“Only time (whatever that may be) will tell.”
— Stephen Hawking, A Brief History of Time
From Hell prend son titre d’une lettre –désormais fameuse– reçue par les autorités londoniennes de 1888. La lettre est signée par un certain «Jack the Ripper»; elle est par ailleurs accompagnée d’une moitié de rein et est envoyée, selon son expéditeur, depuis l’enfer («from hell»). À première vue, le roman graphique From Hell, d’Alan Moore et d’Eddie Campbell, nous apparaît comme une métafiction racontant, avec une documentation rigoureuse, les évènements sordides de cette histoire survenue, il y a de cela plus d’un siècle, dans le quartier famélique de Whitechapel, en pleine époque victorienne. Mais à y regarder plus attentivement, on se rend compte, au fond, que l’histoire de Jack l’éventreur n’est qu’un prétexte1, un «paysage» voilant pour ainsi dire le véritable sujet de l’œuvre, qui est –paradoxalement– son lieu, son chronotrope: c’est-à-dire, Londres. En effet, From Hell est le récit d’une ville traversée par un être dément, qui, après un malaise cardiaque, parvient à s’affranchir des dimensions spatiales pour devenir, au moment de sa mort, un être de quatre dimensions, illuminé par des visions du passé et du futur, affolant «le stupéfiant ensemble de l’éternité», et lisant dans Londres, là où d’autres n’y voient que des pierres, des obélisques et des églises, toute l’architecture de l’Histoire, et son inexorable ascension. Il s’agira d’abord, pour étayer ce qui précède, d’exposer brièvement les idées exprimées par Charles H. Hinton dans son article «What is the fourth dimension» et puis, dans un deuxième temps, d’analyser, à la lumière des idées de Hinton, le personnage de Gull, en voyant en quoi il correspond à ce qu’on pourrait supposer être une créature de «quatre dimensions», se mouvant à travers Londres comme à travers un «monolithe d’éternité» (AM, 2000: 42), dans lequel «coexistent tous les temps» (AM, 2000: 43).
Il y a trois occurrences de l’intertexte «What is the fourth dimension?» (ou «Qu’est-ce que la quatrième dimension?», en français) de Charles H. Hinton dans From Hell. La première apparaît explicitement, en exergue du chapitre 3, à la page 28:
Une telle idée serait-elle adoptée qu’il nous faudrait imaginer un stupéfiant ensemble, à l’intérieur duquel coexiste tout ce qui a jamais existé ou existera et qui, en passant lentement, laisse dans notre conscience vacillante, limitée à un espace étroit et à un instant unique, le souvenir tumultueux de changements et de vicissitudes qui n’appartiennent qu’à nous.(AM, 2000: 28)
La deuxième, à la page 42, où Sir Gull discute avec le père de Charles H. Hinton au sujet de l’histoire, Hawksmoor et l’architecture, et puis, finalement, de la quatrième dimension: «Hinton: Vous savez, Gull, cela me met en tête des théories que mon fils, Howard, m’a présentées. –que tous les temps coexistent dans le stupéfiant ensemble de l’éternité. Il espère une brochure, un jour. Gull: Vraiment? Et quel en sera le titre? Hinton: «Qu’est-ce que la quatrième dimension?»» (AM, 2000: 42). Enfin, la troisième occurrence se présente à la page 484, lors de l’expérience de mort imminente de sir Gull, alors qu’il transcende l’espace et le présent, et devient, à la fin –dit-il–, «Dieu». Il revient avant sur ce moment où il discutait avec le père de Hinton, à la page 42, mais à la différence près que, cette fois-ci, il ne discute pas avec Hinton, mais se voit discuter avec lui, comme spectateur de lui-même, ou simplement, pourrait-on dire, comme lecteur de lui-même (AM, 2000: 484)2. Nous croyons important, pour commencer, de situer ces références au texte de Hinton dans From Hell afin d’établir clairement, d’une part, l’importance qu’il occupe en tant qu’intertexte dans l’œuvre, mais aussi, d’une autre, d’être mieux à même de voir, à la lumière de l’exposé qui suivra, la façon dont les idées de Hinton sont «problématisées», et comment «la quatrième dimension» est suggérée dans la BD à travers le personnage de Gull.
L’essentiel de l’article «What is the fourth dimension» de Hinton est, pour le moins, spéculatif. Hinton s’interroge, à partir des trois dimensions connues (et trois figures géométriques corrélatives dans l’article), sur ce que pourrait être la quatrième dimension et cherche à en tirer des conclusions logiques. Pour illustrer ses propos, nous proposons ici de retranscrire les trois formes géométriques utilisées par Hinton (CH, 1884):
La figure 1 représente la première dimension, droite. La figure 2, la deuxième (plane), et la figure 3, la troisième (espace). Hinton cherche à déduire logiquement, à partir de ces trois figures, les propriétés d’une forme quadridimensionnelle. La figure 1 a une ligne, la 2, quatre, et la 3, douze. Selon cette suite, Hinton en déduit que chaque figure, de l’une à la suivante, se meut selon une équation simple:
Thus, in passing from the straight line to the square the lines double themselves, and each point traces out a line. If the same procedure holds good in the case of the change of the square into the cube, we ought in the cube to have double the number of lines as in the square–that is eight–and every point in the square ought to become a line.(CH, 1884)
Ce qui donne douze. Ainsi, l’équation consiste à doubler le nombre de lignes, et à additionner au résultat le nombre de points: la figure 1 a une ligne, deux points: 2 X 1 + 2 = 4 (quatre lignes, qui équivaut au carré de la figure 2). Pareil pour le cube: la figure 2 a quatre lignes et quatre points: 2 X 4 + 4 = 12 (le nombre de lignes du cube). Selon cette logique, et à partir du cube, Hinton en déduit le nombre de lignes qu’aurait la figure 4: 2 X 12 + 8 = 32. La figure quadridimensionnelle serait donc dotée de trente-deux lignes. De la même façon, Hinton en déduira le nombre de faces. Il nous est possible de déduire le nombre de faces de la figure suivante en doublant le nombre de faces de la figure précédente, et en additionnant une face pour chaque ligne. La figure 1 qui n’a pas de face et une ligne (2 X 0 + 1) = une face. La figure 2, qui a une face et 4 lignes (2 X 1 + 4) = 6 faces, qui est la figure 3. Et de cette façon, nous pouvons déduire le nombre de faces de la figure 4 (2 X 6 + 12), qui donnerait 24 faces. Hinton poursuit en s’interrogeant sur ce qui pourrait circonscrire la forme du cube à quatre dimensions. La figure 1 est circonscrite par 2 points: sans ces deux points, la figure 1 n’aurait été qu’un moment d’une droite infinie et ininterrompue. La figure 2 est circonscrite, elle, par des lignes: sans ces lignes, il ne serait y avoir de carré possible et il nous serait impossible d’entrer dans ce carré sans avoir à y entrer par ces lignes. Puis, la figure 3 est circonscrite –on s’en doute– par des faces, des carrés, qui font d’elle un solide. Conséquemment, Hinton croit que la figure 4 doit être circonscrite par des solides, à raison de 8 cubes:
During the motion each of the faces of the cube give rise to another cube. The direction in which the cube moves is such that of all the six sides none is in the least inclined in that direction. It is at right angles to all of them. The base of the cube, the top of the cube, and the four sides of the cube, each and all of them form cubes. Thus the four-square is bounded by eight cubes. Summing up, the four-square would have 16 points, 32 lines, 24 surfaces, and it would be bounded by 8 cubes. (CH, 1884)
Bien que Hinton, dans l’article que cite Moore (What is the fourth dimension?), ne nous donne pas à voir la figure qu’il a en tête, nous prendrons ici la liberté de l’illustrer:
Il va sans dire que cette figure (illustrée ici en deux dimensions) est très peu représentative de ce à quoi ressemblerait la figure de quatre dimensions. Il est toutefois possible de l’entrevoir dans une animation 3D, impliquant une rotation ou un mouvement (donc, du temps), mais il nous est impossible de la retranscrire ici –pour des raisons évidentes. Cette figure, Hinton lui donnera un nom dans son livre, A New Era of Thought. Il la nommera «tesseract», nom qui n’est pas étranger pour les amateurs de «comic books», et plus particulièrement ceux de l’univers Marvel, où le tesseract permet des voyages tridimensionnels.
C’est à ce moment que l’article prend une direction plus, disons, «spéculative»: «If a four-square were to rest in space it would seem to us like a cube.» (CH, 1884). Hinton nous invite à imaginer un être de deux dimensions qui rencontrerait, sur son passage, un cube. Pour cet habitant de «flatland» (l’expression est de Carl Sagan, employée dans la série Cosmos en 1980), le cube ne sera à jamais rien d’autre qu’un carré, irréductiblement: il en fera le tour, mais ne pourra jamais percevoir son caractère proprement «cubique», à savoir, sa hauteur. Confiné dans «flatland», prisonnier d’une vue bidimensionnelle, la hauteur lui est à jamais imperceptible, et le la lui certifierait-on qu’il n’en croirait pas un mot. Naturellement, Hinton en vient à poser le même problème, mais cette f0is-ci à des êtres de trois dimensions: nous. Qu’arriverait-il si nous rencontrions, un jour, un être de quatre dimensions, n’y verrions-nous qu’un cube là où se trouve pourtant un tessaract? Possible. Hinton croit qu’il existe deux alternatives: «One is, that there being four dimensions, we have a three-dimensional existence only. The other is that we really have a four-dimensional existence, but are not conscious of it» (CH, 1884). Selon la première alternative, Hinton croit qu’il est possible que nous ne soyons, comme les droites et les figures d’une feuille de papier, que les abstractions d’êtres de quatre dimensions. Selon la deuxième alternative, si nous étions véritablement des êtres de quatre dimensions, notre conscience de celle-ci ne pourrait être, au fond, que terriblement réduite, car sinon il est évident que notre acuité face à elle serait bien plus grande. Donc, notre conscience du temps n’est peut-être, après tout, que la pulsation sensorielle confuse de toute une dimension qui cogne à la nôtre. Mais qu’arriverait-il si cette perception se voyait, pour une raison quelconque, par accident, élargie?
Maintenant que nous avons exposé les idées générales de l’article de Hinton, nous verrons comment cette deuxième alternative, au premier chef, s’exprime dans From Hell et comment sir Gull arrive peu à peu à accroître sa perception de la quatrième dimension.
Nous avons déjà exposé dans la première partie les occurrences explicites du texte de Hinton dans From Hell. Maintenant, il s’agira de voir comment ces idées travaillent le texte. À la planche 53-54, Gull est frappé d’une attaque cardiaque. Il hallucine: voit des personnes décédées, Hawksmoor, son père, Hinton, défiler devant lui pour se retrouver finalement face à trois personnages immenses surplombant les cimes. Il s’écroule, en bredouillant: «Ya… Ya… …ya… bul… on…»(AM, 2000: 55) («Jahbulon» –parfois orthographié autrement– est un mot qui apparaît dans certains rituels maçonniques et qui signifie, selon certains interprètes, «Dieu» en hébreu). Peu après, sir Gull est convoqué auprès de la reine Victoria (p.56), qui lui demande de se débarrasser d’une femme indésirable et pour le moins «compromettante» pour le trône. La reine convoquera encore à quelques reprises sir Gull, lui demandant d’éliminer des témoins susceptibles de parler (quatre prostituées de Whitechapel), programmant ainsi les meurtres que nous connaissons, perpétrés par «Jack l’éventreur». Avant de se lancer dans cette série de meurtres, Gull demande l’aide de son cocher, Netley, et tente, à travers les rues de Londres, son histoire et son architecture, de lui exposer l’importance de ce projet, de ce «noir dessein», auquel participerait superficiellement la tâche qu’ils leur incombent d’accomplir pour le trône3, à Whitechapel. Dans cette longue promenade en fiacre (plus d’une trentaine de pages aux «phylactères serrés»), Gull propose à Netley un regard nouveau sur ce Londres qu’il prétend connaître comme le fond de sa poche:
Commencez-vous à appréhender quelle grande œuvre est Londres? C’est un véritable manuel sur lequel nous pouvons nous appuyer pour formuler nous-mêmes de grandes œuvres! Nous pénètrerons ses métaphores, mettrons à nu sa structure et arriverons enfin à sa signification. Comme il convient aux grandes œuvres, nous la lirons SOIGNEUSEMENT et avec RESPECT.(AM, 2000: 91)
Par ce trajet qui finira par former un pentacle (une étoile, symbole du dieu solaire masculin, du triomphe du dieu Apollon sur Dionysos, du côté gauche du cerveau sur le droit, etc.) ces relais d’obélisques et d’églises, Gull lit à Netley, dans la pierre, l’histoire cachée de Londres, son présent et son futur: «Where most would see a landmark –a cathedral, an obelisk– and acknowledge the structure as a permanent indicator of something significant but past, Gull sees living, contunually, written history.»(CMC, 2013) Là où Netley n’y voit qu’un cube, Gull y voit un tesseract, non seulement parce qu’il a une connaissance approfondie de l’histoire de Londres, mais parce que dans le présent, il y voit l’aboutissement du passé, et la détermination du futur, les trois coexistant dans le «monolithe éternel» de Londres:
Votre destinée est inscrite sur les rues où vous avez grandi, sur le cheval que vous conduisez chaque jour: vous ne POUVEZ PAS changer d’avis! Notre histoire est déjà ÉCRITE, Netley, à l’encre de sang sèche depuis longtemps… «gravée dans la pierre.» (AM, 2000: 119-120)
À la lumière de ce qui précède et de ce que dit Hinton, à la page 43 de From Hell, peut-être nous est-il possible d’interpréter les meurtres de «Jack l’éventreur» comme l’accomplissement fatal de la marche de l’histoire, comme inéluctables convergences d’évènements que seul Gull a su voir et pressentir:
Il avance [Hinton, fils] que les rythmes quadridimensionnels dans le monolithe de l’éternité paraitraient simplement le fruit du hasard de la perception tridimensionnelle… que ces évènements s’élèveraient vers une convergence inévitable, comme les lignes d’une arche. Disons qu’une chose étrange se produit en 1788… un siècle plus tard, des évènements ont lieu qui y sont liés. Puis, de nouveau, 50 ans plus tard. Puis 25 ans, puis 12. Une courbe invisible, qui monte à travers les siècles. Gull: Pourrait-on dire alors, que l’Histoire a une architecture? Hinton: L’idée est fort glorieuse et fort horrible. (AM, 2000: 43)
Une pareille clé d’analyse nous est fournie à la page 283, où l’inspecteur Abberline assiste à une vente de cannes commémorant un évènement survenu trois siècles auparavant, lorsqu’une femme fut abattue devant l’autel, à Mitre Square, Whitechapel: «Imaginez, je vous en prie, mesdames: nous sommes en 1530. Une jeune femme est agenouillée là, devant l’autel du prieuré, en prière… Soudain, elle est frappée à mort! (…) À présent que la malédiction a de nouveau frappé, qui peut refuser ces superbes souvenirs…»(AM, 2000: 283) Un évènement est arrivé trois siècles plus tôt, en lien avec les crimes de Whitechapel et d’autres évènements suivront en lien avec ceux de Whitechapel, la courbe poursuit son ascendance: à la fin, lorsque Gull se meurt et que son esprit rôde à travers l’histoire et la BD, il apparaît, entre autres, face à Ian Brady («je te connais Ian. Mon petit Ian.» (AM, 2000: 490)), qui assassinera, dans les années 60, cinq enfants –évènements que la postérité gardera sous le nom des «meurtres de la lande»–, et puis, enfin, face à Pete Sutcliffe, surnommé l’«éventreur du Yorkshire», pour avoir assassiné 13 prostituées dans les années 80 («Une courbe invisible qui monte à travers les siècles.» (AM, 2000: 491)). Donc, si From Hell relate les évènements de Jack l’éventreur à partir d’une étude rigoureuse des faits, de la littérature écrite à ce sujet et d’une cartographie de Londres de l’époque, il nous montre aussi, d’une certaine manière, que cet évènement n’a rien d’«extraordinaire», qu’il n’est au fond qu’un moment d’une courbe inexorable traçant son chemin à travers l’histoire –qui est, paradoxalement, déjà écrite, de façon telle que nous sommes tous et toutes– pour qui sait lire dans la pierre le sang sèche de l’histoire –contemporains de Jack l’éventreur, ou du déclin de l’empire Romain ou de l’Armageddon:
Une telle idée serait-elle adoptée qu’il nous faudrait imaginer un stupéfiant ensemble, à l’intérieur duquel coexiste tout ce qui a jamais existé ou existera et qui, en passant lentement, laisse dans notre conscience vacillante, limitée à un espace étroit et à un instant unique, le souvenir tumultueux de changements et de vicissitudes qui n’appartiennent qu’à nous.(AM, 2000: 28. Citant Hinton)
La scène d’une violence inouïe, de la page 343 à la page 372, où Mary Kelly est charcutée minutieusement et où Gull a des hallucinations du passé et de l’avenir, illustre bien cette idée: Gull se retrouve dans un bureau avec des ordinateurs, accablé par l’anesthésie ambiante de ce monde illuminé aux néons, il s’écrie:
Avec tous vos chiffres clignotants et vos lumières, ne croyez pas être à l’abri de l’histoire. Sa sombre racine vous soulage. Elle est À L’INTÉRIEUR de vous. Êtes-vous anesthésiés à sa présence, que vous ne sentez pas son souffle sur vos nuques, et ne voyez ce qui trempe ses manchettes? Voyez-moi! Réveillez-vous! et contemplez-moi! Je suis venu parmi vous. Je suis toujours avec vous!(AM, 2000: 363)
Tout se passe comme si, dans cette scène, Gull éprouvait violemment notre changement de paradigme épistémologique quant à notre vision de l’histoire et du temps, confronté au scientisme de notre époque, Gull se voit réduit à n’être plus qu’un simple anachronisme dans une époque où l’histoire est lue à travers le prisme du «progrès», où le passé est vilipendé et le futur «en construction», Gull se voit dépassé:
Seul dans l’Olympe. Quoique accomplis dans le domaine des sciences, vos plus petits mécanismes dépassent ma compréhension. Ils me rendent HUMBLE (…) Cette désaffection. C’est cela, Armageddon. Ah, Mary, comme le temps nous a nivelés. Nous sommes faits égaux, tous deux de simples souvenirs de notre époque évanouie dans ce monde sans désir. Ce monde où, en comparaison, je deviens ignorant, tandis que vous… vous devenez vertueuse. (…) Je vous ai sauvées. Comprenez-vous cela? Je vous ai mises à l’abri du temps et nous sommes mariés dans la légende, inextricables dans l’éternité.(AM, 2000: 364-365)
Par ses crimes, Gull a mis lui et les cinq prostituées à l’abri de ce changement de «perception», où l’on ne participe plus de l’éternité mais d’un façonnement perpétuel et «progressif» vers un idéal quelconque. Dès le début, après son attaque cardiaque, les visions de Gull se font de plus en plus récurrentes, à mesure qu’il accomplit son «œuvre»: une à la page 214, où il voit quelqu’un regarder la télévision à travers la fenêtre; une autre à la page 273, où il s’exalte face à un gratte-ciel; puis celle du meurtre de Mary Kelly dans le bureau d’ordinateurs; et enfin, lors de sa mort, à la page 496, où il s’affranchit de l’espace (page 476), voyage dans le temps, pour devenir, finalement, omniscient: «Dieu» (page 496).
C’est à partir de Londres, ce «véritable manuel sur lequel nous pouvons nous appuyer pour formuler nous-mêmes de grandes œuvres» (AM, 2000: 91), que Gull commence à fabriquer la sienne, en lisant les symboles et l’histoire dans les pierres. C’est à travers Londres qu’il s’accomplira et c’est à travers Londres qu’il s’épanouira, d’époque en époque. Gull, c’est le temps qui traverse Londres. Mais c’est aussi le temps qui traverse la BD. La BD s’ouvre sur une case de mouette morte en plein jour et se termine sur une case de mouette morte en pleine nuit (sir Gull = seagull). D’ailleurs, la reine Victoria dit à la page 85: «Dieu vous hâte, ma Mouette.» (AM, 2000: 85) Mais c’est aussi nous, lecteurs, qui sommes sir Gull, parce que, comme sir Gull qui voyage dans le temps à travers Londres, nous voyageons dans le temps à travers la BD: «In learning to read comics we all learned to perceive time spatially (…) [Have you] ever noticed how words ‘short’ and ‘long’ can refer to the first dimension or to the fourth? In a medium where time and space merge so completely, the distinction often vanishes.» (SM, 1993: 100-102) Ne voyageons-nous pas, à l’instar de Gull, à travers des pierres de papier et des symboles, à travers un monolithe d’éternité dans lequel, instantanément et simultanément, cohabiteraient tous les temps, et ce, au détour d’un regard?
Après avoir exposé, en première partie, les idées de Hinton dans son article «What is the fourth dimension?» et soulevé les questionnements et spéculation qu’il apportait, nous avons vu comment, en deuxième partie, cet intertexte travaillait l’œuvre, puis comment la quatrième dimension suggérée par l’entremise de Gull à travers Londres, la BD, apportait une réflexion originale sur l’histoire, l’espace et le médium de la bande dessinée. Mais, bien que cette analyse touche à sa fin, force est de constater qu’en disant beaucoup, on en a trop peu dit, sur l’analyse sociohistorique de l’époque victorienne, sur la misogynie, la métafiction historique, sur tant de choses présentes dans From Hell qu’il nous est impossible de conclure en donnant l’impression au lecteur d’avoir «épuisé» l’œuvre –et même encore, seulement le sujet que cette analyse ambitionnait de couvrir. Car, comme Londres, l’œuvre d’art est un manuel à partir duquel il nous est possible d’écrire nous-mêmes de grandes œuvres, de grands commentaires, mais c’est aussi un endroit dans lequel il nous est trop facile de se perdre et de voir, dans un simple détail, une pierre, un mot, l’éternité.
1. «From Hell is the post-mortem of a historical occurrence, using fiction as a scalpel… Though it concerns itself with a notable and historic mystery, it does not attempt to examine in detail the anatomy of a phenomenal humane event.» Moore, Alan, From Hell: The compleat scripts, Borderlands Press, 1995, p.337-338.
2. Dans ce passage, nous assistons à quelques scènes déjà lues, mais ce coup-ci, comme l’indique la planche 476, nous y assistons à travers du regard de Gull, comme si Gull devenait, à la fin, le lecteur de sa propre BD.
3. Gull : «Empêcher un scandale n’est que la fraction de mon œuvre visible au-dessus du niveau de l’eau. La plus grande partie est un iceberg de quelque importance qui se trouve dessous.» (AM, 2000: 115).
Alan Moore et Eddie Campbell, From Hell, Une autopsie de Jack l’éventreur, Paris, Delcourt, 2000
Moore, Alan, From Hell: The compleat scripts, Borderlands Press, 1995
McCloud, Scott, Understanding comics, New-York, William Morrow,1993
Hinton. Scientific Romances, Vol. 1 (1884). Copy-text: pp 1-22, Speculations on the Fourth Dimension, Selected Writings of Charles H. Hinton, Copyright 1980 by Dover Publications.http://www.eldritchpress.org/chh/h1.html
Cordero, Christa M., Mazes that extended into infinity’: Historical metanarrative and the labyrinth in Libra, from hell, and House of leaves, Villanova University, ProQuest Dissertations Publishing, 2013 http://search.proquest.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/docview/1491…
Lapointe, Timothée-William (2016). « «Là où les portes entrebâillées du temps peuvent se refermer sur vous à tout jamais…» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-ou-les-portes-entrebaillees-du-temps-peuvent-se-refermer-sur-vous-a-tout-jamais-la-bande-dessinee], consulté le 2024-12-26.