEzXr_7
France Culture. 2018. « Brecht Evens. “Pour que le dessin capte l’oeil il faut qu’il y ait plein de petits accidents dedans.” » Par les temps qui courent [émission de radio]. Radio France. En ligne. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/brecht-evens-pour-que-le-dessin-capte-l-oeil-il-faut-qu-il-y-ait-plein-de-petits-accidents-dedans-9755724
EVENS, Brecht. « TINTA 2022 | BRECHT EVENS, masterclass » [vidéo] En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=VbyAJK4uQwU
LAFILLE, Rivkah. « Cinematic vs Theatrical Storytelling in Graphic Novels » Rivakah Lafille. En ligne. https://www.rivkah.com/lets-make-magic/cinematic-vs-theatrical-storytelling/
PARKER, Jake. 2020. « The Polyptych in Comics » Jake’s Desk. En ligne. https://www.mrjakeparker.com/blog/the-polyptych-in-comics
PEETERS, Benoît. 2022. « Poétique de la bande dessinée (1) – Benoît Peeters (2022-2023) » [vidéo] Enregistrement vidéo du cours « Espace, temps, narration » du 08 novembre 2022 au Collège de France. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=xW2lbbaCNGQ&list=PLyFkED748dLEmAObAd3yAEzZFAXfHQEpq&index=2
TOWLE, Ben. 2020. « Back From the Old School. Showing Motion via Repeated figures in a Single Panel » Benzilla. En ligne. https://www.benzilla.com/?p=7330&cpage=1
Masson, Laurie-Anne (2024). « Les Rigoles (2018) de Brecht Evens, entre inédit et déjà-vu ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/les-rigoles-2018-de-brecht-evens-entre-inedit-et-deja-vu], consulté le 2024-11-21.