Avec Iron Man, dont nous fêtons les 50 ans (Tales of Suspense, #39 Mars 1963), la super-héroïcité est toute entière externalisée; l’armure seule est dotée de superpouvoirs poussant jusqu’au bout le traditionnel clivage entre les deux personnalités, sociale et super-héroïque, devenue ici une scission du sujet: le dissolu Tony Stark, le métallique Iron Man…
Stark est d’emblée conçu par Stan Lee comme un antihéros, figure du «capitalisme quintessenciel» (dont la fortune est basée sur le commerce amoral des armes) qui a priori allait être détesté par le lectorat adolescent et collégial de la Marvel… là était le défi initial:
I think I gave myself a dare. It was the height of the Cold War. The readers, the young readers, if there was one thing they hated, it was war, it was the military….So I got a hero who represented that to the hundredth degree. He was a weapons manufacturer, he was providing weapons for the Army, he was rich, he was an industrialist….I thought it would be fun to take the kind of character that nobody would like, none of our readers would like, and shove him down their throats and make them like him….And he became very popular. 1
Basé sur le tycoon archicélèbre Howard Hughes, inventeur, aventurier, multimillardaire, playboy, toxicomane et sévèrement paranoïaque, Stark était voué à être une figure liminaire, visage ambigu du rêve américain qui peut à tout moment tourner au cauchemar, la réussite matérielle n’étant plus alliée, comme le pensaient les Pères Fondateurs, à la poursuite du salut. Comme Gatsby (dont on fête la résurrection filmique) et tant d’autres tycoons littéraires, Stark est un être fêlé.
Véritable Dédale, emblème de la Techné toujours ambivalente dans la culture populaire (il est l’équivalent, dans l’Univers Marvel d’un combiné improbable de Hughes, de Charles Wilson et de Steve Jobs) il est aussi un être profondément blessé selon la tradition romantique: le shrapnell qui a longtemps menacé son cœur, suite à un accident fondateur (selon la logique super-héroïque) au cœur de la guerre du Vietnam qui allait porter un coup décisif à l’imaginaire états-unien, fait figure de symbole. Il s’agit non seulement du cœur de la lyrique amoureuse, qui fait de Stark un éternel coureur de jupons incapable d’aimer (bien que sa relation avec sa secrétaire se sentimentalise progressivement, sans doute sous l’influence du lectorat féminin qui le consacra, phénomène unique dans le Panthéon Marvel), mais aussi du cœur de la tradition épique, au sens de la vaillance; à travers lui, et dans l’ombre de Hughes qui plane sur cette menace (l’alcoolisme se substituant à la folie dans le plus célèbre cycle narratif de la saga, «Demon in a Bottle», #116, Nov. 1978), c’est tout le cœur de l’Amérique qui, au cœur de la Guerre froide, est menacé de mort.
D’où la mathesis du contraste qui fonde le personnage: cet être en sursis, intimement défaillant, va édifier, pour survivre, une armure invincible. Extrapolation du pacemaker, dont la première utilisation en 1958 changea radicalement l’imaginaire médical (et, partant, celui de nos propres corps), cette armure qui est premièrement destinée à ralentir la progression du mal dans le corps de l’industriel devient le fantasme de l’Arme Ultime, condensé en forme humaine de toute la technologie guerrière de l’ère atomique. Le couple Stark/Iron Man est ainsi tout entier un emblème du complexe militaro-industriel qui venait d’être dénoncé par Eisenhower en 1961, en tant qu’agent (Stark) et produit (Iron Man), mais aussi en tant que contamination de l’un par l’autre, la marchandise meurtrière s’anthropomorphisant alors que le producteur lui-même se réifie (en une sorte de «marxisme magique», comme l’on parle ailleurs de «réalisme magique»).
Une première lecture de ce fétichisme de l’armure en fait, dans le sillage des théories psychanalytiques appliquées aux superhéros par Fredric Wertham dans sa croisade contre la Seduction of the Innocent (1954), un substitut simplement phallique: la rigidité de ce corps de métal, dont le casque initial était clairement un prépuce, s’opposant à la hantise de l’impuissance qui, sous le cœur menacé, vise un autre organe tout aussi vital pour l’imaginaire de la virilité. Par un mécanisme de défense tout classique, la “pénétration” de ce corps par le shrapnell qui progresse vers son cœur, liant au viol de l’intégrité corporelle le spectre de l’impuissance, s’inverse en omnipuissance externalisée, corps impénétrable devenu véritable Système de l’Agression.
Ce fantasme n’est pas innocent. Il a toute une histoire, s’inscrivant dans «l’utopie conservatrice du corps mécanisé» qu’analysa Klaus Theweleit dans son étude sur les fantasmes guerriers et sexuels des Freikorps allemands, troupe de choc de volontaires qui continuent la guerre en défiant le traité de Versailles et annoncent, par différents biais, la venue du national-socialisme (Male Fantasies, 1987). W. Benjamin avait déjà justement relevé, en appendice à son célèbre opuscule sur L’Œuvre d‘art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935) le rêve de mécanisation du vivant à l’œuvre dans l’esthétisation de la politique par le fascisme; le philosophe allemand citait le manifeste en faveur de la guerre coloniale en Éthiopie (1935) que le chef de file des futuristes italiens F. T. Marinetti venait juste de proclamer: «La guerre est belle, parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve d’un homme au corps métallique».
La métaphore de «l’homme de fer» (qui avait déjà nourri le folklore –pour preuve, le Iron John des frères Grimm qui sera revendiqué par R. Bly dans son entreprise de «revirilisation» du mâle américain, émasculé par une culture féminisée- et la politique –Bismarck proclamé «Chancelier de Fer», en attendant Thatcher) s’empare de l’idéal guerrier, le soldat se rêvant, selon l’épithète homérique dont on affuble Superman lui-même, en véritable «homme d’acier»: «The most urgent task of the man of steel is to pursue, to dam in and to subdue any force that treatens to transform him back into the horribly disorganized jumble of flesh, hair, skin, bones, intestines, and feelings that calls itself human» (Theweleit, 1987, 160).
Ce corps d’acier s’oppose ainsi aux fluides qui sans cesse le menacent, articulant la «métaphysique corporelle» du fascisme:
Two basic types of bodies exemplify the corporal metaphysics at the heart of fascist perception. On the one side there is the soft, fluid and ultimately liquid female body which is a quintessentially negative “Other” lurking inside the male body. It is the subversive source of pleasure or pain which must be expurgated or sealed off. On the other there is the hard, organized, phallic body devoid of all internal viscera which finds its apotheosis in the machine. This body-machine is the acknowledged “utopia” of the fascist warrior. (Theweleit, xix)
Par un double mouvement ces mâles proto-fascistes repoussent leurs émotions qu’ils jugent “féminines” par leur extrojection, leur opposant l’érection de l’armure corporelle qu’ils fétichisent, arme pure vouée à la dévastation des flots menaçants et indifférenciés de fluides associés à la féminité (et à cette forme d’extrême monstruosité qu’est l’homme-femme homosexuel), mais aussi aux masses prolétariennes, juives ou tout simplement étrangères.
The armor of the soldier male may transform his incarcerated interior into the fuel that speeds him forward; or it may send it spinning outward. As something external to him, it can then be combatted; and it assails him constantly, as if it wished him back: it is a deluge, an invasion from Mars, the proletariat, contagious Jewish lust, sensuous woman.» (Theweleit, 162)
L’identité masculine s’érige ainsi en pure extériorité du corps-armure pour conjurer et détruire le féminin et, à travers lui, la peur phobique de la dissolution du Moi, expliquant, plus qu’une quelconque «idéologie» politique «l’expérience intérieure» du militarisme fasciste: «the armored organization of the male self in a world that constantly threatens it with disintegration provides the key to understanding the emotional underpinnings of fascist militarism. The self is mechanized through a variety of mental and physical procedures: military drill, countenance, training, operations which Foucault identified as “techniques of the self” (Theweleit, xvii). L’Homme Nouveau rêvé par le fascisme est ainsi un Homme-Machine, plus encore, un corps-armure:
The new man is a man whose physique has been machinized, his psyche elmininated –or in part displaced into his body armented. We are presented with a robot (…) [whose] knowledge of being able to do what he does is his only consciousness of self (…), a man with machinelike periphery whose interior has lost its meaning. (…) The soldier male responds to the successful damning in and chaoticizing of his desiring-production from the moment of his birth by fantasizing himself as a figure of steel: a man of the new race. (Theweleit, 162)
L’idée du corps devenu armure, fusionnant avec ses armes, revient ainsi sans cesse dans les œuvres (correspondances, poèmes, romans) produites par les Freikorps: «these men were living guns» (F. Schauwecker); «was I now perhaps one with the weapon? Was I not machine– cold metal?» (E. von Salomon); «What purpose would be served by all these weapons leveled against the universe, were they not intertwined with our nerves, were it not our blood that hissed on every axis. (E. Jünger)» (Theweleit 1987, 179)2. «War is a function of the body of these men… [They are] all arms, speeding bullet, steel enclosure. [They] wear a coat of steel that seems to take the place of [their] missing skin. [They are] collected, directed toward one strict goal: in this sense [they are] controlled in the extreme.», explique Theweleit (192).
Symptomatiquement Theweleit lui-même illustre son ouvrage juxtaposant les affiches nazies avec des planches de Spider-Man (160), Captain America (178) ou Thor (181) (passant à côté, hélas, de celui qui illustre au mieux, comme on est en train de le voir, sa théorie) pour montrer la permanence d’une iconographie et, plus encore, d’une configuration psychique. Le parallélisme est, certes, abusif, s’inscrivant d’emblée dans la longue tradition qui voit la superhéroïcité comme une sorte de fascisme pop de substitution3. Imperméable à la complexité des récits (n’oublions pas que la «révolution Marvel» fut suivie avec enthousiasme par la génération contestataire des sixties qui s’identifiait aux nouveaux superhéros devenus, en un sens lukacsien, «problématiques»), cette simple juxtaposition (qui n’est pas théorisée dans le texte) n’est pas probante, faisant plutôt preuve de réductionnisme très discutable.
Mais les théories de Theweleit n’ont pu passer inaperçues aux analystes du phénomène superhéroïque. Affinées, nous les retrouvons notamment dans l’étude attentive de S. Bukatman, pour qui
Superhero bodies, despite their plasticity are armored bodies, rigid against the chaos of surrounding disorder. While permitted the narcissistic luxury of self-doubt, their power and their ultimate triumph are guaranteed; their stories are already written. We are deep within what Theweleit called “the conservative utopia of the mechanized body” (…) Superhero comics replay this struggle [between the erotic and the destructive] unabated, as the display and experience of power become especially hysterical. Erotic energies are sublimated into (other) bodily traumas, emissions and flows: battles or the task of controlling the power are acts of self-protection that channel energy flow into focused blasts of multicolored destruction. (2003, 56).
Le corps-armure d’Iron Man est celui qui, dans le panthéon superhéroïque, se rapproche le plus de la filiation fantasmatique avec les hommes d’acier étudiés par Theweleit. Lui seul transfère toute héroïcité à son armure qui lui reste en grande partie extérieure, tandis que les autres jouissent dans leurs corps mêmes du «devenir-armure». Ils sont en cela plus proches du fantasme du bodybuilding (comme l’illustre notamment Batman, qui par ailleurs partage, via Bruce Wayne, maint trait avec Tony Stark/Iron Man) qui dès les origines est associé au culte super-héroïque: plusieurs annonces pour le programme de Charles Atlas (lui-même proche du culte du corps athlétique érigé par le fascisme italien4) accompagnent déjà les premiers comic-books, extension «pratique» des rêves de puissance fictionnalisés dans les récits. «Always spectacular in superhero comics, the body is now hyperbolized into pure, hypermasculine spectacle. (…) the exaggerated musculature suggests the parallel phenomenon of body-building”… Ironiquement, toute la publicité d’Iron Man 3 dans le journal Métro tourne autour de l’entretien avec son personal trainer, comme si l’aura de l’armure devait contaminer le corps de Stark, et, partant de son interprète lui-même!
L’opposition entre le corps-armure et le corps bodybuildé est néanmoins significative. «One doesn’t so much admire bodybuilders for what they can do as far as what they look like they can do. The look of power, virility, prowess, counts for more than function, and has more in common with the world of modeling, beauty contests or cinema idols than that of sports heroes» (S. Bukatman, 59). Les superhéros annoncent en cela les «corps durs» (Hard Bodies) reaganiens, déjà évoqués dans ces pages, et singulièrement marqués par l’apothéose mainstream du bodybuilding (bien que le corps souffrant et «naturel» d’un Rambo se présente aux antipodes du corps super-héroïque, dont il se veut, précisément, la «naturalisation» mythographique). De cette splendeur, Tony Stark est irrémédiablement coupé, n’ayant pour «corps dur» que son armure5.
Par là Iron Man est sans doute la figure qui rapproche le plus la fascination superhéroïque des fantasmes d’un militarisme pur (lequel reste exceptionnel pour les autres membres du Panthéon Marvel, bien que certains contextes de propagande, depuis la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la guerre d’Irak, embrigadent ces icônes populaires dans l’effort de guerre de la Nation) qui, par ailleurs, est présenté dans la saga comme problématique: Stan Lee, on l’a vu, a d’emblée placé l’Homme de Fer dans la position de symbole néfaste honni par la génération du Peace and Love. Ce compromis voue Stark à devenir l’instrument du pouvoir, en un moment où celui-ci est contesté de toutes parts, faisant de lui une sorte d’antihéros comme son collègue Nick Fury, symptomatiquement rescapé des comics books de propagande guerrière d’une guerre déjà oubliée, celle de Corée.
Cette adscription aux pouvoirs explique aussi la logique qui pousse Iron Man à présider le groupe des Avengers, extrapolation de l’impérialisme états-unien en véritable Police du Monde (dont le but officiel est prétendument
to protect and safeguard the planet Earth, its inhabitants and resources, from any and all threats, terrestrial or otherwise, which are or might prove to be beyond the power of conventional forces to handle“). On retrouve alors la logique de la fusion dans une totalité guerrière chère aux Freikorps: «The longing for orgasmic battle begins to account for the appeal of the superhero team (Avengers, etc). The “new combat machine”, the clash of two bodies of troops, a new unified concentration of energy by means off the consolidation of a number of warriors into one deindividualized and mechanized unit (…) a battle formation, an Überkorps of reciprocally reinforcing body armors. (S. Bukatman, 2003, 56)
Il n’est pas hasardeux que ces superhéros reviennent de force avec l’Administration Bush (avec laquelle collabora activement l’équipe des Avengers!) et accompagnent maintenant sur les grands écrans le retour des Action Heroes reaganiens déjà analysé ici. Il s’agit d’un véritable réarmement symbolique de l’Amérique après le 11 septembre.
Cela est on ne peut plus évident dans le dernier avatar cinématographique du héros, Iron Man 3 (2013) qui s’inscrit dans toute une mouvance fictionnelle érigée en idéologie de compensation face au traumatisme de la Nation (dont il s’agit par ailleurs d’exploiter les ressorts émotifs pour mieux vendre le produit, sorte de cure imaginaire). Une déréalisation entre enfantine et cynique se produit alors qui fait du “terrorisme un pur jeu” comme l’écrit Manhohla Dargis:
filmmakers who use the iconography of Sept. 11 and its aftershocks, want to have it both ways. They want to tap into the powerful reactions those events induced, while dodging the complex issues and especially the political arguments that might turn off ticket buyers. The result is that in some movies Sept. 11 —along with Afghanistan, Iraq, terrorism, the war on terror and torture— registers as just a device, at once inherently political and empty, in a filmmaker’s tool kit.“Iron Man 3” uses that iconography in the extreme, with a terrorist figurehead, the Mandarin (Ben Kingsley), made up to look like Osama bin Laden; a televised execution; Middle East locations; American soldiers; and a complexly choreographed scene of falling bodies. It all looks and sounds familiar, though this is strictly Marvel’s world, with its own rules and reality.» (“Bang, Boom: Terrorism as a Game”, New York Times, 2 mai 2013)
La promotion même du film fonctionne autour de cette déréalisation, essayant de la faire passer (c’est le propre de l’idéologie même) pour une véritable réflexion. Ainsi Gwyneth Paltrow, la charmante secrétaire “Pepper Potts” qui incarne une pure domesticité à laquelle le volage et torturé Stark ne peut véritablement se soumettre sans perdre son statut superhéroïque, véhicule dans la presse le message omniprésent de la “guerre de la Terreur”: «We do live in an unsafe world. That’s a true thing. I’m dealing with this now with my seven-year-old. He’s learning that the world is unsafe and there are people who do harmful things. I don’t think there is anything wrong with presenting that idea. We can’t lie to our children and pretend the world is perfect… it’s part of a bigger conversation.» (Foxnews, 17 mai 2013). Il s’agit, on le voit, de rédupliquer le “storytelling” officiel du complexe médiatico-culturel.
La rivalité avec Captain America (que l’on aurait tort de réduire à une simple figure de propagande, comme le montre la complexité de sa saga) est elle aussi significative, opposant au sein des Avengers le Républicain Rockefellerien qu’est Stark au Démocrate Rooseveltien qu’incarne le capitaine sorti de sa longue hibernation. Contre les réticences de ce dernier, qui ne veut à aucun prix tuer ses adversaires, le pragmatique Iron Man engagera Wolverine, se justifiant par la rhétorique même des Faucons de la «guerre contre la Terreur» («the world is different now and we can’t afford not to have him. We’re going to need someone to go to that place that we can’t. And you know exaclty what I mean”…). Plus proche des technocrates du complexe militaro-industriel, Iron Man devient même une sorte de collaborationniste lorsqu’il se soumet au Superhuman Registration Act qui vise à encadrer tous les superhéros dans la structure du Big Government, faisant d’eux des simples fonctionnaires défenseurs de la Loi. Captain America s’érige quant à lui en leader de la révolte anti-autoritaire qui remonte fantasmatiquement à la guerre d’Indépendance tout en inaugurant une véritable Guerre civile entre les superhéros (la référence historique à la Sécession faisant de l’inscription une sorte d’analogon de l’esclavage) dans le mégacycle justement intitulé Civil War (2006).
Enfin, le fétichisme du corps-armure poussera inévitablement l’Homme de Fer vers la figure militariste du cyborg. Si l’armure reste initialement un exosquelette (bien que subsiste la question, très débattue dans la communauté geek, de savoir si le lien vital qui l’unit au corps de Stark pour repousser électromagnétiquement le shrapnell n’en fait pas, dès l’origine, un être cybernétique6), on ne peut nier l’influence du travail pionnier de N. Wiener, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and Machine (1948). Le terme même de cyborg avait été introduit trois ans avant la création d’Iron Man dans l’article fondateur de M. Clynes et N. Kline «Ciborgs and Space» qui introduisait dans l’imaginaire scientifique le fantasme science-fictionnel de «l’homme augmenté», adapté à l’exploration de l’espace extérieur (une des armures d’Iron Man, MKI, se spécialisera précisément dans cette tâche dès le numéro #142 de janvier 1981). Mais c’est en tant que machine de guerre que le cyborg va conquérir l’imaginaire, fusionnant comme Iron Man le fantasme du corps-armure avec celui de l’automate disciplinaire (dont Foucault a justement souligné l’importance dans le paradigme disciplinaire introduit par l’armée moderne). Un an après la naissance d’Iron Man, l’enfant terrible de la New Wave Science Fiction Harlan Ellison écrivait pour la série culte The Outer Limits les épisodes “Demon with a Glass Hand” et «Soldier» où était déjà en germe la figure iconique du Terminator.
Vouée à la cyborgisation, l’armure d’Iron Man fusionnera ainsi progressivement avec son propriétaire, notamment dans le cycle de «Extremis» créé par l’enfant terrible des comics Warren Ellis (Extremis est un virus techno-organique injecté dans le corps de Tony afin de le reconstruire de l’intérieur en tant qu’Iron Man, véritable introjection au sens freudien) et qui inspire la saga cinématographique en cours (notamment son très divertissant dernier épisode, Iron Man 3, tout récemment sorti en salles). Là encore il ne s’agit pas d’une simple exaltation du devenir-cyborg puisque subsiste la dichotomie centrale qui rend cet être divisé perméable au pathétisme, «armored in the outside and lost in the inside» comme le souligne Grant Morrison:
he was the millionaire man-and-machine cyborg we were all becoming, grafted to our phones and VDUs (…). Iron Man reminded us that our man-machine future was more than a simple triumph of soulless technology but involved an exchange, an eroticization and softening of metal’s contours. Iron Man was no robot, as he may have appeared at first (…), the man of metal had a shattered heart of shrapnel. Tony Stark became (…) the wounded soul in the military machine that helped to sell a war and humanize its warriors.» (G. Morrison, 2012, 378-9).
Cette dichotomie reprend la faille intime qui est le trait essentiel des superhéros de la «révolution Marvel» introduite par Stan Lee dans l’effervescence des sixties: «The self-pity that underlies so many superhero titles since the 1960s (the sensitive new age mutant syndrome) indicates an awareness of emotional need but only within a hypermasculine context. (…) The overdeveloped body remains a compensation for an underdeveloped ego, a way of hiding inadequacy behind an armored body” (S. Bukatman, 65). L’Homme de Fer est ainsi, envers et contre tout, le frère spirituel de Peter Parker, Bruce Banner et autres malheureux X-Men.
Cette dynamique d’inadéquation entre le corps psychique et les mutations du corps physique correspond notamment à la transition hormonale de l’adolescence, qui reste non seulement le public cible (ainsi que son prolongement, «l’adulescence» dont nous sommes tous désormais peu ou prou complices), mais aussi le statut de ces éternels adolescents que sont les superhéros, à l’instar des dieux grecs à la jeunesse perpétuelle. En proie à un corps en mutation, l’adolescent se rêve une armure impénétrable pour cacher son désarroi intérieur (Iron Man est, de fait, présenté officiellement comme le «garde du corps» de Stark, très justement incarné au cinéma en éternel «adulescent» par Robert Downey Jr.). Il lui faudra, pour mûrir, savoir se départir de cette excroissance. De même, comme le souligne Theweleit sur les pas de Lucie Irigaray, les hommes devront apprendre à «démonter» cette forme qu’ils ont appris à désirer comme virilité et qui les enferme, de fait, dans un carcan mortifère7. Tony Stark réussira-t-il, alors, à se défaire d’Iron Man?
1. J. White, “The story behind Iron Man”, TotalFilm
2. Plus explicite encore, une description de Jünger sur les hommes au combat («This was a whole new race, energy incarnate, charged with supreme energy. (…) These were conquerors, men of steel tuned to the most grisly battle. Sweeping across a splintered landscape, they heralded the final triumph of all imagined horror“) anime la réflexion de Theweleit sur les “Figures d’Acier”: “Jünger’s imaginary man is portrayed a s a physical type devoid of drives and of psyche (…) since all his instinctual energies have been smoothly and frictionlessly transformed into functions of his steel body. This passages seems to me to crystallize a tendency that is evident throughout Jünger’s writing: a tendency toward the utopia of the body machine. In the body-machine the interior of the man is dominated and transformed (…). For Jünger, then, the fascination of the machine apparently lies in its capacity to show how a man might “live” (move, kill, give expression) without emotion. Each and every feeling is tightly locked in steel armor.» (Theweleit, 159)
3. Rappelons que le lien entre les superhéros et le fascisme était en fait déjà un topos établi lorsque Wertham le popularisa. Dès 1941 J. F. Vlamos accusait Superman et ses émules de “hitlérites” incarnant “l’homme nihiliste de l’idéologie totalitaire” tandis que S. North voyait dans “l’héroïsme à la Superman” “a pre-fascist pattern for the youth of America through the principle of emulation.” Ironiquement, les S.S. allemands eux-mêmes souscrivaient à cette interprétation comme le montre cette publication de leur journal Das Schwarze Korps, évoquant la naissance de Superman: “Jerry looked about the world and saw things happening in the distance, some of which alarmed him. He heard of Germany’s reawakening, of Italy’s revival, in short of a resurgence of the manly virtues of Rome and Greece. ‘That’s fine,’ thought Jerry, and decided to import the idea of manly virtue and spread them among young Americans. Thus was born this ‘Superman.’” v. Chris Gavaler, “Fredric Wertham: Not a Complete Idiot After All”
4. Le magazine Physical Culture de Macfadden qui intronisa Atlas publiait aussi des articles célébrant les mesures eugénistes fascistes et Nazies tandis que le programme lui-même avancé par l’Italo-Américain –et toujours populaire- garde des tons pour le moins ambigus (“You will take pains todevelop your human machine—the body—to a state of perfection, until you arriveand become a MASTER OF MEN because you have learned to become MASTER of your own body. Aim to develop strength of character as well as strength of mus-cle. Make discipline an ally rather than an enemy”); L. Cohen fera référence à Atlas comme «Charles Axis» dans son roman Beautiful Losers (1966), ridiculisant toute la mystique du bodybuilding comme dérive fascistoïde.
5. Alors que c’est le corps même de ses confrères superhéros qui est une armure, comme le signale, à la suite de R. Dyer et d’autres, Lisa De Tora: «The skin-tight costume declares a sense of invulnerability, the skin the only protection required in the heat of battle and maleness thus marked by an impenetrable rigidity. R. Dyer speaks of comic book heroes in terms of “bodybuilt bodies”, “hard and contoured, often resembling armour” (1997, 265) (…) [and] oddly contradictory (naked but at the same time “all armor”)” (L. de Tora, 2009, 247)
6. Voir, parmi maint témoignages de ce débat dans l’exégèse geek: «No, Iron Man is not a cyborg. A cyborg or cybernetic organism, as commonly depicted in science fiction, e.g., Robocop, Terminator, The Six Million Dollar Man, and Darth Vader, is a fusion of living tissue and synthetic components. This synthesis of organic and artificial systems can produce a wide variety of effects including, but not limited to, enhanced strength, speed, reflexes, endurance, intelligence etc. Iron Man is a “superhero persona”, a man who is wearing/operating a suit of powered armor (an ‘exoskeleton’) that could be worn by different people. Stark does, however, have an embedded chest piece, intended as a life saving device and capable of interacting with the armor”. Iron Man FAQ, IMDb
7. “Men, [Irigaray] suggests, should begin to dismantle the “form” they have always wished to be, to make fluid its contours, to take pleasure in contradictions, opennesses, powerlessnesses (no longer to live as killers)… Then perhaps we might see what could become of productive desiring-machines hitherto banished into internal exile, where they manufacture sicknesses, only occasionally exploding outward as murdering-machines, or as ticking monsters that throw man’s individual components into chaos and fragment him” (Theweleit, 1987, 107).
S. Bukatman, Matters of Gravity: Special Effects and Supermen in the 20th Century, Duke University Press, 2003
L. de Tora, Heroes of Film. Comics and American Culture. Essays on Real and Fictional Defenders of Home, Jefferson, London: McFarland, 2009
G. Morrison, Super Gods: What Masked Vigilantes, Miraculous Mutants, and a Sun God from Smallville Can Teach Us About Being Human, Spiegel & Grau, 2012
K. Theweleit, Male Fantasies, vol 2, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1987
Iron Man, Demon in A Bottle, compilation Marvel
Iron Man, Extremis, compilation Marvel
Leiva, Antonio (2013). « Le fétichisme de l’Homme de Fer, des Freikorps à Iron Man ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-fetichisme-de-lhomme-de-fer-des-freikorps-a-iron-man], consulté le 2024-12-21.