Mémoire morte est une bande dessinée de 62 pages réalisée par Marc-Antoine Mathieu et publiée en 2000 aux éditions Guy Delcourt Productions. Cette histoire fantastique nous est racontée par Firmin Houffe. Fonctionnaire «moyen» et chef de service à l’administration cadastrale, il doit faire face à un problème inattendu: après le coucher du soleil, des murs s’édifient un peu partout dans la ville au gré des divergences et des problèmes de voisinage. La loi du permis des constructions stipulant que «seules les constructions réalisées entre la fin du jour et le début du jour suivant seront autorisées sans permis préalables» (Mathieu, 2000:9), nul ne peut porter atteinte à ces cloisons qui séparent les habitants et les confinent à des espaces de plus en plus restreints. Ainsi, privés de toute correspondance et communication directe, cet isolement se mue en psychose et les citoyens perdent peu à peu leurs facultés langagières, les rendant inaptes à se souvenir du passé comme à se soucier de l’avenir. Piégés dans un labyrinthe sans issue, les citoyens sont condamnés à ne vivre qu’au présent, sans plus de conscience qu’il n’en faut pour tourner en rond.
Ce phénomène n’est pas sans rappeler l’univers fantastique des Cités obscures de Benoît Peeters et François Schuiten, dont le deuxième volume de la série, La fièvre d’Urbicande, est le compte rendu du journal d’Eugène Robick, urbatecte de la ville. Celui-ci est préoccupé par un cube laissé en déséquilibre sur son bureau et qui, subitement, se met à croître et à se multiplier jusqu’à ce que ses poutres envahissent complètement la cité d’Urbicande, un peu de la même façon dont les murs de Mémoire morte encombrent la ville.
Les personnages principaux de ces deux bandes dessinées en noir et blanc, sous une couverture cartonnée en couleur, sont des antihéros aux prises avec un système impersonnel déconnecté de la réalité des individus qui le constituent. Mais si ces deux ouvrages fantastiques coïncident en plusieurs aspects, ils prennent l’un et l’autre racine dans des comportements fondamentaux humains différents. Cette analyse comparative consiste à mettre en relief ces ressemblances ainsi que les divergences contenues dans ces deux bandes dessinées, La fièvre d’Urbicande et Mémoire morte.
Mémoire morte. Le titre en lui-même est très évocateur. La mémoire morte est un terme informatique qui désigne un type de «stockage» qui ne s’efface pas en l’absence de courant ou lors de la mise hors tension. Elle permet d’emmagasiner certaines données indispensables au démarrage du système d’exploitation et au fonctionnement de certains pilotes. Elle est donc en quelque sorte le cerveau de l’ordinateur. Écrit sur la page couverture, ce titre laisse d’emblée supposer qu’il sera question d’oubli en relation avec le passage du temps.
Sur le plan graphique, la ville au-dessus de laquelle Firmin Houffe se tient debout ressemble à une carte mère et nous renvoie à l’idée d’une technologie contenant tous les circuits, ports et connexions nécessaires au fonctionnement d’un microprocesseur et à la transmission de données entre les différents périphériques. Dès le premier coup d’œil, grâce à ces zones lumineuses mises en relief par la couleur jaune, nous voyageons dans les enchevêtrements d’un tel système, d’une mémoire oubliée, morte, disparue dans l’infini de la quatrième dimension. Les rouleaux que Firmin Houffe porte sous le bras évoquent l’idée de plan. Le fait qu’ils soient présents dès la page couverture laisse supposer qu’ils prendront une certaine importance au cours de l’histoire qu’on s’apprête à raconter. Autre élément de la couverture de Mémoire morte qui ajoute à cette idée de mémoire oubliée dans un labyrinthe, c’est la petite boîte noire qu’il tient à la main et qui ressemble à s’y méprendre à un téléphone cellulaire, outil par excellence pour vaincre à la fois la distance et le temps.
Sur la couverture de La fièvre d’Urbicande, on voit aussi le personnage principal, Eugène Robick, en réflexion, le regard bien présent et concentré, comme s’il regardait quelque chose de précis avec attention. Il tient lui aussi un document sous le bras. Nous apprendrons au fil des pages qu’il s’agit du journal dans lequel il note ses observations, qualitatives et quantitatives, qui nous seront révélées au fil du récit.
La fièvre est liée à la maladie. En ce sens, Eugène Robick peut ressembler, à première vue, à un médecin, un docteur qui, à l’aide de ses livres, viendra au secours d’une société malade. La femme en retrait laisse supposer un contact charnel, donc une maladie transmise par la chair, par les sensations et les émotions. La tension est présente dès la couverture entre ces deux personnages qui se tiennent également au-dessus d’une ville, sur les barreaux d’une charpente à angles droits. Les poutres métalliques sont recouvertes d’une substance verte qui ressemble à des vignes. On devine, dès la couverture, une opposition entre la nature humaine et les événements naturels extérieurs.
Les teintes et les couleurs des couvertures varient beaucoup d’une couverture à l’autre. Celle de Mémoire morte affiche des couleurs vives et saturées –rouge, jaune, vert, noir–. Le lettrage rouge accroche l’œil. Sur fond noir, tel que représenté ici, il symbolise l’anarchie. Il y a donc une idée de lutte contre le pouvoir, pour la liberté. Mis en relation avec le reste de l’image, on peut conclure qu’il s’agira d’un combat contre une emprise en lien avec une mémoire oubliée ou perdue dans les résistances de l’informatique.
Pour ce qui est de la couverture de La fièvre d’Urbicande, les pastels et les couleurs non saturées se rapprochent des gris et donnent un ton intime à l’œuvre. Le vert qui recouvre la structure, les beiges et le pourpre délavé sont des couleurs que l’on dit «zen», on évite les excès et les manifestations passionnées. Il ressort de l’aspect général l’idée de la nature versus l’humain, et aussi celle de la nature humaine versus une pensée plus rationnelle.
À l’intérieur des pages, le noir et blanc servent bien le sujet dans les deux cas. Les teintes de gris et les jeux d’ombre et de lumière de La fièvre d’Urbicande rappellent l’esthétique de l’expressionnisme allemand de Nosferatu et Métropolis. Le clair-obscur, par exemple à la page 55 où Robick se morfond dans sa prison ou encore dans la longue case centrale de la page 73, ajoute un côté sombre, inquiétant à cette bande dessinée et a pour effet de souligner l’obscurité, psychologique et intellectuelle, dans laquelle les personnages sont plongés. Les zones lumineuses produisent aussi un effet de «zoom», de gros plan sur certains éléments comme à la page 22 sur le «U» en haut de la porte. Les traits fins de gris, utilisés pour les expressions du visage d’Eugène aux pages 38-39 ajoutent au réalisme. On se rapproche, dans certaines cases, de la photo.
Dans Mémoire morte, le noir et blanc est beaucoup plus contrasté, ce qui donne aux dessins une expression poétique et veloutée. L’auteur nous entraîne dans un univers clairement fantastique qui se rapproche du burlesque: les habits de Firmin Houffe ne sont pas sans rappeler ceux de Charlie Chaplin, les yeux des personnages sont ronds comme des billes, les chapeaux hauts de forme et les «hommes démolisseurs» des profondeurs réfèrent à cette esthétique du comique un peu exagérée. La poésie de l’œuvre devient évidente à la fin lorsque, privées de leurs facultés langagières, les lettres s’envolent dans le ciel urbain, donnant l’impression qu’elles se transforment en milliers d’étoiles qui illuminent la cité.
Bien que d’aspects différents, Firmin Houffe et Eugène Robick ont en commun d’appartenir à la grande famille des antihéros. Ni l’un ni l’autre ne possèdent les qualités d’un héros et ils vont tous deux à l’encontre de ce à quoi on s’attend d’un tel personnage. Firmin mène une vie sans artifice et loin des fumées de la gloire. C’est sans s’y attendre et parce qu’il possède, dans le simple exercice de ses fonctions, les plans des activités cadastrales de la ville qu’il réussit, à sa grande surprise, à déjouer l’ordinateur central par le geste tout bête de peser sur le bouton «arrêt». Une action banale qui fait toute la différence, mais qui n’a, dans les faits, rien de bien héroïque.
Eugène Robick s’avère, comme nous l’annonçait déjà la couverture, un homme savant. Il consigne toutes les données qu’il récolte dans son journal. Bien qu’il affronte les hommes de loi et les politiques pour se tenir en quelque sorte debout face à l’adversité, il n’a pas l’intention de combattre pour des raisons humanitaires. Il a comme unique préoccupation les apparences et l’obsession de la symétrie. Sa plus grande réalisation dans l’histoire est d’accepter les faits tels qu’ils se présentent.
L’apparence physique des personnages va elle aussi à l’encontre des canons typiques associés aux héros: Firmin Houffe, petit monsieur d’allure ordinaire, ne ressort par aucun aspect de la foule qui l’entoure. Habillé de linge ample et «mou», il privilégie définitivement le confort à l’aérodynamisme et ne cherche pas à stigmatiser sa personnalité dans ses vêtements ou son apparence générale.
Eugène Robick est de mise plus distinguée: son long cache-poussière lui donne l’air d’un cowboy de western italien, il porte un habit ajusté taille haute qui fait penser aussi à un dandy ou un playboy bien moderne sortant tout droit de chez Dubuc. Son air réservé et sa posture bien droite laissent croire que dans cet être brillant, beau, bien vêtu et vaillant pourrait se cacher le héros que l’on attend avec envie. Mais… non…
La ville de Mémoire morte est une dystopie qui critique de façon poétique notre mode de consommation narcissique et instantanée, dans lequel l’imagination de l’Homme s’en remet déplorablement à la technologie. Les citoyens de cette ville traînent sur eux en tout temps une boîte noire leur permettant de s’identifier à la police et de répondre sans arrêt à des questions de démocratie directe. Il est intéressant de noter que les résultats, affichés immédiatement sur des panneaux à travers la ville, sont invariablement de 33,333 et qu’ils sont, de ce fait, inutiles. Les représentants politiques ne peuvent agir, poser des gestes concrets et accumulent les problèmes sans solution. On se retrouve, dans Mémoire morte, aux prises avec un système qui exclut l’individu au profit du système lui-même. Pour préserver les politiques mises en place, les dirigeants ne peuvent intervenir.
Parce que l’individu est mis de l’avant «partout tout le temps», une homogénéité se crée et la foule qui se déplace au gré des murs qui s’érigent se révolte sans grand tapage, marmonnant à peine quelques plaintes quasiment inaudibles. Cette perte de contact des uns avec les autres et le manque absolu de recul causé par cette communication instantanée sont la cause de cette «épidémie d’amnésie», causant la perte du langage et du vocabulaire. Les citoyens se transforment en automates. Sur le plan graphique, les yeux ronds et entourés de lignes courbes, ainsi que l’impassibilité des visages et expressions, renforcent cette impression de robotisation. Firmin Houffe réussit à déjouer le système, car son poste de chef des cadastres lui donne accès au plan de la ville. Il retrouve donc ce ROM qui dirige la cité et réussit à le mettre KO en l’éteignant d’un geste libre et volontaire. En un «clic», la situation est réglée. Mais la mémoire ROM persiste même lorsqu’on éteint les circuits. C’est pourquoi la machine continue à parler après avoir été mise hors tension, cependant elle ne dirige plus la ville. Firmin Houffe réussit la mission.
Cette notion de réussite n’est pas aussi évidente chez Eugène Robick. Dans le cas de La fièvre d’Urbicande, les dirigeants, au début, ne sont pas dépassés par la situation, ils sont simplement de mauvaise foi. Ils refusent la construction du troisième pont qui permettrait aux habitants de la rive nord d’avoir plus facilement accès à la rive sud. C’est pour assurer leur propre confort qu’ils s’opposent à certaines solutions. Ce qui est une différence majeure avec Mémoire morte, où les politiciens sont dominés par des lois qu’ils ne réussissent pas à contourner au profit des citoyens, se retrouvant eux-mêmes au nombre des victimes. Les politiciens d’Urbicande sont plus perfides. C’est le cube laissé en déséquilibre sur le bureau de Robick qui permet, bien malgré eux, le passage entre les deux rives. Ils se font, en fait, avoir par des circonstances d’ordre «naturelles» sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. Quant à Robick, il souhaite rétablir l’équilibre pour des notions d’esthétismes et de symétries. Il est urbatecte et ne souhaite ni aider ni nuire à la population. Ses ambitions ne concernent que son travail et ses obsessions personnelles. Il n’est pas altruiste, généreux, charitable ou bienveillant. S’il se trouve être le personnage principal du récit, c’est qu’il tient un journal qui lui permet de témoigner, mais pas d’agir. Il est spectateur des évènements, mais ne pose pas de gestes particuliers pour arrêter le phénomène. Il prône cependant une «philosophie» qui consiste à accepter la situation plutôt que de la combattre, ce qui lui vaut tout de même quelques honneurs du côté des habitants qui apprécient cette structure, puisqu’elle leur donne la liberté de se déplacer à leur gré. La notion de victoire dans La fièvre d’Urbicande est davantage liée au fait que les méchants (les dirigeants) ne peuvent rien faire contre le cube. Il les a dominés. Malheureusement, le cube disparaît dans l’infini et tout redevient comme avant. Il y a ici davantage une notion d’échec puisque personne n’a rien pu faire pour arrêter sa croissance au départ, et le retenir par la suite.
Dans Mémoire morte, la temporalité est liée à l’espace: plus il est restreint, plus les habitants oublient le passé et tout ce qu’ils ont appris. Le phénomène est représenté surtout par le langage qui se perd, le vocabulaire s’envole littéralement. Les numéros au début de chaque chapitre sont le nombre de mots qu’ils leur restent pour s’exprimer. 46791, 41297,23271, 02267, 00424,00214, 00102, 00003. Habitué à fonctionner dans une communication directe instantanée et omniprésente, le temps devient l’instant. Il ne peut y avoir de passé puisque le présent occupe toute la place, il ne peut y avoir d’avenir puisque le présent se déroule à la vitesse de la lumière. Comme nous l’apprend la théorie de la relativité, temps et espace sont intimement liés. Le temps est la quatrième dimension qui se plie dans l’espace aux dépens des trois autres. Marc-Antoine Mathieu, dans Mémoire morte, illustre cette interdépendance en établissant dès le départ que la ville est infinie. Les scientifiques ne peuvent pas voir plus loin pour s’éclairer du passé, parce que l’autre bout de la ville est à telle distance que la lumière des faits ne leur parvient pas encore dans le présent. Cette représentation du tandem espace-temps symbolise les dangers d’un système qui ne se préoccupe pas du temps ou qui le voit comme un ennemi. Le temps, pour réfléchir entre autres, est un facteur essentiel de la vie en société. Il devient même, comme on le constate dans Mémoire morte, dangereux de l’annihiler.
Dans La fièvre d’Urbicande, le temps semble se dérouler à peu près de la même façon qu’ici sur la terre: il y a des dates, mais pas d’années, ce qui laisse une impression de suspens, d’attente. Or, le cube, selon les calculs d’Eugène Robick, se déploiera à l’infini, mais reviendra peut-être un jour. Les habitants sont condamnés à cette attente et les années passent comme un éternel recommencement.
Il y a donc, dans ces deux bandes dessinées, une notion d’infini, tant en ce qui concerne le lieu que nous habitons, que le temps suspendu dans un éternel présent.
Les univers absurdes et fantastiques dans lesquels se campent et s’entremêlent les histoires et les personnages de Mémoire morte et de La fièvre d’Urbicande se ressemblent sur plusieurs aspects. Cependant, s’ils font tous deux état d’un engrenage, ils ne résultent pas de la même problématique. Dans Mémoire morte, la dystopie est causée par un manque de communication réelle entre les individus, et les systèmes qu’ils ont eux-mêmes instaurés finissent par les dépasser, ne plus tenir compte de leurs besoins, de leur humanité. Avec la démocratie directe, en temps réel, tout le monde contrôle la cité. Mais tout le monde, c’est personne. Aussi, le manque de recul, dû à l’instantanéité, ne permet pas la distance nécessaire à la réflexion profonde, celle qui mène aux changements les plus efficaces. Les citoyens sont victimes de cette machine, ROM, qu’ils ont créée et dont ils dépendent maintenant entièrement. Ils sont dépossédés des possibilités que pourrait leur offrir l’imagination, privilège, on suppose, de la condition humaine.
Dans La fièvre d’Urbicande, autre dystopie, le problème est causé par la mauvaise foi des dirigeants et du contrôle qu’ils exercent sur une partie de la population, afin de se garder la meilleure part. Dès le départ, ils n’ont pas l’intention d’agir en fonction des individus qu’ils représentent, ce qui diffère de la situation créée par Marc-Antoine Mathieu, où les politiciens veulent agir, mais sont empêchés de le faire par le système lui-même et leur propre naïveté à l’égard de celui-ci.
Sur le plan des dessins et du graphisme, ces deux façons d’aborder les politiques, tout aussi inefficaces l’une que l’autre, sont représentées par le traitement différent des traits de crayon, des textures et des contrastes. Tandis que La fièvre d’Urbicande aborde le sujet avec un certain réalisme, Mémoire morte réfère à un univers plus poétique. Par des chemins à la fois semblables et différents, toutes deux se rejoignent, en fin de compte, sur les grands thèmes de la liberté et de la condition humaine.
Albert Einstein (trad. Maurice Solovine), La relativité, 1956 éd. Payot & Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, 1981, 194 p.
Annie Baron-Carvais, La bande dessinée, Presse Universitaires de France, Collection Que sais-je?, 1985, 128 p.
Marc-Antoine Mathieu, Mémoire Morte, Guy Delcourt productions, Tournai, Belgique, 2003, 96 p.
Peeters/Schuiten, La fièvre d’Urbicande, Casterman, Tournai, Belgique, 1985, 96 p.
Rémy Martel, La bande dessinée, Librairie Larousse, Canada, 1976, 159 p.
Chabot, Marie-Christine (2016). « La poésie de l’espace-temps ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-poesie-de-lespace-temps-analyse-comparative-de-memoire-morte-marc-antoine-mathieu-2000-et-la-fievre-durbicande-francois-schuiten-et-benoit-peeters-1985], consulté le 2024-12-21.