On utilise souvent le terme de «populisme» de manière hasardeuse en Europe. L’épithète «populiste» peut être attribuée à des personnalités très différentes comme Jean-Luc Mélenchon, Pierre Poujade, Silvio Berlusconi ou encore Jean-Marie Le Pen. De l’autre côté de l’Atlantique, le terme renvoie plutôt à une idéologie très précise fondée sur l’alliance privilégiée des ouvriers d’usine et des petits fermiers indépendants, il se proposait de remplacer le “gouvernement de Wall Street, par Wall Street et pour Wall Street”- selon la formule de Mary Elisabeth (1850-1933)- par le “gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple”1. Déjà présent dans la culture américaine dès la guerre d’indépendance des colons britanniques d’Amérique du Nord contre la Grande-Bretagne de 1775 à 1783, le populisme américain a surtout connu son heure de gloire avec The People’s Party en 1890. De fait, ce parti populiste a cristallisé la colère des fermiers américains (dont des Afro-américains2) très endettés de la fin du XIXe siècle. Ce mouvement agraire était attaché aux idéaux pionniers et se méfiait du développement économique et du salariat (qu’il jugeait incompatible avec la liberté et la démocratie). Selon l’historien Christopher Lasch, cette idéologie n’était pas réservée aux fermiers, mais s’est également répandue parmi les ouvriers des grandes villes3. Les Populistes défendaient l’égalité des chances, une libre entreprise tempérée par le common sens4 (le bon sens), un pouvoir détenu par des hommes vertueux. De plus, ils soutenaient également toute forme d’opposition à la haute-finance, aux machines politiques centralisées, au fédéralisme omniprésent, à l’intellectualisme citadin. Les héros des Populistes se nommaient Jésus-Christ et surtout Abraham Lincoln. Ce dernier incarnait, en plus de l’humanisme, la possibilité pour le common man (l’homme ordinaire) de devenir Président des États-Unis.
L’influence de l’idéologie du populisme américain sur le cinéma hollywoodien est également indéniable. Les films qui décrivent la vie quotidienne des hommes “ordinaires” de l’Amérique et leur lutte contre la corruption du système politico-économique sont qualifiés de “populistes”. La version hollywoodienne du populisme souhaite surtout mettre en avant des valeurs traditionnelles américaines comme le sens de l’effort pour la réussite, les relations de bon voisinage, l’honnêteté, l’ingéniosité ou la résilience du common man. Ces vertus lui permettent de triompher de la corruption des élites. On reconnait immédiatement une grande partie des idées qui ont permis le succès du People’s party au XIXe siècle. Toutefois, le cinéma hollywoodien s’inspire plutôt de l’esprit du populisme5 (un leader qui vient du peuple, la majorité est spoliée par une minorité mal intentionnée, adhésion aux valeurs traditionnelles, optimisme, la vertu vient des gens simples…) plutôt que du programme politique détaillé du parti agraire.
Le réalisateur David W. Griffith a sans doute été le premier à mettre en image l’esprit contestataire du populisme dans ses courts-métrages Corner in weath (1909) et One is business, other is crime (1912). Dans le premier, un spéculateur fait monter les cours à la Bourse du blé (et doubler le prix du pain) afin de s’enrichir au détriment de la misère du peuple. L’auteur utilise son fameux montage parallèle afin de mettre en avant l’iniquité de la situation. D’un côté, le magnat profite de son enrichissement avec un fastueux festin. De l’autre, le peuple affamé ne peut plus s’acheter du pain. Finalement, le spéculateur est puni de sa rapacité. Quelques années plus tard, One is business, other is crime continue de propager une vision du monde proche de celle du populisme américain. Un judicieux montage alterné décrit le destin de deux jeunes couples. L’un est pauvre, le mari est chômeur et est tenté de voler malgré les promesses faites à sa femme. L’autre couple est riche, mais le mari veut accepter un important pot-de-vin dans le cadre d’un vote pour l’attribution d’un marché. Désespéré, le chômeur décide de cambrioler la maison du corrompu. Surpris par la femme de ce dernier, le pauvre homme se repentit et permet à la jeune femme de découvrir la tentative de corruption de son mari. Finalement, le riche mari va retrouver son common sense et refuser le pot-de-vin. Plus important, il va offrir du travail au chômeur. Ce court-métrage démontre que l’entraide et le common sense sont indispensables au bon fonctionnement de la société américaine.
Malgré tout, les films des années 30 restent l’apogée du cinéma populiste à cause de la terrible crise économique de 1929. La comédie populiste est clairement un plaidoyer pour la justice sociale. Il permet, sur un ton léger, de mettre en valeur le common man, l’homme anonyme. Les comédies populistes sont plutôt optimistes et mettent en avant des valeurs comme la simplicité et l’honnêteté. La campagne ou les petites villes américaines sont décrites comme des lieux préservés de la corruption des grandes métropoles. Les idéaux des pères fondateurs des États-Unis (comme le rêve américain) sont également célébrés. La comédie populiste s’inspire aussi du roman Letters of Major Jack Downing de Seba Smith publié en 1830. Selon Wes Gehring6, le personnage de Jack Downing représente le Crackerbarrel Yankee philosopher (que l’on peut traduire par «philosophe de comptoir») et possède de nombreuses caractéristiques.
Le Crakerbarrel Yankee philosopher est un homme respectable, habitant une petite ville et exerçant un emploi honnête. Il aide ses voisins notamment en leur prodiguant des conseils pleins de bon sens. Une figure que l’on retrouve finalement dans la plupart des films populistes.
Le cinéaste Frank Capra est l’un de ceux qui ont le mieux retranscrit le populisme américain sur grand écran7 en compagnie de films comme L’extravagant Mr Ruggles de Leo McCarey (1935) ou encore Vers sa destinée de John Ford (1939). L’extravagant Mr Deeds (1936), sans doute le chef-d’oeuvre de son auteur, décrit l’arrivée d’un homme un peu naïf à New-York. Longfellow Deeds (Gary Cooper) a été habitué à l’entraide et au bon voisinage dans sa petite ville de Mandrake Falls. Le contraste avec la grande ville urbaine et déshumanisée va chambouler le jeune héritier. Frank Capra met en scène de manière évidente l’esprit du populisme américain dans cette comédie où l’humanisme et le common sense de Deeds triomphent du cynisme de l’élite. Frank Capra a toujours voulu rappeler les mythes fondateurs de l’Amérique à ses spectateurs. En effet, le cinéaste originaire de Sicile montre souvent ses héros se ressourcer auprès de monuments symboliques. Ainsi, Deeds se rendra devant le tombeau du président Ulysses Grant (autre symbole du rêve américain). En plein doute, Jefferson Smith (James Stewart) retrouvera la force de se battre pour la justice devant la statue imposante de Lincoln dans Monsieur Smith au Sénat (1939). On peut également noter que les personnages de Frank Capra rappellent le Crackerbarrel Yankee philosopher de Seba Smith. Longfellow Deeds ou Jefferson Smith viennent de la campagne, sont idéalistes et pleins de bon sens.
De son côté, le cinéaste John Ford souhaite également de mettre en valeur le fameux Crackerbarrel Yankee philosopher avec sa trilogie Doctor Bull (1933), Judge Priest (1934) et Steamboat Round the Bend (1935). Le réalisateur s’associe avec l’acteur Will Rogers pour ces trois films. Will Rogers, très peu connu en Europe, était issu de l’Amérique profonde. Satiriste, critique des transformations de la vie américaine sur scène comme à la ville, Rogers revendiquait ses racines indiennes et il a même failli être candidat à la présidence des É.-U. en 1932. Il était l’acteur le plus populaire des États-Unis lors de son décès en 1935 suite à un accident d’avion en Alaska. Will Rogers représentait l’image que beaucoup d’Américains aiment avoir d’eux-mêmes. Un homme plein de bon sens, humaniste et méfiant vis-à-vis du développement économique et du salariat, qu’il estimait incompatible avec la liberté et la démocratie américaine. Will Rogers incarnait au cinéma uniquement des personnages qui lui ressemblaient intimement. Le succès de Will Rogers permet aussi me mettre en lumière l’importance du choix de l’acteur qui incarne l’esprit du populisme à l’écran. Gary Cooper, James Stewart ou Henry Fonda, à l’instar de Will Rogers, étaient des personnalités qui représentaient d’abord des valeurs aux yeux du public8. Quelques décennies plus tard, le cinéma que l’on appelle reaganien prouve également l’importance du choix de l’acteur qui symbolise le populisme à l’écran (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger ou Bruce Willis ont un parcours personnel qui représente à merveille le rêve américain).
Après la Seconde Guerre mondiale, la représentation du populisme américain disparaît progressivement des écrans. Désormais, le peuple fait «peur» et n’est plus synonyme de common sense. En effet, les common men ont soutenu des dictateurs comme Adolf Hitler ou Benito Mussolini en Europe. Le cinéma américain devient également très suspicieux envers les masses. Le cinéaste Elia Kazan n’hésite pas à réaliser un long-métrage qui critique ouvertement Will Rogers (le producteur répète au personnage principal qu’il peut devenir le nouveau Will Rogers). Le film Un homme dans la foule (1957) raconte l’itinéraire d’un vagabond, surnommé Lonesome Rhodes (Andy Griffith), qui va devenir la vedette d’un célèbre talk-show grâce à sa personnalité et son éloquence. Mais, en réalité, le personnage méprise son public et n’hésite pas à prendre en main la campagne électorale d’un gouverneur réactionnaire. Même Frank Capra montre son pessimisme dans son film L’enjeu (1948). Les personnages politiques sont toujours corrompus, mais le common man n’intervient plus pour déjouer leurs plans. Ce long-métrage avec Spencer Tracy met en évidence la façon dont les common men sont ignorés par le système politique. Ce dernier est d’ailleurs contrôlé par les groupes d’intérêts. En 1955, l’ouvrage de Richard Hofstadter, The Age of Reform, enfonce le clou en critiquant sévèrement le People’s party. Selon lui, le mouvement présentait des tendances antisémites et une psychologie fasciste. Le héros populiste va donc se faire progressivement rare sur les écrans américains durant les décennies suivantes (même si, en 1951, un long-métrage comme Le jour où la terre s’arrêta de Robert Wise peut aussi être considéré comme un film populiste).
Le cinéma américain est caractérisé dans les années soixante-dix par un cinéma d’auteur aux préoccupations historiques, sociales et politiques, suite aux troubles de la guerre du Vietnam et aux mouvements contestataires. La lutte pour les droits civiques des Noirs, la révolte des minorités et les appels à la révolution lancés par la contre-culture forment le contexte indispensable à la compréhension de l’Amérique des années soixante et soixante-dix. Mais, c’est véritablement l’opposition à la guerre du Vietnam qui fédère beaucoup de mouvements contestataires de l’époque. De plus, le scandale du Watergate et la démission de Richard Nixon ont considérablement affaibli l’image du président des États-Unis en 1974. Le moral des Américains est au plus bas et le «rêve américain» est en déclin. Le héros populiste se devait revenir sur le devant de la scène pour redonner confiance au peuple américain.
C’est d’abord sur le petit écran que l’on va retrouver l’éloge de la petite ville et le crackerbarrel Yankee philosopher. Michael Landon, réalisateur-acteur-producteur-scénariste, décide d’adapter les ouvrages autobiographiques de Laura Ingalls Wilder. Ces récits pittoresques sont également une description de la vie difficile des pionniers américains à la fin du XIXe siècle. La série télévisée La petite maison dans la prairie est un très grand succès dès sa diffusion en 1974. En effet, ce programme reflète les grandes difficultés dont souffrent les fermiers américains de l’époque. L’agriculture familiale américaine est alors en pleine crise. Les petits fermiers indépendants n’ont même jamais autant souffert depuis la fin des années 1920 et la Grande Dépression. De plus, le personnage de Charles Ingalls rassure le peuple américain. Bon père de famille, honnête, voisin irréprochable, doté du common sense et cultivant la terre, il ressemble à l’image idéalisée du fermier9 mise en avant dans les discours de Thomas Jefferson (le troisième président des États-Unis de 1801 à 1809). Charles Ingalls et le village de Walnut Groove rappellent aux Américains l’importance des mythes fondateurs (et les rêves qui les accompagnent) du pays.
Surfant sur ce retour du populisme américain sur les écrans, un acteur inconnu va écrire un scénario qui va bouleverser l’Amérique. Sylvester Stallone est un comédien de seconde zone en 1976. Il a tourné quelques séries B (comme Capone de Steve Carver ou La course de l’An 2000 de Paul Bartel), mais sa carrière ne semble pas décoller. Il décide de rédiger un script qui rendra hommage à Frank Capra, l’une de ses idoles10. L’histoire du long-métrage reprend le récit classique d’un héros solitaire qui a rendez-vous, un jour, avec le destin et qui entrevoit la possibilité de réaliser son rêve (devenir champion du monde de boxe). Le long-métrage de John Avildsen hérite de la structure narrative de films comme L’Extravagant M. Deeds ou M. Smith au Sénat. Sylvester Stallone, à l’instar de Capra, souhaite nous montrer un homme un peu naïf qui se confronte à la corruption et à la malhonnêteté, mais qui va triompher grâce à son coeur pur. Rocky Balboa, le boxeur loser, est choisi par Apollo Creed et les promoteurs, car il n’a aucune chance de gagner. Il est le jouet de l’élite dans ce combat organisé pour amasser un maximum d’argent. C’est un film qui met en avant les classes populaires (typique du cinéma de l’époque) et qui permet de réhabiliter les grands mythes fondateurs américains que le cinéma des années soixante-dix a éreinté (l’action du film se déroule à Philadelphie, ville où.a été rédigée la déclaration d’Indépendance des États-Unis en 1776). La vie de Rocky Balboa change lorsqu’il décide de croire à nouveau au «rêve américain». En effet, le promoteur de boxe lui rappelle ce grand mythe fondateur de l’Amérique lors de sa proposition de combat face à Apollo Creed: «Rocky, croyez-vous que ce pays donne sa chance à ceux qui veulent la saisir?» Le héros au cœur pur est également accompagné d’un crackerbarrel Yankee philosopher. L’entraîneur de Rocky, Mickey Goldmill (Burgess Meredith), guide le héros dans sa quête en l’entraînant et lui prodiguant de nombreux conseils. Lauréat de l’Oscar du meilleur film, l’histoire de ce boxeur italo-américain annonce les héros du cinéma américain des années quatre-vingt que l’on a appelé «reaganien» avec l’arrivée de Ronald Reagan à la Maison-Blanche en 1981.
Durant la décennie des années quatre-vingt, Hollywood produit quantité de films dans lesquels l’action devient le principal moteur narratif, un cinéma fait de longs-métrages dans des genres très différents: action (les sagas Rambo avec Sylvester Stallone ou de L’Arme fatale avec Mel Gibson), policier (Police fédérale, Los Angeles de William Friedkin, King of New-York d’Abel Ferrara, Le Retour de l’inspecteur Harry de Clint Eastwood), science-fiction (Terminator de James Cameron, Predator de John McTiernan, Robocop de Paul Verhoeven, Invasion Los Angeles de John Carpenter), aventure (A la poursuite d’Octobre rouge de John McTiernan, Conan le barbare de John Milius). Ce cinéma est fortement marqué par la présidence de Ronald Reagan et son idéologie, au point que l’expression de «films reaganiens» fut inventée pour qualifier les longs-métrages de cette période. Dans les années quatre-vingt, le cinéma américain rompt avec les différentes orientations qu’il tendait à prendre jusqu’à la fin des années soixante-dix, c’est-à-dire un cinéma d’auteur aux préoccupations historiques, sociales et politiques, suite aux troubles de la guerre du Vietnam et aux mouvements contestataires (avec le succès de cinéastes comme Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Brian De Palma ou Michael Cimino). Les films américains des années soixante-dix pointent du doigt les erreurs du système et révèlent les multiples crises américaines: échec des guerres à l’extérieur, inégalités sociales, corruption du politique… Ces films des années soixante-dix, marqués par le thème de l’échec, mettent en avant la figure de «l’antihéros» (souvent incarné par des acteurs comme Dustin Hoffman ou Al Pacino). Ce dernier laisse sa place, dans le cinéma des années quatre-vingt, au héros bodybuildé (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger ou Dolph Lundgren).
Selon Pascale Fauvet11, le héros reaganien, héritier de John Wayne, doit être l’incarnation du «rêve américain». C’est aussi ce qu’on appelle un «self-made man», c’est-à-dire que son courage et son travail doivent lui permettre de venir à bout de toutes les difficultés et même de prendre une éventuelle revanche sur la vie. Ce héros doit également être invulnérable et, pour transmettre efficacement l’idéologie reaganienne, affronter de véritables méchants dans une lutte symbolique entre le Bien et le Mal. Il garde cependant sa part d’humanité sans laquelle le principe d’identification ne fonctionnerait pas. Finalement on retrouve, chez le héros cinématographique des années quatre-vingt, les deux grandes caractéristiques du président Reagan: c’est un Vainqueur, celui qui réussit avec sa seule volonté (socialement pauvre et défavorisé) et qui devient riche et célèbre (comme Reagan, modeste acteur de films, est devenu président des États-Unis). Et c’est aussi un Survivant, celui qui résiste aux pires épreuves de la vie et devient plus fort (comme Reagan a survécu à un attentat en 1981 et au cancer en 1985). À la télévision, c’est la série Madame est servie (Who’s the boss?) qui met en scène un héros populiste. De 1984 à 1992, Tony Danza va incarner avec succès le personnage de Tony Micelli, un ancien joueur de baseball12 professionnel de Brooklyn, qui devient homme à tout faire dans une famille aisée du Connecticut. Surmontant le décès brutal de sa femme, luttant pour élever au mieux sa fille Samantha (Alyssa Milano), l’Italo-américain va ensuite s’inscrire à l’Université et réussir à devenir professeur. Tony Micelli est un homme optimiste et doté du common sense. Il représente la possibilité de réussir en Amérique si on s’en donne la peine. Le personnage s’inscrit dans la lignée de ceux des comédies populistes de Frank Capra. Le double épisode de la saison sept (Road to Washington), où Tony Micelli est envoyé à Washington pour soutenir les droits des personnes âgées devant les sénateurs, fait clairement référence à Mr Smith Goes to Washington.
Le second mandat de Ronald Reagan se termine en 1988 avec la sortie de Piège de Cristal de John McTiernan, long-métrage ouvertement populiste. En premier lieu, John McClane est un common man (un simple policier de New-York) qui doit lutter seul face à des terroristes qui ont pris en otage plusieurs employés (dont sa femme) d’un gratte-ciel de Los Angeles. Le héros populiste doit faire face à la trahison de l’élite. En effet, un otage (un cadre supérieur cocaïnomane) n’hésite pas à négocier avec les terroristes étrangers pour les aider à tuer John McClane. Les institutions sont présentées comme incrédules (la police) ou carrément incompétentes (le FBI). Enfin, John McClane indique qu’il est un admirateur de Roy Rogers lors d’un dialogue avec Hans Gruber (Alan Rickman), le chef des terroristes. Ensuite, il affirme s’appeler «Roy» lors de ses conversations avec le policier Al Powell (Reginald Veljohnson). Le chanteur de country et acteur Roy Rogers (1911-1998) s’appelait à l’origine Leonard Franklin Slye. Il a choisi le nom «Rogers» en référence au célèbre Will Rogers13. Il était un grand admirateur de la personnalité et des valeurs représentées par l’un des acteurs fétiches de John Ford. En prenant ce pseudonyme, John McClane se présente également, d’une certaine manière, comme l’un des héritiers de la pensée populiste de Will Rogers.
Malgré tout, le terme cinéma reaganien semble mal adapté aux films des années quatre-vingt. On pourrait plutôt lui préférer celui de «populiste». De fait, un long-métrage comme Rocky IV (1985) est souvent considéré comme un exemple flagrant de propagande pour la politique américaine de l’époque. Dans ce quatrième volet, le boxeur italo-américain affronte Ivan Drago, un redoutable boxeur soviétique. Pourtant, ce film de Sylvester Stallone est plutôt ambigu vis-à-vis de l’Amérique de Ronald Reagan14. S’il est virulent envers le régime soviétique, il n’épargne pas pour autant son pays. Sylvester Stallone place plusieurs critiques à l’Amérique «fric et frime» du président Reagan dans son film. En premier lieu, le boxeur remet en cause la conception du rêve américain mise en avant pendant les années Reagan aux États-Unis (argent, succès, maison, voitures…) lorsqu’il discute avec sa femme Adrienne après la mort d’Apollo Creed: «La villa, les voitures et tout ce qui va avec, c’est tout et c’est rien». Apollo Creed symbolise toutes les dérives des années quatre-vingt (démesures et spectacle) avant son combat contre le boxeur soviétique Ivan Drago. Le boxeur américain arrive habillé en Oncle Sam et il fait un véritable show devant un public enthousiaste. L’Amérique de Ronald Reagan est comme ce personnage, prétentieuse, mais «au pied d’argile». Pour vaincre son ennemi, Rocky est obligé de partir en Union soviétique pour retrouver de grands espaces qui rappellent l’Amérique originelle des pionniers. D’ailleurs, dans le roman Rocky IV (basé sur le scénario du film), Sylvester Stallone exprime parfaitement l’estime de son personnage pour les Soviétiques et ce pays durant son séjour15. Le discours final de Rocky IV renvoie également à ceux des films populistes de Frank Capra (L’extravagant Mr Deeds ou Mr Smith au Sénat). Qualifié de simpliste ou naïf, le discours de Rocky Balboa prône simplement le common sense.
Le héros populiste réapparaît toujours dans le cinéma hollywoodien lorsque la société américaine est en crise. Sa fonction est de rassurer le peuple en lui rappelant les mythes fondateurs du pays. Depuis plusieurs années, les États-Unis ne sont pas épargnés par la terrible crise économique mondiale. Il est donc logique que les héros populistes des années quatre-vingt ont fait progressivement leur retour avec succès sur les écrans avec des films comme Rocky Balboa (2007), John Rambo (2008), Die Hard 4 (2007) et 5 (2013) ou encore Expendables 1 (2010) et 2 (2012).
1. Michéa (Jean-Claude), Le Complexe d’Orphée, Climats, Paris, 2011, p. 88.
2. Zinn (Howard), A people’s history of the United States, Longman, Londres, 1980 rééd. 1994, p. 284: «When the Texas People’s party was founded in Dallas in the summer of 1891, it was interracial, and radical.»
3. Lasch (Christopher), Le Seul et Vrai Paradis, Champs/Flammarion , Paris, 2002, p. 257: «Au XIXe siècle, l’expression «mouvement agrarien» servait de terme générique pour définir le radicalisme populaire, ce qui doit nous rappeler que l’opposition aux monopoles, aux intermédiaires, aux créanciers publics, à la mécanisation, et à l’érosion de la connaissance du métier par la division du travail n’était en rien l’apanage de ceux qui travaillaient la terre.»
4. C’est aussi le titre d’un célèbre ouvrage de Thomas Paine publié en 1776. Ce pamphlet critique sévèrement l’administration britannique.
5. Stokes (Melvin), «Le déclin du populisme dans le cinéma hollywoodien» in Trudy Bolter (dir.), Cinéma anglophone et politique, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 107: «Le populisme à la mode hollywoodienne reposant sur l’imagination individuelle et le sens de l’effort dans un monde de plus en plus organisé (…) Le populisme à l’écran ressemblait à son prédécesseur agrarien des années 1890 sur un point central: il développait la critique de la corruption inhérente aux relations aux relations entre le monde des affaires et le gouvernement.»
6. Gehring (Wes), Handbook of American Film Genre, Greenwood, USA, p.125-144.
7. Cieutat (Michel), Frank Capra, Rivages, Paris, 1999, p. 26.
8. Bourget (Jean-Loup), Hollywood, la norme et la marge, Nathan, Paris, 1998 rééd. 2004, p. 137: «La star tend à projeter, en premier lieu, sa propre personnalité, sa propre essence, comme si le rôle qu’elle joue, quel qu’il soit, n’en était qu’un avatar.»
9. Thomas Jefferson cité in Le Flohic (Claude), «Le retour à l’écran du populisme pastoral: Les fermières héroïques foulent à nouveau les raisins de la colère» in Frédéric Gimello-Mesplomb (dir.), Le cinéma des années Reagan, un modèle hollywoodien?, Nouveau Monde, Paris, 2007, p. 122: «Ceux qui cultivent la terre sont les élus de Dieu […] La corruption des mœurs parmi la masse des cultivateurs est un phénomène dont aucune époque ni aucune nation n’a jamais fourni l’exemple.»
10. Lipton (James), interview de Sylvester Stallone, Inside the Actors Studio, http://www.youtube.com/watch?v=cAx5gsd_J6Q: «Pour moi, Frank Capra est un véritable génie».
11. Fauvet (Pascale), «Le héros américain» in Frédéric Gimello-Mesplomb (dir.), Le cinéma des années Reagan, un modèle hollywoodien?, op.cit., p. 153-165.
12. Selon Jeffrey Richards, le baseball, le sport le plus populaire du pays, représente à merveille l’esprit du populisme américain. «Frank Capra et le cinéma du populisme», Positif, n°133, décembre 1971, p. 54-67.
13. Phillips (Robert W.), Roy Rogers: À Biography, McFarland, USA, 1995, p. 19: «Len [Leonard] was a great admirer of Will Rogers.»
14. D’ailleurs, Sylvester Stallone n’a jamais soutenu publiquement Ronald Reagan contrairement à des acteurs comme Chuck Norris ou Clint Eastwood.
15. Stallone (Sylvester), Rocky IV, Presses de la cité, Paris, 1986, p. 160: «L’entraînement de Rocky était aussi primitif et dur que le pays qui l’environnait. Il était devenu une silhouette familière pour les fermiers du coin, qui s’étaient habitués à le voir courir à travers les terres infertiles (…) Il comprit comment ce pays avait écrasé l’armée nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. C’était un pays rude, qui avait engendré une rude race d’hommes. Il leur fallait être dur, parce que c’était pour eux le seul moyen de survivre. Plus le corps de Rocky se durcissait, plus il sentait croître son estime pour ces gens.»
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