Comme l’explique Thomas Pillard dans un article de la revue Transatlantica, les films noirs sont «des films où l’acte de tuer et le fait de mourir sont des événements narratifs à la fois probables, “sérieux” et décisifs, sur lesquels reposent véritablement les intrigues des films ainsi que leur ampleur dramatique» (Pillard, 2012). De plus, les personnages mis en scène dans ce type de cinéma se retrouvent victimes de leurs propres faiblesses. Depuis sa parution sur les écrans en 1942, le film This Gun for Hire de Frank Tuttle s’est imposé en tant que canon du film noir en introduisant l’une des premières figures de tueur à gages au cinéma. La fatalité représentant un thème incontournable du mouvement noir, l’œuvre de Tuttle place le spectateur du côté du criminel et démontre que même un bourreau ne peut échapper à la mort. En 1967, Jean-Pierre Melville réalise Le Samouraï, un film tellement similaire a This Gun for Hire qu’on le considère souvent comme un remake de celui-ci. Pourtant, lorsqu’on délaisse le schéma narratif pour s’attarder au personnage de Jef Costello, force est d’admettre que la figure de l’assassin s’est assombrie pour s’adapter à la réalité d’après-guerre qui a permis au film noir d’atteindre son plein potentiel. Il faut cependant attendre quarante-cinq ans pour voir le tueur à gages perfectionner son art et se renouveler de façon considérable. En effet, Killing Them Softly paraît en 2012 et offre au spectateur une vision plus approfondie des modes de fonctionnement appliqués par l’homme de main du crime organisé. Compte tenu de la récurrence du tueur professionnel dans This Gun for Hire, Le Samouraï et Killing Them Softly, il s’agit donc de s’attarder aux signes d’évolution de cette figure par le biais du contexte narratif dans lequel celle-ci est mise en scène. Afin de démontrer la transformation idéologique du tueur à gages, l’analyse abordera les concepts de justice et de cruauté qui traversent les trois œuvres cinématographiques.
Du film noir au film néo-noir, un changement de paradigme s’est opéré en ce qui a trait aux représentants de la justice. Or, c’est à travers l’évolution de la figure du tueur à gages qu’une nouvelle conception des normes qui régissent l’application de la loi, de l’ordre et de l’enquête se manifeste. En effet, l’intrigue du film noir s’écarte de celle du film policier dans la mesure où elle présente le récit du point de vue du criminel et vient brouiller la frontière qui sépare le Bien du Mal. Comme l’explique Helen Faradji:
Les films post-maniéristes, comme l’étaient le cinéma et la littérature noirs, sont […] traversés par une morale ambivalente évacuant tout manichéisme. Accomplissant souvent son métier (celui de tueur à gages, de détective privé ou de gangster) de façon professionnelle, voire mécanique, épousant parfois le précepte baudelairien “je te frapperai sans colère et sans haine, comme un boucher”, l’antihéros post-maniériste n’est en effet jamais définissable de façon monolithique. (Faradji, 2008: 212)
Le tueur à gages apparaît d’abord au cinéma comme un loup solitaire qui se situe au-dessus de la loi sans toutefois faire partie intégrante du crime organisé. Méthodique, discret et flegmatique, il rejette en bloc tout sentiment d’appartenance à un groupe, conscient qu’il ne peut avoir confiance qu’en lui-même. Ainsi, quand Philip Raven déclare: «I am my own police» (Tuttle, 1942: 9 min. 35), Jef Costello, pour sa part, surenchérit avec assurance: «Je ne perds jamais, jamais vraiment.» (Melville, 1967: 12 min. 13) Évidemment, c’est à ce point que le concept de film noir entre en jeu et vient mettre à l’épreuve les aptitudes de cet individu anonyme et insaisissable. Le schéma narratif s’appliquant à This Gun for Hire et Le Samouraï peut se résumer de la sorte: à la suite d’un contrat qui tourne au vinaigre, le tueur à gages devient la proie des autorités et de son patron. Il devient alors un fugitif qui, dans sa cavale, se laisse attendrir par une femme pour laquelle il finira par se sacrifier. Ainsi, le personnage apathique introduit initialement paie pour ses fautes en faisant preuve d’altruisme. Le protagoniste met volontairement son destin entre les mains des policiers après s’être vengé de son employeur. Le tueur s’est donc évertué à rétablir l’ordre tout au long du récit alors que la police, de son côté, a effectué son enquête en ignorant les enjeux réels de toute l’affaire. D’ailleurs, le spectateur constate dès les premières scènes que la présence des autorités n’est qu’un prétexte servant à faire l’étalage des compétences du personnage principal. Il y a donc un déplacement du concept de justice, car, dans les faits, tout le mérite revient au criminel.
Les tueurs à gages de Tuttle et Melville sont des vecteurs de justice qui obtiennent leur rédemption en dévoilant leurs valeurs morales au fil de l’intrigue. C’est précisément dans cette optique que les films noirs et post-noirs subvertissent les règles: ils humanisent les tueurs à gages et détournent la sympathie du spectateur du côté de ces derniers. Le néo-noir, en revanche, va encore plus loin. En effet, il joue sur l’ambiguïté (homme/bourreau) du hitman en retirant les points de repère moraux (les femmes, la loi, les chats, les canaris, etc.) de l’intrigue. L’assassin connaît donc un retour aux sources et peut désormais effectuer son travail sans succomber à sa mauvaise conscience.
La figure du professionnel de la mort mise en scène dans le film de Dominik se distancie de ses représentations précédentes en perfectionnant ses méthodes et en s’institutionnalisant dans le microcosme de la criminalité:
[Le tueur à gages] a su se renouveler et s’imposer définitivement au point de représenter la promesse d’une fin sans éclats ni scandales d’une victime pour ses patrons, tout autant pour nous que la résolution spectaculaire et angoissante de leur affaire. (Guégan, 2009)
Dans Killing Them Softly, Jackie Cogan devient le représentant de l’ordre et doit rétablir l’équilibre au sein du crime organisé. L’autorité policière étant presque absente de l’action, l’assassin n’est plus l’objet de l’enquête, au contraire, c’est lui qui la mène. Il traque ses victimes et obéit à un code qui lui est propre. Ses motifs étant purement monétaires, il rend justice à ses patrons tout en demeurant impartial. D’ailleurs, la chanson de Johnny Cash introduit Jackie dans l’histoire et annonce, d’un point de vue sémantique, le rôle que celui-ci jouera dans le déroulement de l’intrigue:
There’s a man going around taking names/And he decides who to free and who to blame/Everybody won’t be treated all the same/There’ll be a golden ladder reaching down/When the Man comes around (Cash, 2012)
Le domaine du crime est devenu une corporation et possède désormais sa propre économie de marché. Évidemment, les affaires restent les affaires, et, qu’elles soient légales ou non, quelqu’un doit veiller à leur stabilité afin que le système économique ne subisse aucune perturbation. C’est dans cette optique que le personnage de Jackie et le concept de justice entrent en jeu:
Toujours il s’agit de rétablir un équilibre rompu, de rectifier l’écart à la norme, de reconstituer l’accroc, la déchirure survenue dans le tissu symbolique. Qu’est-ce que réclamer justice lorsqu’un mal irréversible est commis? Que signifie le versement d’une somme d’argent pour combler la béance d’une mort ou d’une violence subie (dommages et intérêts)? Que signifie, profondément, une condamnation à mort par contumace ou une réhabilitation posthume? Un désir de reconnaissance lié au caractère performatif des sentences de justice, certes. Mais aussi le retour à un partage rationnel des pertes et des profits, des plaisirs et des peines, selon un principe de compensations symboliques qui autorise le recours à la violence légitime sur l’être (torture, mise à mort, enfermement) […]. Combattant le feu par le feu, l’ordre symbolique protège du déchaînement infini de la violence par le monopole et la rationalisation de la violence. Pli des forces sur les forces, rabattement par le codage, auto-neutralisation de l’excès, le déploiement ontologique des forces nourrit la logique des formes symboliques qui l’encadrent. (Vuillot, 2001)
Le tueur à gages de Killing Them Softly est présenté dans un contexte qui diffère de celui de ses prédécesseurs. D’emblée, la narration laisse la vie personnelle de Cogan de côté en l’introduisant directement au cœur de l’action. Contrairement aux films de Tuttle et Melville, le rituel de préparation et l’appartement du personnage sont complètement exclus du récit. Dominik met l’accent sur les enjeux professionnels du métier plutôt que sur la psychologie de celui qui l’exécute. La perte d’importance en ce qui a trait à la dimension psychologique du personnage est, entre autres, due au fait que le tueur à gages n’est plus considéré comme un loup solitaire puisqu’il fait désormais partie d’un réseau où les contrats sont répartis entre lui et ses semblables. Jackie apparaît donc comme un fonctionnaire cherchant à effectuer son travail sans avoir à s’impliquer émotionnellement:
They cry. They plead. They beg. They piss themselves. They call for their mothers. It gets embarrassing. I like to kill them softly, from a distance. Not close enough for feelings. Don’t like feelings. Don’t want to think about them. (Dominik, 2012: 45 min. 30)
Afin de restaurer l’harmonie dans la sphère du crime organisé, le hitman doit liquider les petits truands qui troublent l’ordre établi. Il incarne, en quelque sorte, le justicier des criminels haut placés. Cependant, la justice n’est qu’un euphémisme pour désigner le concept de vendetta. Or, la vengeance conduit inévitablement à la cruauté.
Le principe de justice symbolique mène à la violence dans la mesure où le coupable de méfaits doit répondre de ses actes par le biais d’une sentence. Dans l’univers du film noir, la cruauté se présente sous plusieurs angles. Dans un premier temps, on retrouve cette dernière dans le châtiment infligé aux victimes du tueur à gages. Dans un deuxième temps, la cruauté réside dans le déterminisme qui régit les pratiques mêmes du bourreau:
Il y a dans la cruauté qu’on exerce une sorte de déterminisme supérieur auquel le bourreau suppliciateur est soumis lui-même, et qu’il doit être le cas échéant déterminé à supporter. La cruauté est avant tout lucide; c’est une sorte de direction rigide, la soumission à la nécessité. Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de conscience appliquée. C’est la conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un. (Artaud, 1987: 198-199)
Si les personnages de Raven, Costello et Cogan font figure de justice, ils ne sont toutefois pas responsables de fixer les sentences. Leur emploi repose, d’abord et avant tout, sur les décisions arbitraires d’une élite anonyme. Ils ignorent qui donne les ordres, qui prononce les verdicts et même qui les paie. D’ailleurs, Jackie Cogan n’hésite pas à questionner son intermédiaire, Driver, au sujet de l’identité de ses patrons:
Jackie: Oh, for fuck’s sake. Who’s running things?
Driver: You have no idea. No decision-makers. I got to take them by the hand and I got to walk them slowly through it like they’re retarded children.
Jackie: What is it, a comittee?
Driver: Total corporate mentality.
Jackie: Christ’s sake. This country is fucked, I’m telling you. (Dominik, 2012: 27 min. 50)
Sans contredit, le concept de justice perd tout son sens lorsqu’on soupçonne l’intégrité des juges. Conscient de cette absurdité et de la précarité des sentences qu’elle entraîne, la figure du hitman effectue tout de même le travail commandé tout en gardant son sang-froid. Comme il sait que ses victimes n’ont pas droit à une deuxième chance, il préfère donc les prendre par surprise ou les tuer à distance. Ainsi, il parvient à éviter tout argumentaire ou imprévu qui lui ferait remettre sa tâche en question. La cruauté se dégage de l’efficacité du tueur à gages, car elle ne laisse aucune chance aux victimes de se défendre. Connaissant les exigences du métier, il applique les mesures nécessaires pour ne pas se faire prendre. Par exemple, quand Gates demande à Raven comment il se sent lorsqu’il commet un meurtre, ce dernier se contente de répondre: «I feel fine» (Tuttle, 1942: 10 min. 38), car sa profession ne laisse aucune place à la sensibilité. Le personnage de This Gun for Hire va même jusqu’à casser le cou d’un chat et tuer la secrétaire d’une de ses victimes à travers une porte afin d’effacer toute trace de son passage. Jackie Cogan, quant à lui, est contraint de s’occuper seul d’Amato, Trattman et Frankie, ses collègues étant physiquement et psychologiquement indisposés à faire le travail. Évidemment, ce n’est qu’une question de temps avant que la réalité le rattrape lui aussi.
Si l’intrigue des films de Tuttle et Melville mène les personnages principaux à leur mort, celle de Dominik va plus loin en offrant une perspective du type de vie qui attend Cogan s’il obtient du succès dans la profession. Dans Film Noir and the American Dream: The Dark Side of Enlightenment, Ken Hillis explique le destin cruel auquel sont voués les personnages du film noir: «If they do not perish neither do they triumph; most often they merely survive through stategies of accomodation and making do.» (Hillis, 2005: 4) Jackie Cogan deviendra-t-il névrosé, drogué et alcoolique comme son collègue Mickey? Finira-t-il en prison après une erreur de parcours? Succombera-t-il à des blessures après s’être fait tirer dessus par une de ses victimes à l’instar de son autre collègue Dillon? Combien de weak guys en quête du Rêve Américain devra-t-il encore tuer avant de sombrer dans la culpabilité et la dépression? Peu importe. La récurrence de la figure du tueur à gages au cours de l’évolution du film noir démontre que, dans une société où l’individu est remplaçable, il y aura toujours quelqu’un de prêt à se salir les mains pour obtenir de l’argent:
My friend, Thomas Jefferson is an American saint because he wrote the words “All men are created equal”, words he clearly didn’t believe since he allowed his own children to live in slavery. He’s a rich white snob who’s sick of paying taxes to the Brits. So, yeah, he writes some lovely words and aroused the rabble and they went and died for those words while he sat back and drank his wine and fucked his slave girl. This guy wants to tell me we’re living in a community? Don’t make me laugh. I’m living in America, and in America you’re on your own. America’s not a country. It’s just a business. Now fuckin’ pay me. (Dominik, 2012: 1 h. 29)
Du film noir au néo-noir, le professionnel de la mort a solidifié sa carapace pour s’adapter au monde qui l’entoure. Au fil du temps, il est devenu une institution et s’est même constitué un réseau afin de répondre adéquatement aux demandes du crime organisé. Certes, Jackie Cogan n’a rien d’un samouraï ou d’un patriote qui s’ignore1, toutefois, il demeure le personnage existentialiste par excellence dans la mesure où, conscient de l’absurdité de son univers, il persiste à assumer son rôle en se distanciant de tout ce qui pourrait le rattacher à la vie. Ne possédant ni le statut de ceux qui l’emploient, ni l’espoir et les aspirations du weak guy, le tueur à gages est donc prisonnier des limbes qui séparent le succès de l’échec. Tenu en captivité par son image de régulateur, il sera toujours bourreau, mais jamais juge. D’ailleurs, si la fatalité ne s’abat pas sur Cogan à la fin de Killing Them Softly, on peut aisément considérer les œuvres de Tuttle et Melville comme des continuations analeptiques du film de Dominik. En effet, ce dernier se termine là où les deux autres commencent: au moment où, une fois son mandat rempli, l’assassin rejoint son intermédiaire pour une dernière fois afin de réclamer l’argent qui lui est dû. Du coup, on peut supposer que, tôt ou tard, Jackie connaîtra la même conclusion que ses prédécesseurs: lorsqu’un coup tournera mal, il deviendra, à son tour, la cible de ses patrons.
1. Au cours du dénouement de This Gun for Hire, Raven sauve les États-Unis en empêchant Gates de vendre la formule d’un gaz chimique aux coréens.
Cash, Johnny, The Man Comes Around, Killing Them Softly: The Original Soundtrack, 2012.
Dominik, Andrew, Killing Them Softly, film basé sur la nouvelle Cogan’s Trade de George V. Higgins, 2012.
Melville, Jean-Pierre, Le Samouraï, 1967.
Tuttle, Frank, This Gun For Hire, 1942.
Artaud, Antonin, «Lettres sur la cruauté», in Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. «Folio-essais», 1987 [1932].
Faradji, Helen, Maniérisme et distanciation ludique dans le film noir contemporain: autour du cinéma de Joel et Ethan Coen et de Quentin Tarantino (Thèse de doctorat récupérée via le blogue Du Film Noir au NéoNoir), 2008, [En ligne] http://www.archipel.uqam.ca/1558/1/D1701.pdf
Guégan, Jean-Baptiste, Le Tueur à Gages Ou L’Odysée Des Nettoyeurs, My TF1 News, 2009, [En ligne], http://lci.tf1.fr/cinema/news/le-tueur-a-gages-ou-l-odyssee-des-nettoyeurs-4994807.html
Hillis, Ken, «Film Noir and the American Dream: The Dark Side of Enlightenment», Published in Velvet Light Trap 55, Spring 2005 (1-18), (Lead Article), Reprinted (2006) in Multicultural Film: Essays, Pearson Publishing, [En ligne], http://www.unc.edu/%7Ekhillis/Film%20Noir%20and%20the%20American%20Dream.pdf
Pillard, Thomas, «Une histoire oubliée: la genèse française du terme «film noir» dans les années 1930 et ses implications transnationales», publié dans Transatlantica, Revue d’études américaines, 1/2012, [En ligne], http://transatlantica.revues.org/5742
Vuillot Alain, «La force des choses. Justice et métaphysique», Le Philosophoire, 3/2001 (n° 15), p. 63-69, [En ligne], www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2001-3-page-63.htm
Dubé, Claudia (2014). « Le tueur à gages ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-tueur-a-gages-la-justice-et-son-changement-de-paradigme], consulté le 2024-12-26.