Voilà près de trente ans que je soutiens que Hollywood est un sommet de l’art du XXe siècle, que nombre d’histoires, de situations et de dialogue imaginés par cette entreprise miraculeuse et souvent anonyme sont dignes d’un Homère, d’un Shakespeare, d’un Balzac […]. Hollywood, «marché des rêves». Sans doute — mais pourquoi pas? N’est-il pas merveilleux qu’on puisse au moins se payer des rêves? Quoi qu’en pense le triste et sot moralisme, c’est grâce à Hollywood que des millions d’hommes ont pu satisfaire leur soif d’une vie imaginaire.1
Dès novembre 1984, quelques jours avant la facile réélection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis d’Amérique, le journaliste radical Andrew Kopkind le mettait en avant dans un long article de The Nation, le plus ancien hebdomadaire américain:
Reaganism has developed from the several trends and transient phenomena that followed the convulsive social activity of the 1960s. It takes ideas, energies and some personnel from such varied elements as the George Wallace movement, neoconservatism, the New Right, neoliberalism, fundamentalism, post-feminism, the “back to basics” movement in education, the “return to roots” trend in Judaism, Catholic orthodoxy, the white backlash to integration and affirmative action, the straight-male hostility to women’s liberation and gay rights, the Anglophone aversion to bilingualism. It also draws on historic American Populism, especially its racist, nativist and regionalist themes. It twines with some curiously contradictory threads in Progressivism: America Firstism and moral imperialism, a distrust of politics and politicians, an antagonism to Wall Street and monopolies. For its personal values it draws on social Darwinism, but its economic vision looks quite the other way, to a heavenly city of corporate control.2
Voilà qui balaie le lieu commun selon lequel le reaganisme serait politiquement, idéologiquement et même économiquement schématique. Il est en réalité extrêmement complexe, ne serait-ce que dans l’amalgame de ses influences. En effet, la politique mise en place par l’administration Reagan à partir de janvier 1981 est, c’est entendu, une reprise directe de celle menée par Margaret Thatcher, depuis mai 1979, au Royaume-Uni: un mélange de libéralisme économique et de conservatisme moral. Cependant, le reaganisme doit également beaucoup aux idées développées par George Wallace, ce politicien sudiste qui fut candidat de l’American Independent Party à l’élection présidentielle de 1968 avec le slogan «Stand up for America!» et qui avait contribué à la victoire de Nixon en remportant l’Alabama, mais aussi la Georgie, le Mississippi, la Louisiane et l’Arkansas — quatre états de longue tradition démocrate. Il existe, au demeurant, une continuité rhétorique de Wallace à Reagan et les déclarations tonitruantes du second renvoient explicitement à celles du premier (on se remémore, par exemple, la scène célèbre où à des hippies qui alternaient à son endroit les «nazi» et les «fuck», le gouverneur d’Alabama leur répliqua: «you shout four letter words at me, well, I have two for you: S-O-A-P and W-O-R-K.»3, ce que le gouverneur de Californie reprendra avec malice: «a hippie is someone who looks like Tarzan, walks like Jane, and smells like Cheetah»). L’éloquence de Reagan, comme celle de Wallace, est bien populiste, au sens où on l’entend aux États-Unis depuis la seconde moitié du XIXe siècle4. On se souvient ainsi que Mary Elizabeth Lease, la représentante pour le Kansas du People’s Party en 1890, s’opposait, en des termes non équivoques, aux pouvoirs financiers: «Wall Street owns the country. It is no longer a government of the people, by the people, and for the people, but a government of Wall Street, by Wall Street, and for Wall Street». À l’été 1981, à un siècle de distance, Ronald Reagan lui fait écho: «I hope the people on Wall Street will pay attention to the people on Main Street». Toutefois, les choses se compliquent. Car dans les années 1970, à l’université de Chicago, autour de Milton Friedman —qui, après avoir été le conseiller du président Nixon, reçut en 1976 le prix Nobel d’économie —s’étaient précisées les thèses majeures d’un nouveau libéralisme: rejet du keynésianisme, mise au jour de la notion de «taux de chômage naturel» («natural rate of unemployment») et remise en cause du bien-fondé des politiques de relance. Pour Friedman: «the record of history is absolutely crystal clear: that there is no alternative way so far discovered of improving the lot of the ordinary people that can hold a candle to the productive activities that are unleashed by a free enterprise system». Or Friedman allait bientôt devenir l’éminence grise du président Reagan dont l’Administration mit en œuvre «une politique de “dérégulation”», et d’ «encouragement à l’initiative privée par une politique de diminution des impôts»5 qui eut pour résultat «la chute de l’inflation, la baisse du chômage, la restauration de l’optimisme américain»6—mais, aussi, une nouvelle ségrégation sociale et raciale. L’administration Reagan livra ainsi un combat sans merci au Welfare State; et les déclarations du président —dont on oublie souvent qu’il fut longtemps, démocrate, un admirateur de Roosevelt et un fervent partisan du New Deal avant de rejoindre le Parti républicain en 1962— sont célèbres: «government is not the solution to our problems; government is the problem»; «Government’s view of the economy could be summed up in a few short phrases: If it moves, tax it. If it keeps moving, regulate it. And if it stops moving, subsidize it», «Government exists to protect us from each other. Where government has gone beyond its limits is in deciding to protect us from ourselves». Cependant, significativement, d’une part, ce recul de l’État est réclamé au nom d’une valeur moins économique qu’idéologique, morale, la liberté individuelle («Man is not free unless government is limited»); et, d’autre part, il est la marque d’un renversement politique. En effet, dans les années 1960 et au début des années 1970, c’étaient les adeptes de la Gauche américaine qui avaient coutume de dénoncer «l’État fédéral, la présidence impériale, le FBI, la CIA, les départements de la Justice et de la Défense, tous symboles, à leurs yeux, d’un État centralisé tyrannique. Dans les années 70, au moment où se développent les interventions sociales et économiques de l’État fédéral, celui-ci devient l’objet des attaques de la droite américaine. À droite comme à gauche, les fondements de la critique de l’État fédéral sont en fait beaucoup plus proches qu’on ne le pense généralement, et reposent sur la défense de la liberté individuelle face à un “État Léviathan”»7. Ce que, précisément, reprend, de manière systématique, le discours de R. Reagan. En outre, «le mouvement conservateur entourant [ce dernier] est constitué d’une alliance entre des courants différents et parfois contradictoires. Entre les “libertaires” partisans d’une liberté individuelle sans restriction et les tenants de la “majorité morale”, il existe peu de points communs. De même, entre les corporate executive de Wall Street et les néo-conservateurs, pour la plupart d’anciens démocrates partisans du sénateur Jackson, les affinités ne sont pas évidentes»8. Au surplus, Dorval Brunelle a montré que les néo-conservateurs regroupaient «d’anciens libéraux, voire des socialistes ou des trotskystes, alarmés par la montée de l’“impérialisme soviétique” […] et la nouvelle droite religieuse», elle-même «composée de la “majorité morale” — “The Moral Majority”, de “Christian Voice” et de “Religious Roundtable”»9, aux intérêts parfois divergents. Se mêlent alors les tópoï de la New Christian Right et les lieux communs de la tradition puritaine du Sud («If we ever forget that we are One Nation Under God, then we will be a nation gone under»). Aux thèmes populistes et aux leitmotive de la Droite religieuse, le discours reaganien associe en outre les antiennes républicaines, surenchérissant farouchement sur l’anticommunisme («How do you tell a Communist? Well, it’s someone who reads Marx and Lenin. And how do you tell an anti-Communist? It’s someone who understands Marx and Lenin») et l’antifiscalisme («The problem is not that people are taxed too little, the problem is that government spends too much.»). À bien des égards, il reprend à son compte les offensives maccarthystes contre l’État, les universitaires, les décadents anti-américains et répond à une disposition «à vouloir séculariser une vision religieuse du monde», accentuant «certaines tendances ayant toujours existé, en particulier dans le Midwest et dans le Sud: l’isolationnisme et l’ultranationalisme, les phobies religieuses, raciales et identitaires, le ressentiment à l’encontre des grosses entreprises, des syndicats, des intellectuels, des États du Nord-Est et de leur culture» 10. Comme le maccarthysme, il «est, incontestablement aussi, le produit d’une poussée nationaliste» (on se souvient notamment de l’aide apportée aux Contras contre les sandinistes du Nicaragua ou de l’Operation Urgent Fury, à Grenade, en octobre 198311). Cet interventionnisme on en entend bien sûr quantité d’échos dans le cinéma hollywoodien de l’époque, de Heartbreak Ridge, réalisé en 1986 par Clint Eastwood au troisième épisode des Rambo qui prône la nécessité pour les Usa de soutenir les moudjahidines afghans contre l’armée soviétique. C’est justement sur cette intervention dissimulée en Asie centrale qu’est revenu, en 2007, Charlie Wilson’s War établissant les liens entre le Defense Appropriations subcommittee et les lobbies chrétiens et anticommunistes alors particulièrement influents, et il est significatif que ce film de géopolitique tende à faire de ce premier conflit afghan une cause du conflit actuel, établissant un continuum entre les époques Reagan et Bush. Or un tel film montre également combien l’Administration Reagan s’est, malgré elle, trouvée subordonnée aux grands capitaines d’industrie qui, à l’instar d’Alfred Bloomingdale, très proche du Président, aimaient à répéter que les États-Unis se gouvernent comme la General Motors. Cependant, aux intérêts financiers des happy few se mêlent les préoccupations morales des mighty many et le reaganisme tempère les appétits des milliardaires par le recours constant aux valeurs de la White Bread America («All great change in America begins at the dinner table»), des traditionnels partisans de l’ordre («We must reject the idea that every time a law’s broken, society is guilty rather than the lawbreaker. It is time to restore the American precept that each individual is accountable for his actions») et des patriotes pénétrés de l’éternité et de l’universalité américaine («When the Lord calls me home, whenever that day may be, I will leave with the greatest love for this country of ours and eternal optimism for its future. I now begin the journey that will lead me into the sunset of my life. I know that for America there will always be a bright dawn ahead»). Raillant les tenants de la counterculture, le reaganisme anathématise aussi, plus ou moins directement, les partisans de l’avortement («Make no mistake, abortion-on-demand is not a right granted by the Constitution»), les prosélytes de l’homosexualité (même si le Président reconnaît: «Homosexuality is not a contagious disease like the measles») ou les apôtres de la discrimination positive en faveur des minorités ethniques. Il est au demeurant révélateur que cette dernière ne soit plus plus nommée, selon la terminologie politiquement correcte imposée sous les présidents Kennedy et Johnson, «Affirmative Action», mais «Reverse Discrimination». Sur tous les plans, c’est donc bien une réaction qui s’amorce sous l’égide de Ronald Reagan, lequel avait d’ailleurs soutenu Barry Goldwater, refondateur du mouvement conservateur, dans la campagne présidentielle de 1964 et dont l’ouvrage, The Conscience of a Conservative (1960), devait marquer pour longtemps le Grand Old Party. Il convient d’ajouter que la conduite du président Reagan fut dictée par une myriade de think tanks (Heritage Foundation, American Enterprise Foundation, etc.) comme par les mouvements religieux de cette Bible Belt qui, géographiquement, correspond, grosso modo, aux anciens États sécessionnistes. Or ces changements consomment la rupture avec les sixties et les seventies qui avaient «connu des changements culturels profonds, favorisés dans leur excès même par le trouble créent dans les esprits par la guerre du Vietnam12. La libération sexuelle, l’usage généralisé de la drogue, le rejet de l’autorité en ont été les manifestations les plus spectaculaires. Sur le plan des mœurs et des valeurs, le reaganisme a constitué, au sens le plus classique du terme, une contre-révolution culturelle, fondée sur la défense des valeurs traditionnelles. L’appel à la “majorité morale” a été de même nature que celui qui avait été fait précédemment à la majorité silencieuse»13. Il n’est pas inutile de rappeler que, dans les années 70, la crise économique qui —faite de stagflation, de crise énergétique et de montée du chômage— bouleversait l’Amérique s’est, peu à peu, redoublée d’une profonde crise morale14.
D’un côté, le souvenir de la défaite vietnamienne est encore vif —d’autant que la croyance est répandue aux États-Unis que le gouvernement de Hanoï garde en otage des prisonniers de guerre américains afin d’obliger les États-Unis à honorer la promesse prétendument faite par Nixon de verser trois milliards de dollars de dommages de guerre —ce dont le cinéma reaganien fera ses choux gras en remettant au goût du jour le genre du Pow film (Deer Hunter [1978], Missing in Action [1984], First Blood Part II [1985], Hanoï Hilton [1987]). De l’autre, des régimes pro-soviétiques se sont implantés en Angola, en Éthiopie, au Mozambique. Dans le même temps, le président Carter décide de suspendre l’aide militaire au régime de Somoza15. Après avoir applaudi à la chute de celui-ci, Jimmy Carter encourage au Nicaragua la formation d’un gouvernement d’union nationale comprenant des sandinistes lesquels, bien sûr, ne tardent pas à s’emparer de la totalité du pouvoir et se rapprochent de Cuba. Au Moyen-Orient, l’Administration démocrate abandonne le Shah d’Iran, se retrouvant de facto aux prises avec un régime islamique hostile. La prise en otage du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran, en novembre 1979, est une terrible humiliation, et l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, la veille de Noël 1979, est vécue aux États-Unis comme un ultime affront. Une analogie se met alors progressivement en place qui unit diverses Weltschauungen, associant problèmes intimes et blessures nationales: «l’Américain ne contrôlait pas plus sa vie privée ou familiale, son travail ou ses enfants, la sexualité environnante, que l’Amérique ne maîtrisait le monde, Russes, Cubains, Iraniens confondus»16. Le cinéma, qui porte la marque de tous ces traumatismes, traduit aussi bien des ambiguïtés. D’abord, l’ère Reagan excède largement les deux mandatures du président surnommé, en raison de son rôle dans un film de Lloyd Bacon de 1940, «The Gipper» (Le Tricheur): le reaganisme couvre en réalité une période, très étendue, qui, débutée sous Richard Nixon — lequel avait, dès la fin des années 1960, durement dénoncé la permissivité morale, la complaisance à l’égard de la Russie soviétique et l’interventionnisme d’état tout en cherchant à séduire des électeurs démocrates, wasp, issus des classes populaires et moyennes —, s’est poursuivie jusques aux deux mandatures de Georges W. Bush, ce «compassionate conservative»17. Ce cycle n’aurait véritablement pris fin qu’avec l’élection de Barack Obama, ce pasteur menant son troupeau vers la Terre promise d’un nouvel american dream que sa personne incarnerait (Hope & Change). Des films comme Dirty Harry (1971) ou Death Wish (1973) sont déjà reaganiens tandis que Independance Day (1996) ou la tétralogie Die Hard (1988-2007) le sont encore à bien des égards. Il est du reste significatif que, justement, Dirty Harry s’échelonne de 1971 à 1988 et que les différents Death Wish avec Charles Bronson couvrent toute la période de 1974 à 1994 — et qu’un remake soit annoncé pour 2011, réalisé par Sylvester Stallone, une des icônes des années Reagan et un soutien inconditionnel de John McCain qui se présente lui-même comme «un petit soldat de la révolution reaganienne»18.
1. M.-A. Rigoni, Éloge de l’Amérique [Elogio dell’America], trad. de M. Orcel, Lectoure, Le Capucin, 2002, p.27-28.
2. Andrew Kopkind, «The Age of Reaganism. A Man and a Movement» in The Nation, 3 novembre 1984.
3. On se souvient aussi, dans First Blood, du conseil prodigué par le shérif Teasle à Rambo qu’il prend pour un vulgaire hippie: «Get your hair cut and take a bath. Then you’ll avoid trouble».
4. Michael Kazin, The Populist Persuasion, New York, Basic Books, 1995 a bien montré les ressorts de cette rhétorique populiste et de l’étendue de son imaginaire.
5. Dominique Moïsi, «Forces et limites du reaganisme» in Politique étrangère, 1984, Xliv, n°4, p.815.
6. Ibid., p.813.
7. Ibid., p.814-815.
8. Ibid., p.815.
9. D. Brunelle, «Le Conservatisme et l’État sous Reagan» in Interventions économiques, n°17, hiver 1987, p.89-98, p.94.
10. Richard Hofstadter, The Age of Reform, New York, Random House, 1955
11. D. Moïsi, op.cit., p.814.
12. Cf. M. Anderreg, Inventing Vietnam, the War in Film and Television, Philadelphie, Temple Up, 1991. On se reportera aussi à D.A. Cook, Lost Illusions, American Cinema in the Shadow of Watergate and Vietnam (1970-1979), New York, Macmillan, 2000.
13. Ibid.
14. J. Holt, «In Deregulation We Trust: The Synergy of Politics and Industry in Reagan-Era Hollywood», Film Quarterly, Vol. Lv, n°2, 2001, p.22-29.
15. Régime qui, justement, était activement soutenu par Charlie Wilson.
16. D. Moïsi, op.cit, p.814.
17. Voir Arthur F. Ide, Georges W. Bush. Portrait of a Compassionate Conservative, Stirling, Monument Press, 2000.
18. «[I] enlisted as a foot soldier in the Reagan Revolution» in The Washington Post, 8 août 2007.
Hubier, Sébastien (2012). « Le cinéma reaganien (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-cinema-reaganien-1], consulté le 2024-12-22.