«In a hole in the ground there lived a hobbit». «Au fond d’un trou vivait un hobbit». Par ce parfait incipit qui prend place parmi les plus célèbres de la littérature («Appelez-moi Ismaël», «Longtemps je me suis couché de bonne heure», «Ça a commencé comme ça»), griffonné sur une copie blanche au milieu d’une décourageante pile d’examens, le jeune professeur d’anglo-saxon à Oxford John Ronald Reuel Toklien entama vers 1930 une des aventures les plus marquantes du siècle, à la fois celle de Bilbo Haggins et la sienne propre, mené vers un processus de création en tout point unique dont son contemporain (et à bien des égards confrère) J. L. Borges ne pouvait que rêver1. On assiste là en effet à la genèse d’un «univers de fiction» au sens le plus fort du terme avancé par T. Pavel; univers surgi de l’imaginaire d’un philologue par lequel cette science humaine emblématique de l’épistémè moderne devint la boîte de Pandore d’une nouvelle Poiesis (et d’une fiction paradoxalement nouvelle, elle aussi). Une «mythopoétique» où la fonction poétique du langage devient, si l’on nous permet l’expression, magique2.
Tolkien est avant tout un passionné des langues, envers savant et maîtrisé (comme son grand ancêtre Lewis Carroll) de ces «fous du langage» qui ont fait les délices de la littérature outsider. «C’est vers 7 ans que j’ai essayé pour la 1re fois d’écrire une histoire. C’était à propos d’un dragon. Je ne me rappelle rien à son sujet, à l’exception d’un détail philologique. Ma mère n’a rien dit du dragon, mais m’a fait remarquer que l’on ne pouvait pas dire «un vert grand dragon» et qu’il fallait dire «un grand dragon vert». Je me suis demandé pourquoi et me le demande encore» écrivait-il au grand poète de la modernité W. H. Auden le 7 juin 19553. C’est peut-être là la double source de la Weisstreib du philologue et de la «volonté de fiction» du mythologue.
Tolkien radicalise l’idée philologique selon laquelle une langue c’est une culture vivante qui s’exprime. Et cela, ce n’est pas juste une théorie pour lui qui a créé, depuis sa plus tendre enfance, des langues imaginaires; le quenya ou elfique sera l’armature à partir de laquelle, pour expliquer l’étymologie des termes qu’il inventait, il bâtira, toute sa vie durant, une véritable mythologie4. C’est ainsi qu’après avoir gribouillé la phrase citée il entreprit, à la façon de Louis Aragon, de découvrir l’histoire qui se cachait derrière cet incipit: «Un nom fait toujours naître une histoire dans ma tête. Alors j’ai pensé qu’il fallait que je découvre à quoi ressemblaient les hobbits»5.
Le Hobbit sera donc la première pierre de cet édifice, l’entrée faussement naïve dans un univers qui s’assombrira progressivement, en syntonie avec les temps des plus en plus sombres qui mènent jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Cette «Odyssée en condensé» (33) qui se dit a priori destinée aux enfants (à commencer par ceux de Tolkien lui-même) va fonctionner comme anamnèse ou dévoilement progressif de l’univers en gestation non seulement au lecteur, mais, davantage encore, à son créateur6.
Nul mieux que Tolkien pour nous introduire à cette histoire d’un «aller et retour»:
Si vous aimez les allers et retours, les voyages qui vous transportent loin des conforts du Monde occidental, passé la frontière de la Sauvagerie, et qui vous ramènent à la maison; si vous savez vous intéresser à un héros modeste (doté d’un peu de sagesse, d’un peu de courage et de beaucoup de chance), voici le récit d’un tel voyage et d’un tel voyageur. Il se passe aux temps anciens entre l’âge de Faerie et la domination des hommes, à l’époque où la célèbre forêt de Grand’Peur se dressait encore, et où les montagnes fourmillaient de dangers. En suivant le parcours de cet humble aventurier, vous apprendrez en chemin (comme lui) – si vous ne savez pas déjà tout de ces créatures – bien des choses sur les trolls, les gobelins, les nains et les elfes; vous aurez aussi un aperçu de l’histoire et de la politique d’une période négligée, mais non moins importante.
Car M. Bilbo Bessac a rendu visite à divers personnages éminents; il s’est entretenu avec le dragon, Smaug le Magnifique; et il était présent, bien contre son gré, lors de la Bataille des Cinq Armées. Tout cela est d’autant plus remarquable que M. Bessac était un hobbit. Car jusqu’ici, l’histoire et les légendes n’ont tenu aucun compte des hobbits, peut-être parce qu’ils préféraient, en règle générale, le confort à l’agitation et aux émotions fortes. Mais ce récit -tiré de ses mémoires personnels- de la seule année excitante dans la vie de M. Bessac permettra de vous familiariser avec ces gens fort estimables, qui de nos jours (dit-on) se font plutôt rares. Le bruit les dérange.7
Le voyage de Bilbo est une Quête initiatique qui reprend la structure de tous les contes de fées dont Tolkien fut un des premiers et plus fins théoriciens, peu après Vladimir Propp: Rupture initiale –la destruction par Smaug du règne nain de la Montagne Solitaire-, mandat de la mission –par Thorin et sa «Compagnie»-, nombreux adversaires –trolls, gobelins, elfes des bois, etc.- et adjuvants –Elrond, Beorn, le Seigneur des Aigles, etc.-, les différentes épreuves –qualifiante, principale et glorifiante, la restitution finale où l’ordre initial est amélioré.
Figure archétypale de l’enfant, dont il partage la taille, la gourmandise et maint trait de caractère8, Bilbo connaîtra une véritable progression initiatique en ce Bildungsroman en miniature, jusqu’à la maturité finale de sa conversation avec Gandalf au sujet du hasard, le libre arbitre et le Destin qui est, chez le chrétien nordique qu’était Tolkien, une Providence9. Il est toujours tiraillé entre une persistante «rêverie de repos» (Gaston Bachelard) qu’incarne mieux que nulle autre demeure littéraire, son terrier (à la fois hommage au Mole’s End de la Taupe dans Le Vent dans les saules de K. Grahame (1908) et «private joke» -Cul-de-Sac était le nom de la ferme de la tante de Tolkien dans le Worcestershire) et l’appel irrépressible du mystère, bivalence incarnée par les deux lignées qui se retrouvent en lui, les isolationnistes Bessac et les aventuriers explorateurs Touc qui sont aussi deux extrêmes de l’imaginaire national britannique10. Mais n’est-ce pas là la bivalence constitutive de l’enfance, oscillation perpétuelle entre la régression et l’extrojection?
Homo Viator, Bilbo –qui est aussi un Double de l’auteur lui-même11– sera guidé dans son parcours initiatique par la figure paternelle de Gandalf, à la fois rassurante et inquiétante, présente et absente (le «Fort Da» devenu source de suspense narratif). Avatar moderne de l’ambivalent Merlin et archétype jungien du “Vieux Sage”, figuration du Soi, Gandalf est avant tout un maître du Temps, tissant les liens entre le passé, le présent et le futur: dès le début c’est lui qui, en donnant à Thorin la carte de Thror qui lui avait été confiée par son père Thrain, choisit le moment où doit commencer la Quête («votre père m’a donné ceci pour que je vous le remette (…) je vous l’ai remis à ma manière et au moment que j’ai choisi», 79). Origine de la Quête il est aussi le seul qui sait la mettre dans la perspective téléologique du Destin, comme il le montre dans la discussion finale citée. Ses absences, qui permettent à Bilbo de s’initier à son destin héroïque, sont toujours ponctuées par des retours salvateurs aux moments cruciaux du périple.
L’enfant héroïque n’est pas seul; il sera «aidé» par la Horde freudienne des Nains qu’il est censé lui-même aider (car il se révélera peu à peu le véritable héros de cette Quête, au point de donner son nom au roman –basé, ne l’oublions pas, sur ses propres mémoires). Ces enfants-vieillards (autre archétype cher à Jung, plus proche que Freud de l’imaginaire tolkiennien12) sont des créatures bivalentes, en tout point liminaires entre l’enfance hobbitique et le monde adulte des humains (dont les barbes les rapprochent). Héritiers de la tradition des légendes germano-scandinaves ils appartiennent à la fois à la troisième fonction dumézilienne sous sa forme Artisanat/Production (tandis que Bilbo reste attaché à la fertilité nourricière des tâches agricoles) et à la fonction guerrière qu’ils apprennent peu à peu à exercer au milieu des autres chevaliers de la Terre du Milieu (Bilbo le Tueur d’Araignées ne prendra significativement pas part à la boucherie de la Bataille des Cinq Armées). Tous sont régis par la fonction souveraine qu’incarne Gandalf, maître de la Magie (et du coup, aussi, de l’Histoire et de son corollaire, l’histoire que nous lisons) et, dans une moindre mesure, les aristocratiques Elfes qui cumulent des aspects des fonctions guerrière et souveraine13.
L’initiation elle-même est régie par un chronotope archétypal, à la fois le voyage «d’aller et de retour» (peut-être la plus pure structuration narrative qui soit) et la descente jungienne dans la caverne. Voué par son habitat même, singulièrement régressif, à l’exploration souterraine, le Hobbit va surtout vivre des expériences cathartiques dans des cavernes ou des tunnels. Au-delà du simple freudisme que Tolkien méprisait comme toute forme d’allégorisme réducteur, on sait la symbolique de ce regressus ad uterum, descente initiatique au sein de la Mère Terre qui signe la renaissance symbolique du héros, «renforcée par la récurrence de l’expulsion dans un moment de crise, dans l’angoisse et presque dans la douleur» (Didier Wey, Psychanalyse d’un conte de fées). La première expulsion est celle du propre foyer de Bilbo, véritable être–jeté (Geworfenheit) heideggérien qui montre, comme tous les contes de fées, le traumatisme initial de la naissance mythique à l’inévitable processus d’autonomisation.
Le deuxième lieu souterrain est l’antre des Gobelins et de Gollum, où il est confronté à la terreur archaïque d’être dévoré, et doit user de toute sa ruse (il est en cela à la fois un nouvel Œdipe confronté au Sphynx et un nouvel Ulysse) pour retrouver la sortie étroite vers un nouveau Soi, consolidé par l’épreuve. Le troisième lieu souterrain correspond au groupe Forêt Noire / Palais du Roi des Elfes, où l’on retrouve la hantise de la dévoration et la menace de l’emprisonnement (stase quasi freudienne qui empêche le développement). Le héros retrouve encore une sortie secrète, renouvelant la geste d’Ulysse dans l’antre de Polyphème grâce aux tonneaux de vin (symbole classique de l’alchimie) et la dérive dans la rivière propre aux naissances héroïques étudiées par O. Rank. Enfin le dernier et suprême lieu souterrain est l’antre de Smaug, archétype de l’Ombre, sous le Mont Solitaire. Expulsé une première fois par le feu il le sera symboliquement par Thorin pour avoir volé la principale richesse (la Pierre Arcane, au nom on ne peut plus emblématique), en vue d’arrêter le massacre imminent, perçu comme héroïque par les tenants de la fonction guerrière.
À chaque nouvelle égression de cette catabase sérielle s’accomplit une nouvelle étape dans l’individuation de «l’Homme à la découverte de son âme» selon le célèbre titre jungien. À la fin Bilbo n’aura pas seulement intégré et harmonisé les différentes strates de sa personnalité (le Ça incarné par les gobelins et le Gollum, le Moi affirmé contre les Araignées et les Elfes, le Surmoi incarné par l’aventure de la Pierre Arcane14), il aura acquis un statut véritablement héroïque qui le singularise à jamais dans les Annales du Comté, car il aura été confronté aux forces qui façonnent l’Histoire avec une grande Hache. Significativement il deviendra à son tour le compilator attitré de l’Histoire de la Terre du Milieu celle-ci, puisque c’est lui qui rédigera Le Silmarillion dans sa retraite dorée de Rivendell, au milieu des elfes auxquels il était voué par son origine hybride («on disait souvent (dans les autres familles) que longtemps auparavant, un des ancêtres Touc avait dû épouser une fée», 51).
Du conte de fées on est passé à la saga, et de l’univers enfantin si présent dans le ton bienveillant du narrateur omniscient à l’horreur du monde adulte15. On passe ainsi de la leçon psychologique propre aux contes selon le schéma bien connu de Bettelheim (la nécessité de l’évolution, la découverte et l’acceptation des différentes tendances de la personnalité et des risques que celles-ci nous font courir si elles ne sont pas régulées, l’affirmation progressive du Moi jusqu’à la réalisation d’une pleine autonomie16) à l’amère leçon historique des sagas nordiques, en syntonie avec le Zeitgeist de l’entre-deux-guerres. Dans l’intervalle s’est affirmé la nécessité d’un nouvel héroïsme qui ne passe plus par les clairons qui sonnent de la propagande militariste (le repli de Bilbo lors de la Bataille est significatif, tout autant que la décision de Tolkien de ne pas le transformer en un nouveau Siegfried17), mais par l’acceptation d’une véritable “responsabilité pour autrui” (E. Levinas) et qui est aussi et avant tout une révolte contre l’inacceptable, ce qui sera la grande leçon de cette lucide fable morale qu’est, entre autres choses, Le Seigneur des Anneaux.
Ces descentes dans la caverne du Soi et de l’Histoire sont aussi des plongées dans cet Autre Monde et cet Autre Temps qu’est la littérature. À la façon des anciens aèdes et conteurs, Tolkien multiplie le jeu des intertextes en une transsubstantiation quasi-alchimique18. Parmi des dizaines d’exemples, le repas des trolls conjugue les influences des frères Grimm (L’Habile Chasseur et le Valereux Petit Tailleur), des sagas (via la conférence de Helen Buckhurst, amie de Tolkien, sur la «lithification» diurne des trolls,) ou des créations des précurseurs victoriens telles que «Puss-cat Mew» de Knatchbull- Hurgessen dans Stories for My Children (1869). Le jeu se fait plus labyrinthique dans le passage central du jeu d’énigmes avec Gollum, dont Jean-Philippe Quadri retrace les innombrables sources (du Vafthrúdsimal au Livre d’Exeter en passant par le Dialogue de Solomon et Saturne ou les Izlenzkar Gátur de Jón Árnason) dans un minutieux article qui répond à une remarque borgésienne de Tolkien lui-même, écrivant dans The Observer (20/2/1938): «Il y a là du travail à faire sur les sources et sur les analogues. Je ne serais pas du tout surpris d’apprendre que le hobbit et Gollum ne voient démentie leur prétention d’en avoir inventé ne serait-ce qu’une seule».
Pour se perdre à loisir dans le dédale de ces intertextes tissés par le Grand Magicien des contes, le lecteur francophone peut désormais compter sur la superbe édition annotée par D. A. Anderson (Christian Bourgois éd, 2012) qui fourmille de détails philologiques et mythopoétiques. Agrémenté de quantité d’illustrations provenant de la riche tradition iconographique des centaines d’éditions et traductions précédentes, le livre constitue une véritable expérience de lecture qui nous replonge dans cette volonté enfantine témoignée par Tolkien lui-même dès son plus jeune âge de découvrir ce qui se cache derrière les légendes qui nous enchantent19.
Ce jeu avec le réservoir universel des contes du passé (véritable Pays enchanté de la littérature qui constitue ce que Tolkien nomme dans un célèbre article homonyme «la Faërie») crée, comme chez T. S. Eliot et les grands modernistes, une originalité nouvelle, aux antipodes de la «table rase» des avant-gardes20. Au moment précis où Walter Benjamin accuse le roman d’avoir tué le conteur primordial, Tolkien réussit à réinventer cette figure et par là à refonder les pouvoirs du romanesque.
«Les contes de fées offrent aussi, à un degré ou sur un mode particuliers, les choses suivantes: la Fantaisie, le Rétablissement, l’Évasion, la Consolation, toutes choses dont les enfants ont moins besoin, en règle générale, que les personnes plus âgées » (Fäerie; coll. 10/18; p. 176). La Fantaisie est une ” créance secondaire ” ayant la ” consistance interne de la réalité ” (p. 177), le Recouvrement correspond au retour d’une vue claire des choses (die Sache Selbst?) “débarrassées de la grise buée de la banalité ou de la familiarité” (p. 189), l’Évasion, loin d’être une fuite irresponsable, serait le moyen d’échapper à toutes les laideurs de la modernité et renouer notre relation interrompue avec la nature (par où l’on retrouve un heideggérisme tolkinnien). D’où l’importance de l’animisme quasi panthéiste dans l’œuvre, où tout, des oiseaux aux poneys de Beorn, parle et ressent. Enfin, la Consolation marque la fin heureuse des contes, “l’eucatastrophe” (bonne catastrophe) qui nie la défaite universelle finale, mais non les échecs ponctuels, comme le montre la mort tragique de Thorin, préfiguration de celles des divers héros du Seigneur.
C’est en ressuscitant l’ancienne Faërie, éclipsée par le positivisme et la crise épistémologique de la modernité, qu’émerge un véritable mythe personnel, celui de l’Anneau, Ouroboros mythique qui par sa symbolique composite extrêmement complexe va devenir, paradoxalement, l’emblème de la création tolkiennienne. Découvert par Bilbo dans la scène charnière du livre (le jeu d’énigmes avec Gollum, nourri d’une quantité époustouflante de références qui prennent le lecteur dans un autre jeu plus complexe, celui de la littérature elle-même), l’anneau va devenir l’embrayeur mythopoétique d’un univers en expansion, et le centre de la suite alors inattendue du roman, la Somme (au sens le plus authentiquement médiéval) du Seigneur des Anneaux21. La transformation du héros va être dès lors liée à celle de l’univers dans laquelle il existe à travers la figure justement circulaire de l’anneau. Et c’est le coup de génie que d’avoir trouvé dans la figure du hobbit le rôle central pour dire le déploiement épique de sa cosmogonie; parfait relais du lecteur pour l’introduire à un vaste monde que comme lui il ignore, parfaite figure d’une nouvelle crise des valeurs héroïques après le traumatisme de la Grande Guerre22.
La charmante simplicité du livre est, à l’image du pouvoir de l’anneau lui-même, un manteau d’invisibilité qui cache la complexité de l’effort à l’œuvre. «Il faudra sans doute de longues années avant que nous produisions de nouveau un auteur doté d’un tel flair pour les elfes» (32) écrivait un des premiers critiques du Hobbit, ne sachant pas encore l’étendue de l’Œuvre qui s’y annonçait et qui allait montrer de façon éclatante les pouvoirs ressuscités de la grande littérature médiévale et folklorique. Car Tolkien l’avait bien vu, au moment de la grande crise des arts occidentaux, la voie n’était pas nécessairement vers les Hommes Nouveaux d’un avenir radieux chanté par les avant-gardes et les totalitarismes, mais peut-être celle qui se ressourçait dans l’océan ininterrompu des récits du passé, puisant dans le plaisir inaugural et anthropologique de se raconter des histoires que toutes les cultures du monde partagent. Paradoxe du conservatisme au sein de la modernité qui unit Tolkien à la grande famille des nostalgiques lucides que furent T. S. Eliot, J. L. Borges, A. Cunqueiro, C. G. Jung, H. Heidegger ou H. Hesse.
D’où la mélancolie élégiaque qui traverse toute l’œuvre, cette idée que les humains ont perdu irrémédiablement la vieille harmonie qui les unissait aux autres créatures et aux forces magiques qui régissent l’univers (parmi quantité d’exemples «les hobbits ont un fonds de sagesse et de judicieux dictons qui restent en grande partie inconnus des hommes ou qui se sont effacés de leur mémoire il y a bien longtemps», 144). Signe de cette déchéance (qui incarne la tragédie de l’enfance irrémédiablement perdue), la Guerre, dont l’expérience (dans les tranchées de la Somme) aura traumatisé durablement Tolkien, qui verra avec horreur se reproduire les boucheries, décuplées au-delà de l’imaginable23. La Bataille des Cinq Armées, qui horrifie à juste titre Bilbo et transforme l’univers naïf du récit lui-même, préfigure l’univers sombre et agonistique du Seigneur des Anneaux, et la «résistible ascension» de Sauron, à peine cité dans Le Hobbit comme menace future (80), mais devenu l’enjeu principal de la quête de Bilbo dans la narration qu’en fera Gandalf à son fils Frodo (réécriture autant que «réimagination» du conte) dans L’Expédition d’Erebor. Ce texte, prévu comme Annexe A de la trilogie de l’anneau, comble les vides du récit initial en dévoilant le sens des mystérieuses allées et venues du Magicien, mais aussi le rôle de l’expédition dans le Grand Schéma des Choses. N’en déplaise le dégoût de l’auteur pour l’allégorisme, il est difficile de ne pas voir dans l’assombrissement du monde entre la version de 1937 et celle-ci de 1954 l’ombre du totalitarisme et de la dévastation mondiale.
C’est à la suite d’un nouvel assombrissement que l’œuvre de Tolkien a envahi les écrans du Village Global, trois mois à peine après le 11 septembre. Par une étrange inversion on attend maintenant le prologue à cette éblouissante saga, dont le ton sombre, à en juger par les bandes-annonce, mine la naïveté et la légèreté. Bien qu’on puisse d’emblée déplorer le découpage mercantile en une trilogie (l’idée étant de faire une sorte de «tie-in» entre les deux étapes de la saga, introduisant sans doute les éléments avancés par Gandalf dans sa narration rétrospective –d’où le retour de Christopher Lee en Saruman, entre autres), l’on ne peut douter de l’amour sincère voué par Peter Jackson, «grand imagier» de la magie tolkiennienne dans sa précédente saga, à un univers qu’il a su s’incorporer jusqu’au moindre détail. Et c’est peut-être en le restituant à la sombre épopée de l’Anneau que Le Hobbit dévoilera son véritable pouvoir initiatique, bien au-delà des trois adaptations cinématographiques précédentes (la version très courte de Gene Deitch en 1964 et celle de Rankin et J. Bass en 1977, suivie d’une très étrange version costumée soviétique, toutes les trois disponibles sur Internet). Parlant paradoxe que cette volonté de retranscrire dans le langage de l’art le plus emblématique de la modernité industrielle la magie première de la parole du conte restituée par celui qui fut peut-être le dernier des Grands Conteurs d’Occident, et dont la voix résonne toujours, familière, pour ceux qui en ont connu le charme.
1. Malgré le désintérêt marqué par Borges à l’égard du Britannique (Jorge Luis Borges: Conversations, Jackson, University Press of Mississippi, 1998, pp. 162-163), plusieurs critiques ont insisté sur les liens entre ces deux auteurs, résumés dans l’article de M. Hadis (2009). Au-delà des multiples analogies (connaissance des langues et des littératures germaniques médiévales, fascination pour les créatures fantastiques, des poétiques réflexives et des jeux intrafictionnels constants, etc.) Hadis souligne la radicale différence des deux trajectoires: «Al igual que Carroll, Borges propone juegos racionales que despojan de sentido al mundo; Tolkien, por el contrario, postula un mundo aún más orgánico y predecible que la realidad misma, regido por valores claros y definidos. Los personajes de Borges apenas si sienten su paso por la vida, siendo sus desgracias y fortunas una excusa para atestiguar lo inexplicable; en el otro extremo de la escala, los personajes de Tolkien se enfrentan a su destino de heroísmo o traición que le permite al lector vislumbrar (…) verdades incuestionables, mundos más tangibles y coherentes que el nuestro. (…) Yeste camino de fe cierta, de revelaciones totales, de esperanza y de eucatástrofe, como llamaba a este proceso Tolkien, es un camino lineal que Borges, el gran creador de laberintos, no estuvo nunca dispuesto a recorrer” (M. Hadis, 2009).
2. La référence à la magie domine symptomatiquement l’analyse stylistique faite par S. Walker, The Power of Tolkien’s Prose: Middle Earth’s Magical Style. New York: Palgrave-Macmillan, 2009
3. J. R. R. Tolkien, Lettres, 2005 [1981], n. 163
4. Sur cette question essentielle v. notamment V. Flieger, Logos and Language in Tolkien’s World. Kent, OH: Kent State University Press, 2002
5. H. Carpenter, J. R.R. Tolkien: Une Biographie, 2002 [1977], 159-160
6. Pour suivre le déroulement complexe du legendarium tolkiennien on consultera notamment E. A. Whittingham The Evolution of Tolkien’s Mythology: a study of The history of Middle-earth, Jefferson: McFarland and Company, 2008. Pour une vue d’ensemble de la mythologie de la Terre du Milieu la référence incontournable reste T. Shippey, The Road to Middle Earth: How J.R.R. Tolkien Created a New Mythology, Boston: Houghton Mifflin, 2003
7. 4e de couverture rédigé par Tolkien à la demande de Susan Dagnall et repris dans l’édition de D. A. Anderson.
8. “The hobbit houses, holes hidden in the mountainside, speak very well to the child’s inclination to hide in small places. Just like children, hobbits are fond of riddles, puns and lexical creativity that sometimes transgress grammatical norms. They are also curious to hear old tales and stories. Their habits of eating six times a day, of going barefoot, etc. bring them closer to childlike behaviour. The songs the main characters sing in The Hobbit are to a large extent cheerful, insubstantial and suitable for the enjoyment of little ones” (J. A. Poveda “Narrative Models in Tolkien’s Fiction” in H. Bloom, 2011, 80)
9. «Vous n’allez tout de même pas mettre en doute [les prophéties des vieilles chansons] simplement parce que vous avez contribué à ce qu’elles se concrétisent? Pensez-vous réellement que toutes vos aventures et vos péripéties ont été dictées par la chance, uniquement dans votre intérêt? Vous êtes quelqu’un de très bien, monsieur Bessac, et je vous aime beaucoup; mais en réalité, vous n’êtes vraiment qu’un tout petit bonhomme dans un monde bien plus vaste!». «Heureusement!» dit Bilbo en riant, et il lui tendit le pot à tabac». Cette acceptation finale, nouvel éloge de la «aurea mediocritas» qui clôt ce premier mouvement de la saga en devenir, est surtout l’humble acceptation d’une mystérieuse Providence qui aura fait de cet étonnant enfant (devenu ici adulte) la clé de la survie de tout cet univers menacé par l’emprise progressive du Mal.
10. Cette symbolique s’inscrit dans le projet tolkiennien de bâtir une “mythologie pour l’Angleterre» (Carpenter, 2002, 89), prolongement moderne du “nationalisme féerique” britannique qui remonte à The Faerie Queen de Spencer (1590). “The Hobbits are just rustic English people, made small in size because it reflects the generally small reach of their imagination, not the small reach of their courage or latent power (…)I’ve always been impressed that we are here, surviving, because of the indomitable courage of quite small people against impossible odds” (Carpenter, 2002, 180)
11. Par ses signes d’identité Bilbo est un des miroirs privilégiés de l’auteur, dont la présence implicite est dispersée dans son œuvre à la façon d’un démiurge: “I am in fact a Hobbit, in all but size. I like gardens, trees, and unmechanized farmlands; I smoke a pipe and like good plain food. I like, and even dare to wear in these dull days, ornamental waistcoats. I am fond of mushrooms (out of a field); have a very simple sense of humour (which even my appreciative critics find tiresome); I go to bed late and get up late (when possible). I do not travel much” (Carpenter, 2002, 179-180). P. C. Bramlett insistera sur cette analogie dans son etude I Am in Fact a Hobbit: An Introduction to the Life and Work of J.R.R. Tolkien. Macon, GA: Mercer University Press, 2003
12. La lecture jungienne de l’œuvre s’imposa dès les premières analyses critiques; la référence la plus exhaustive reste T. O’Neil, The Individuated Hobbit: Jung, Tolkien, and the Arch-Types of Middle Earth. Boston: Houghton Mifflin, 1979
13. Sur la logique raciale dans l’oeuvre on consultera avec profit l’étude de D. Fimi, Tolkien, Race, and Cultural History: From Fairies to Hobbits. London: Palgrave Macmillan, 2009
14. «Bilbo est à nouveau contraint à un choix. Il peut décider de faire bloc avec les Nains qui forment désormais sa famille (nature sociale = Moi). Il peut aussi obliger les Nains à prendre conscience de leur égoïsme, des risques qu’ils font courir à un grand nombre de personnes, et leur apprendre le sens du sacrifice (nature altruiste = Surmoi). C’est ainsi qu’il s’approprie l’Arkenstone comme sa part du trésor, puis y renonce et la donne à Bard pour que celui-ci ait un moyen de pression sur Thorin. Dans cette circonstance, Bilbo a choisi de privilégier le Surmoi, montrant que cette tendance ne doit pas être étouffée, simplement maîtrisée, car elle garde une certaine utilité et fait partie intégrante de la personnalité. Si le subterfuge du Hobbit ne parvient pas à arrêter la guerre, sa sanction morale est tout de même positive. L’action de Bilbo est saluée par les sages, Gandalf en tête. On comprend ainsi que Bilbo est parvenu au terme de son évolution» (id, ibid)
15. “Bilbo’s story fits into the rhetorical structure of children’s fiction, which combines the following features: an omniscient narrator that comments on events and addresses the reader directly, characters preadolescent children can easily identify with, an emphasis on the relationship between time and narrative development within the framework of a condensed narrative time, and a defined geography in which safe and dangerous spaces are separate” (J. A. Poveda “Narrative Models in Tolkien’s Fiction” in H. Bloom, 2011, 79)
16. “Thematically, The Hobbit is primarily concerned with increasing maturity. As Bilbo travels with the dwarves through adventures with trolls, goblins, and giant spiders, he changes from a frightened, passive, ineffectual lover of domestic comfort to a brave, realistic, active planner of events who is willing to take responsibility for himself and others” (K. W. Crabbe, “The Quest As Fairy Tale”, in H. Bloom, 2011, 47)
17. “These notes suggest that Bilbo Baggins might creep into the dragon’s lair and stab him. ‘Bilbo plunges in his little magic knife,’ he wrote. ‘Throes of dragon. Smashes walls and entrance to tunnel.’ But this idea, which scarcely suited the character of the hobbit or provided a grand enough death for Smaug, was rejected in favour of the published version where the dragon is slain by the archer Bard” (H. Carpenter, in H. Bloom, 2011, 59)
18. ‘One writes such a story,’ said Tolkien, ‘out of the leaf-mould of the mind’; and while we can still detect the shape of a few of the leaves—the Alpine trek of 1911, the goblins of the ‘Curdie’ books of George Macdonald, an episode in Beowulf when a cup is stolen from a sleeping dragon—this is not the essential point of Tolkien’s metaphor. One learns little by raking through a compost heap to see what dead plants originally went into it. Far better to observe its effect on the new and growing plants that it is enriching. And in The Hobbit the leaf-mould of Tolkien’s mind nurtured a rich growth with which only a few other books in children’s literature can compare” (H. Carpenter, in H. Bloom, 2011, 58)
19. Paraphrasant Freud, on pourrait dire que tout le «roman familial» bâti par Tolkien est une extrapolation de la question primordiale «D’où viennent les Hobbits?» (V. notamment D. Tiffeneau, La narrativité, CNRS 1980, 94)
20. Tolkien est d’ailleurs l’exemple même de «l’écrivain traditionnel” revendiqué par T. S. Eliot dans “Tradition and the Individual Talent” (1921): «The historical sense involves a perception, not only of the pastness of the past, but of its presence; the historical sense compels a man to write not merely with his own generation in his bones, but with a feeling that the whole of the literature of Europe from Homer and within it the whole of the literature of his own country has a simultaneous existence and composes a simultaneous order. This historical sense, which is a sense of the timeless as well as of the temporal and of the timeless and of the temporal together, is what makes a writer traditional. And it is at the same time what makes a writer most acutely conscious of his place in time, of his contemporaneity” (The Sacred Wood).
21. On assiste là à un véritable processus mythopoétique, puisque Tolkien ne «découvrira» lui-même que l’anneau est au centre de la guerre du Troisième Âge que plus tard: “When The Lord of the Rings was nearing its completion in 1947, he understood that he would have to change the account of how Bilbo obtained the Ring, as in the original version the ring had magical powers but was not the Ring of Power, the One Ring. Tolkien then revised parts of chapter five of the Hobbit to show that Gollum planned to kill Bilbo from the beginning, and that his ring was the One Ring. This revised version was published in the second edition of the Hobbit in 1951, along with a note from Tolkien explaining that this version was “the true story” that Bilbo eventually told Gandalf” (P. C. Bramlett “The Hobbit as Children’s Literature” in H. Bloom, 2011, 67)
22. “Tolkien did not want to be ironic about heroes, and yet he could not eliminate modern reactions. His response to the difficulty is Bilbo Baggins, the hobbit, the anachronism, a character whose initial role at least is very strongly that of mediator. He represents and often voices modern opinions, modern incapacities: he has no impulses towards revenge or self-conscious heroism, cannot ‘hoot twice like a barn-owl and once like a screech owl’ as the dwarves suggest, knows almost nothing about Wilderland, and cannot even skin a rabbit, being used to having his meat ‘delivered by the butcher all ready to cook’. Yet he has a place in the ancient world too, and there is a hint that (just like us) all his efforts cannot keep him entirely separate from the past”. (T. Shippey, “Sources, Origins and Modernizing the Past”, in H. Bloom, 2011,77)
23. J. Garth a fourni une étude minutieuse de ce traumatisme dans Tolkien and the Great War: The Threshold of Middle-Earth. Boston: Houghton Mifflin, 2003
H. Bloom (éd.), Bloom’s Guides, The Hobbit, NY, Infobase, 2011
T. S. Eliot, “Tradition and the Individual Talent”, The Sacred Wood 1921
M. Hadis “Prodigios y ficciones: coincidencias y desencuentros entre Borges y Tolkien” Hispamérica, Año XXXVIII, N. 112, 2009
Jean-Philippe Quadri, «”…un concours avec nous, mon trésor!”: étude du tournoi d’énigmes entre Bilbo et Gollum» in V. Ferré (éd), Tolkien, trente ans après (1973-2003), Paris, Christian Bourgois, 2004, pp.49-74
J. R. R. Tolkien, Le Hobbit Annoté (édition de D. A. Anderson), Paris, Christian Bourgois, 2012
J. R. R. Tolkien, Lettres, Paris, Christian Bourgois, 2005
Leiva, Antonio (2012). « Initiation à la fonction magique de la fiction ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-hobbit-initiation-a-la-fonction-magique-de-la-fiction], consulté le 2024-12-09.