En 2013, le film La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2 d’Abdellatif Kechiche [1] remporte la Palme d’or au prestigieux Festival de Cannes [2]. Cette adaptation au cinéma de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude (2010) de Julie Maroh [3], parallèlement à son succès instantané, a suscité plusieurs controverses. Plusieurs ont vu, derrière l’étiquette de film queer et réaliste qui a moussé sa promotion, une histoire d’amour à tendance universalisante, qui minimise la thématique queer [4] tout en facilitant une circulation plus vaste dans le marché du cinéma [5]. D’autres ont critiqué la représentation de l’adolescence qui y figure, où « l’absence de détails inattendus, de moments d’ambiguïté et d’hésitation dans les gestes est frappante [6] ». Or, cette période charnière dans le développement identitaire est justement une zone de jeu, où l’individu apprend à se connaître par essais-erreurs. La bande dessinée sur laquelle repose le film, quant à elle, offre une représentation de l’adolescence plus subtile, nuancée et réaliste. Dans Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh propose un récit où la construction de l’identité passe principalement par le dialogue. L’identité y est donc perçue comme une manifestation éminemment sociale. Le présent texte détaillera comment le dialogue – au sens littéral comme au sens de relation – entre la protagoniste et son entourage la font avancer dans ce processus tout en construisant le récit. Plus spécifiquement, l’analyse portera sur sa relation amoureuse avec Emma, ses relations amicales et sociales autres, et enfin sa relation épistolaire avec son journal intime.
Relation amoureuse et transgression des normes genrées
Dans la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh propose une représentation de l’adolescence où la construction de l’identité passe par le dialogue. En effet, la protagoniste traverse une crise identitaire grâce à différentes formes d’interactions [7], dont l’une est privilégiée : l’amour. En effet, une place importante est accordée dans l’œuvre à la relation amoureuse entre la protagoniste et Emma, jeune femme de quelques années son aînée, qui affirme clairement son homosexualité. Cette relation agit comme le principal moteur narratif du récit de la bande dessinée – que l’on pourrait également qualifier de roman graphique du fait de son format différant des modèles de la bande dessinée industrielle comme les albums franco-belges de 46 pages et les comic books de 18 à 24 pages [8]. Pour l’illustrer de manière quantitative d’abord, la majorité des scènes, c’est-à-dire 27 sur un total de 52, se déroulent entre les deux amoureuses. Dans la plupart des scènes restantes, les personnages discutent de la relation entre elles ou encore de l’homosexualité de Clémentine.
Ensuite, le récit est clôturé par le présent de la vie d’Emma, temporalité ultérieure à la mort de Clémentine, qui révèle le contexte de l’histoire racontée dans la majeure partie du roman graphique. Celle-ci se présente alors comme un retour en arrière sur les événements marquants de l’adolescence de Clémentine, où sa rencontre et sa relation avec Emma occupent une place de choix. La narration est conduite et ponctuée par des entrées du journal intime de l’adolescente, ouvrage qui, on l’apprend dès le début, est destiné de manière posthume à son amoureuse. Ainsi, le lectorat est assigné à une place privilégiée : il accède, presqu’en voyeur, à des informations précises sur l’intimité du personnage principal, qui sont promises à un être en particulier, Emma. Dans une bande dessinée où l’essentiel du récit réside dans le développement psychologique des personnages [9], ici le passage à l’âge adulte de Clémentine, cette révélation exclusive témoigne de l’importance de la relation entre les deux femmes. Plus encore, la protagoniste offre à son amoureuse cette immersion privilégiée dans son intimité passée en guise d’hommage. Ce présent vise à remercier celle qu’elle aime de l’avoir accompagnée dans sa quête d’identité : « Tu m’as sauvée d’un monde établi sur des préjugés et des morales absurdes, pour m’aider à m’accomplir entièrement. » (153) Dans cet extrait de la lettre adressée par la mourante à sa bien-aimée, le choix du verbe « sauver » exprime non seulement le désarroi de l’adolescente de jadis face à la tâche colossale de se forger une place dans le monde, mais également la reconnaissance considérable qu’elle éprouve envers Emma de l’y avoir aidée. L’esthétique du récit circulaire prouve donc l’importance d’Emma dans l’avancement de l’histoire, soit le développement identitaire de la lycéenne.
Dans les retours en arrière, le personnage d’Emma permet la progression du récit entre autres de deux façons. Premièrement, elle est la véritable instigatrice du drame narratif, lequel repose sur la relation amoureuse fragile entre les deux femmes. Celle-ci alterne entre des moments d’entente et des conflits, auquel cas le récit progresse vers une réconciliation. Deuxièmement, le personnage d’Emma agit comme le fil conducteur qui permet l’avancement chronologique du récit tout en garantissant l’unité narrative. De ce fait, l’amour entre les deux protagonistes accompagne Clémentine de l’adolescence à la vie adulte, jusqu’à sa mort prématurée. Une illustration flagrante de ce passage du temps égrené par cette relation se trouve à la page 130, juste après la découverte par les parents de Clémentine de la proximité entre les deux femmes. Une image du corps nu de Clémentine y est superposée à une série de cases représentant tantôt un déménagement, tantôt les études, tantôt le travail. On devine à travers ces captures de moments de vie que le couple se côtoie tout en avançant en âge. Les dernières cases de la page deviennent d’ailleurs en couleurs, quittant ainsi le sépia caractéristique des retours en arrière pour s’approcher du temps présent de la narration. De même, la taille des cases rapetisse plus on avance dans la lecture de la page, simulant l’accumulation, la sédimentation des souvenirs et le sentiment de l’accélération du passage du temps qui accompagnent le vieillissement. La figure couvrant le tout assure l’unité du tableau, en exprimant la honte de Clémentine de son homosexualité, ainsi que la difficulté et le malaise de grandir et de s’affirmer, qui hantent ses pensées et persistent à travers ces différentes époques[10].
Dans ce contexte, comme modèle de femme lesbienne affirmée et épanouie, Emma aide Clémentine à accepter sa propre identité queer, et du même coup, sa féminité « non traditionnelle », sa marginalité. En s’écartant du cadre hétéronormatif – notamment par la couleur bleue de ses cheveux et ses vêtements qui agissent comme un stéréotype visuel permettant au lectorat de décoder rapidement son lesbianisme[11],[12] – et en assumant pleinement les conséquences que cette posture impose, dont une certaine marginalisation ou exclusion sociales, Emma ouvre un champ des possibles dans l’imaginaire de Clémentine. Avant leur rencontre, la lycéenne considère l’homosexualité comme une réalité honteuse, à cacher, comme le démontre la scène où Emma l’attend par surprise à la sortie des classes. L’adolescente l’entraîne alors à l’écart, hors de vue de ses camarades de classe et amis qui soulèvent instantanément son allure de manière stigmatisante : « Avec des cheveux pareils il faut être aveugle pour ne pas la remarquer! / Elle vient recruter pour la gay pride ou quoi ? ! » Un gros plan sur la main de Clémentine agrippant le bras d’Emma (54), remplaçant les habituelles salutations qui accompagnent une rencontre, témoigne de la nervosité brusque de la première, ainsi que de son empressement à fuir cette situation révélatrice de son homosexualité. À la case suivante, les deux personnages apparaissent justement en silhouettes noires, dissimulées des étudiant·e·s par un mur de pierre (54), illustrant également le souhait d’anonymat de la plus jeune.
Cette réaction révèle non seulement que Clémentine est consciente des normes genrées, auxquelles Emma ne répond pas, mais également qu’elle aspire à correspondre à ces canons, à réprimer son identité queer[13]. Cependant, se conformer au standard hétéronormatif lui cause un profond malaise : « J’ai l’impression que tout ce que je fais en ce moment est contre-nature… Contre ma nature » (25). Clémentine est ainsi prise en étau, dans un dilemme, fréquent chez les adolescentes[14], entre ses désirs authentiques et les normes dictant ce qui est socialement attendu d’elle en tant que jeune fille : « quelque chose s’est mis à grandir : l’envie d’elle […] Puis l’instant d’après, la honte me gagne, je me hais et m’étouffe dans cette boule de feu qui ne demande qu’à sortir de mon ventre » (83).
Or, plus le récit avance, plus Clémentine ose nommer ses désirs, puis les expérimenter. Ainsi, après avoir passé tout un été à la côtoyer, Clémentine ose enfin entrer chez Emma, malgré que celle-ci ne l’aie pas invitée. Par ce geste, la première affirme son désir et le réalise, et ce, même s’il contrevient à ce qui lui était alors formellement permis. De même, lorsqu’elles feront l’amour pour la première fois, Clémentine se permet d’expérimenter les gestes qu’Emma lui prodigue, malgré les premières réticences de celle-ci : « Non, attends, ne… Tu n’as jamais fait ça » (96). L’adolescente rétorquera alors : « Je veux tout faire avec toi, tout ce qu’il est possible de faire en une vie » (97). Au début du roman graphique, les désirs de la protagoniste n’étaient perceptibles qu’à travers la couleur bleue, apposée à certains éléments qu’on devine ayant une plus grande intensité aux yeux de Clémentine, sur un fond sépia[15]. Ce qu’elle ne formulait ensuite qu’en pensées ou en entrées de journal intime, Clémentine les énonce enfin tout haut, directement à la personne concernée. Elle gagne ainsi en agentivité sexuelle, et compte tenu de la réaction positive d’Emma et du plaisir engendré grâce à cette prise de risques, elle gagne en confiance et peut transposer cette agentivité dans le reste de son existence également.
L’attirance et les émotions exaltantes que Clémentine ressent envers Emma, ainsi que le plaisir et les expériences sexuelles positives vécues entre les deux, aident la première à accepter ses désirs émergents, des réalités relativement taboues, surtout pour les filles. De fait, la littérature scientifique d’avant les années 1990 conçoit la sexualité féminine essentiellement comme un danger, encourageant pour cette raison l’élimination de toute prise de risque[16]. De même, dans la tradition bédéique, l’une des rares formes abordant le thème de l’amour abonde dans le même sens : « Les love comics constituent plutôt une littérature morale destinée aux jeunes filles, dont les finalités sont la prémunition (contre la tentation de céder à ses impulsions, de négliger les conseils parentaux, etc.) et la prescription (attendre le bon âge, le bon partenaire, le bon moment, etc.)[17] » Au contraire, le roman graphique Bleu montre comment l’agentivité sexuelle et globale de Clémentine, acquise entre autres grâce à ces interactions avec Emma, tranche avec la conception traditionnelle de la sexualité féminine comme essentiellement passive. L’œuvre prouve donc le caractère primordial du développement de l’agentivité pour la construction d’une identité authentique, du sentiment de pouvoir réellement s’exprimer et influencer son image, sa réalité et son vécu, même en s’éloignant des prescriptions sociales genrées[18].
À travers sa relation amoureuse, la protagoniste apprivoise ainsi la transgression des normes sociales. Cela ouvre l’imaginaire de la protagoniste à une étendue des possibles plus vaste quant à l’identité et aux manières de vivre.
Relations sociales et diversité discursive
La bande dessinée Le bleu est une couleur chaude met en scène non seulement la relation amoureuse de la protagoniste, mais également d’autres liens sociaux qu’elle cultive, entre autres avec ses parents et ses amis. Ces relations permettent à la protagoniste de préciser son identité en la confrontant à des points de vue et idéologies différentes de la sienne : « L’être, selon Bakhtine, n’est pas concevable en dehors des liens qui l’unissent à l’autre[19] ». Cette diversité d’opinions aide l’adolescente à cerner, à identifier plus précisément ses goûts et désirs, en contradiction ou en accord avec les discours auxquels elle est confrontée, et faire ainsi progresser le récit centré sur son émancipation.
Tout d’abord, recadrons la bande dessinée dans son contexte discursif. En plaçant l’amour des deux jeunes femmes au centre du récit, Julie Maroh se positionne parmi un accroissement tardif de la représentation de l’homosexualité dans la bande dessinée. En effet, dès les années 1950, quelques rares représentations d’amour de même sexe apparaissent dans des bandes dessinées. Cependant, il faudra attendre les années 80 pour assister à l’émergence d’un genre associé à cette thématique, avec entre autres le lancement de la revue Gay Comix aux États-Unis. L’homosexualité gagne alors petit à petit le terrain des comics mainstream, jusqu’au début des années 2000[20]. En Europe, un développement similaire aura lieu avec toutefois un léger retard par rapport au continent américain[21]. Ainsi, la bande dessinée Bleu s’inscrit dans ce courant d’affirmation de la communauté LGBT au sein d’un genre artistique qui a longtemps été dominé par des auteurs masculins et par l’imaginaire androcentrique des super-héros.
Malgré ces gains en représentativité, l’homosexualité demeure dans la société française du 21e siècle un sujet relativement tabou, ou du moins, qui ne fait pas consensus. En témoignent notamment les mouvements de contestation comprenant plusieurs « Manifs pour tous » organisées contre l’adoption du projet de la loi sur le mariage pour tous en France en 2013[22],[23], trois ans après la publication de Bleu. De même, dans la sémiosis sociale – soit « l’ensemble des façons et des moyens langagiers par lesquels une société se représente ce qu’elle est, ce qu’elle a été et ce qu’elle peut devenir[24] » – propre au roman graphique étudié, l’homosexualité n’est pas acceptée partout[25]. La protagoniste fait face à plusieurs discours et comportements homophobes au cours du récit, lesquelles ébranlent sa confiance en elle et nuisent à son affirmation[26]. La bande dessinée expose donc des discours homophobes présents en France à l’époque de la narration.
Par exemple, suite à la visite d’Emma à la sortie des classes, Clémentine se verra ignorée par ses ami·e·s d’autrefois. Celle-ci cherchera alors pour une période de quelques semaines à s’isoler, s’éloignant même d’Emma et d’amis sincères comme Valentin, des personnes qui l’acceptent et l’apprécient réellement pour ce qu’elle est. Graphiquement, ce retrait est visible notamment lors d’une discussion au téléphone avec Valentin, où les deux amis ne sont pas représentés physiquement (68-70). Leurs paroles sont simplement rapportées dans des phylactères isolés, qui sont des images illustrant Emma seule en manifestation. L’absence de représentation graphique de l’échange illustre le fait que les pensées de la narratrice sont ailleurs et qu’elle ne souhaite pas poursuivre la conversation avec son ami. Plus loin dans le récit, les parents découvriront les deux amoureuses au lit avec horreur et colère et les jetteront à la rue (126-129). La scène surprend alors par l’absence complète de transcription de paroles. En effet, bien que les expressions des visages permettent de déduire que des insultes et des cris se sont échangés, aucun phylactère n’y est représenté. La narration textuelle laisse alors place à la narration graphique, étant donné l’impossibilité pour la protagoniste de traduire en mots toute l’intensité émotive d’une telle scène[27]. Clémentine explicitera des années plus tard l’ampleur des conséquences que ce rejet brutal aura sur son état psychologique : « Depuis cette nuit de mes 17 ans où je me suis retrouvée à la porte de ma propre maison, cette nuit où mon père défiguré par la colère m’a déclaré “ Si tu pars avec elle, tu n’es plus ma fille ”… mon esprit est rarement en paix. » (132) Pour faire face à ces remises en question, Clémentine devra apprendre à se distancier de ces jugements : « je commence à accepter tout le bien-être qu’il y a dans ce qui m’arrive … et cesser de me prendre la tête sur ce que peuvent en penser les autres. » (80)
D’autre part, la bande dessinée présente d’autres relations amicales qui l’exposent à des critiques constructives et bienveillantes. Par exemple, son ami Valentin l’aide à assumer son homosexualité et à oser s’engager dans une relation amoureuse. En tant que jeune homme gay ayant déjà eu des partenaires masculins, il est présenté dans l’œuvre comme une figure de modèle, voire de mentor, d’où ses apparitions régulières. Le roman graphique est parsemé de courtes scènes de dialogues entre eux (38-39, 44, 64, 68-69, 79-81, 84-85, 98, 102-103, 117-119, 139), où la conversation et majoritairement centrée sur les doutes et les angoisses Clémentine. Le rythme narratif, par rapport aux scènes entre les amoureuses où il semble dilaté, y est relativement rapide, étant principalement axé sur l’action ou les paroles. Ces choix esthétiques font de Valentin un cliché de l’ami fidèle et dévoué. Ainsi, ce personnage, « [e]n tant que pion narratif […] est le support du jeu de prévisibilité qui fonde la lecture[28] ». Sa propre psychologie étant peu développée dans l’œuvre, Valentin sert plutôt à dévoiler la progression identitaire de Clémentine pour rendre crédible la suite du récit. Ces attentions ponctuelles permettent à la lycéenne de bâtir une confiance en elle et de poursuivre ses réflexions sur elle-même dans un contexte qui prête à la confidence.
Le personnage de Clémentine se précise donc à la lumière de ces interactions sociales : « c’est dans les relations qu’ils entretiennent avec le monde et avec les autres que les personnages vont affirmer leur système de valeur[29] ». La multiplicité des discours et leur mise en relation permet donc à Clémentine, la protagoniste, de tester diverses expériences, d’explorer différentes manières d’être. En constatant leur effet sur elle-même, elle peut ainsi cultiver sa personnalité propre.
Journal intime et dialogue intérieur
Tel que mentionné ci-dessus, la narration dans Le bleu est une couleur chaude est assurée entre autres par des entrées de journal intime, lesquelles sont encadrées par des rectangles noirs, se démarquant ainsi des phylactères arrondis ou de formes spéciales. Ces transcriptions apparaissent aussi sous un lettrage différent de celui des paroles. Ce journal intime permet à la fois de dévoiler des flashbacks et d’accéder à l’intériorité du personnage de Clémentine. Il agit ainsi comme un moteur narratif, en complément des images, des actions et des autres personnages[30].
Tout d’abord, il convient de discerner un tel journal intime fictif d’un artefact similaire dans le monde réel, où narrateur·rice et protagoniste ne font qu’un·e. Dans le premier cas, le journal est plutôt le fruit d’une double détermination, puisqu’il est conditionné à la fois par le·a personnage/narrateur·rice et par l’auteur·rice de l’œuvre d’art dans laquelle il s’inscrit. Ainsi, les extraits dévoilés dans l’oeuvre doivent rester cohérents avec l’évolution du personnage, mais également avec celle du récit[31]. Dans Bleu, les traces du journal intime oscillent de même entre d’une part des dévoilements sur l’intériorité du personnage de Clémentine, qui font avancer l’histoire par une intervention plus marquée de l’autrice, et d’autre part des passages caractérisés par l’absence d’aveux, où l’autocensure du personnage semble effective.
Cependant, cette autocensure même est en soi une source d’information sur la psychologie de la protagoniste et participe également à la construction du récit. La découverte de l’homosexualité de Clémentine par ses parents évoquée ci-dessus en est un exemple. La scène, hautement intense sur le plan affectif pour Clémentine, est accompagnée uniquement de quelques entrées de journal avares de mots : « Aujourd’hui un vent de cris a balayé nos secrets. Les miens. Ceux de cette famille. Et nous ne serons plus jamais les mêmes. » (129) Les phrases courtes et les phrases non verbales accentuent cet effet de vide intérieur causé par le choc émotionnel[32]. Ici, le procédé que Machado nomme « unnarration[33] », que l’on peut traduire par non narration, illustre la difficulté pour la narratrice de se remémorer et de mettre des mots sur un souvenir douloureux. Cette absence textuelle nous informe donc de l’ampleur de l’impact de l’évènement sur son développement personnel. D’autre part, les scènes de sexualité sont également accompagnées d’entrées de journal minimalistes et vagues : « Hurler. Mon ventre mon cœur ma gorge, ce cri me prend tout le corps. » (94-97) Ce passage d’une narration textuelle à une narration graphique et illustre à la fois de l’impossibilité de traduire en mots une exaltation si intense, mais également une pudeur à décrire sa sexualité. On comprend ici qu’elle demeure en phase d’acceptation de ce phénomène nouveau, qui la touche en tant qu’adolescente et en tant que lesbienne.
À l’instar de la non narration, le texte fourni par l’écriture de la protagoniste agit comme un moteur narratif en faisant progresser sa quête d’identité. Le journal, en tant que locuteur qui, par définition, ne peut répliquer ni émettre de jugements, permet néanmoins à Clémentine de surmonter en partie l’autocensure[34], assurant un flux d’idées qui font avancer le récit. En effet, la narratrice se permet d’extérioriser à l’écrit les pensées qu’elle n’ose formuler à son entourage. Parmi ces idées dissimulées à autrui, son identité queer est centrale, étant donné les discours homophobes qu’elle perçoit autour d’elle. Dans ce contexte, exprimer ses désirs sexuels authentiques devient plus facile à l’écrit, comme elle le confie à son journal : « Ça me fait vraiment paniquer, je n’ai pas le droit d’avoir ces pensées. Je me sens perdue et je ne peux pas parler de trucs aussi tordus avec mes amis, ils ne voudraient plus de moi. » (20) L’expression « Je me sens perdue » confirme le besoin, chez la protagoniste, de démêler des idées contradictoires qui l’habitent. Or, cet exercice nécessite en général de les formuler d’abord, puis de les rationaliser. En l’absence d’un auditoire bienveillant et ouvert à ses confidences, Clémentine privilégie son journal intime.
Plus le récit avance, plus la protagoniste est en mesure d’extérioriser ses pensées aux autres personnages. Pour Clémentine, formuler ses désirs grâce à son journal intime l’aidera à mieux les assumer devant aux autres, quitte à faire face à leur réaction ou leur critique. Lors de l’une de ses premières rencontres avec Emma, l’entrée de journal « Embrasse-moi » (58) apparait en parallèle d’un gros-plan sur les lèvres de celle-ci. On comprend alors, à la lumière de cette case et de la suivante – un gros plan sur le visage de Clémentine sur un phylactère couvert de l’expression répétée – qu’elle désire alors fortement un rapprochement, ce qu’elle ne formulera alors qu’à l’écrit, par peur d’un rejet.
Plus tard dans le récit, alors que les deux personnages principaux ont développé une certaine complicité, lors d’une séparation ambigüe entre elles, Emma affirmera en guise d’au revoir « Quand tu tomberas amoureuse, ce mec sera le plus chanceux de toute la terre. » (91) Dans les cases suivantes, Clémentine apparait seule, sous le choc, et des entrées de journal explicitent ses pensées du moment pendant qu’elle quitte sa paralysie pour rejoindre sa prétendante chez elle. On peut alors, contrairement aux passages de non narration, retracer son chemin de pensée, ce qui signifie qu’elle a acquis une confiance en elle et en la légitimité de ses pensées et désirs. Cette confiance apparait alors suffisante pour les formuler, mais désormais également pour agir vers un assouvissement de sa volonté. L’expression consciente et soulignée de ses pensées semble ici l’avoir amenée à refuser de rester passive, à gagner en agentivité.
Dans la bande dessinée Bleu, la narration épistolaire, sous forme de journal intime, permet donc à Clémentine d’extérioriser et d’approfondir des réflexions sur elle-même qu’elle ne pourrait faire avec quiconque[35]. Cette expression lui donne du même coup le courage de s’affirmer et d’agir en conformité avec sa volonté auprès des autres. En libérant son langage, la relation épistolaire permet ainsi à Clémentine de matérialiser son identité propre. Au sein d’un récit centré sur le développement psychologique de l’adolescente, les entrées de journal participent donc activement au processus narratif.
Conclusion
En somme, dans la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh représente l’adolescence comme une période où la construction de l’identité repose sur le dialogue. La prise de risque et l’essai sont alors perçus comme nécessaires à l’émancipation, contrairement aux discours ambiants qui restreignent l’agentivité des adolescentes au nom d’un souci pour leur sécurité. Dans le récit de Julie Maroh, Clémentine, le personnage principal, apprend à se connaître et à s’affirmer en dialoguant avec sa partenaire Emma, ses amis, ses parents, et les discours sociaux de la France des années 1990, ainsi que son journal intime. L’ensemble de ces interlocuteur·rice·s, humain·e·s ou non humain·e·s, lui permettent de cogiter des visions multiples de la vie, de l’amitié, des relations sociales, de la sexualité, des études, du travail et de l’implication sociale, notamment. À travers ces réflexions richement nourries, Clémentine forge son individualité propre en explorant plusieurs de ces possibilités, puis en établissant lesquelles lui conviennent mieux. Loin d’être exclusive à l’adolescence, cette méthode d’exploration et de construction de l’identité est un phénomène qui perdure tout au long de l’existence. En effet, on ne cesse d’en apprendre sur soi à l’âge adulte, puisque l’identité se construit et évolue au fil des expériences, des lectures, des rencontres et des dialogues. Ainsi, bien que cette bande dessinée soit fréquemment classifiée comme une littérature pour adolescent·e·s, cette œuvre demeure tout aussi intéressante pour un lectorat adulte. En effet, son contenu peut tout aussi bien éclairer des enfants que des adultes, les accompagnant dans un processus continu de redéfinition et d’émancipation.
ANNEXE : PLANCHES DU ROMAN GRAPHIQUE
BIBLIOGRAPHIE
OEUVRES
Maroh, Julie, Le bleu est une couleur chaude, 2e éd., Grenoble, Éditions Glénat, 2013, 156 p.
La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2, Quat’sous Films, 2013, 179 minutes.
[1] La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2, Quat’sous Films, 2013, 179 minutes.
[2] Skadi Loist, « Rêves transversaux. La circulation des films queer dans le réseau des festivals », Diogène, vol. 1, no 245, trad. Brigitte Rollet, « Éditions Presses Universitaires de France », 2014, en ligne, <doi: 10.3917/dio.245.0080>, p. 80.
[3] Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, 2e éd., Grenoble, Éditions Glénat, 2013, 156 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses dans le texte. L’appellation diminutive Bleu sera utilisée pour désigner cet ouvrage.
[4] V.E. N., « Julie Maroh : La Vie d’Adèle, « une vision hétéro » », Le Parisien Week-end, Paris, 3 octobre 2013, en ligne, <https://www.leparisien.fr/week-end/julie-maroh-la-vie-d-adele-une-vision-hetero-03-10-2013-3192857.php>, p. 1.
[5] Skadi Loist, « Rêves transversaux. La circulation des films queer dans le réseau des festivals », loc. cit., p. 96‑98.
[6] Apolline Caron-Ottavi, « Et l’avis d’Adèle ? La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche », 24 images, no 165, 2014 2013, p. 56.
[7] Staff, « Comics Reviews », Publishers Weekly, vol. 260, no 37, septembre 2013, en ligne, <https://www.proquest.com/docview/1433822841/1DA11DE80B7347C2PQ/6?accountid=14719&sourcetype=Trade%20Journals>.
[8] Thierry Groensteen, La bande dessinée : une littérature graphique, 2e éd., Toulouse, Editions Milan, coll. « Les essentiels Milan », 2005, p. 32.
[9] Gabriella Colombo Machado, « “Walking around with broken hearts on their hands”: Intimate Writings in Contemporary Comics », The University of Western Ontario, 2017, f. 76.
[10] Ibid., f. 77.
[11] Will Eisner, Le récit graphique. Narration et bande dessinée, trad. Eric Gratien, Milan, Vertige Graphic, 1998, p. 21.
[12] Michelle Miller, « Theorizing “The Plunge” (Queer) Girls’ Adolescence, Risk, and Subjectivity in Blue is the Warmest Color », Girlhood Studies, vol. 10, no 1, 2017, en ligne, <doi: 10.3167/ghs.2017.100104>, p. 43.
[13] Ibid.
[14] Deborah L. Tolman, « Female Adolescents, Sexual Empowerment and Desire: A Missing Discourse of Gender Inequity », Sex Roles, vol. 66, no 11‑12, 2012, en ligne, <doi: 10.1007/s11199-012-0122-x>, p. 748.
[15] Gabriella Colombo Machado, « “Walking around with broken hearts on their hands”: Intimate Writings in Contemporary Comics », op. cit., f. 72.
[16] Michelle Miller, « Theorizing “The Plunge” (Queer) Girls’ Adolescence, Risk, and Subjectivity in Blue is the Warmest Color », loc. cit., p. 81.
[17] « Amour », Morgan et Hirtz dans Le bouquin de la bande dessinée. Dictionnaire esthétique et thématique, 2020, p. 78.
[18] Deborah L. Tolman, « Female Adolescents, Sexual Empowerment and Desire: A Missing Discourse of Gender Inequity », loc. cit., p. 749‑750.
[19] Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 35.
[20] Jean-Paul Jennequin, « Homosexualité », dans Le bouquin de la bande dessinée. Dictionnaire esthétique et thématique, 2020, p. 639‑644.
[21] Ibid., p. 646‑647.
[22] Eva Moreno-Galbis et Sophie Bourlet, « Mariage homosexuel : changer la loi, changer d’avis ? », CNRS. Le journal, section Dialogues économiques, 16 juin 2023, en ligne, <https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/dialogues-economiques/mariage-homosexuel-changer-la-loi-changer-davis>.
[23] Audrey Salor, « Mariage homo : les antis sur la voie de la radicalisation », Le Nouvel Obs, 4 avril 2013, en ligne, <https://www.nouvelobs.com/politique/mariage-gay-lesbienne/20130404.OBS6791/mariage-homo-les-antis-sur-la-voie-de-la-radicalisation.html>.
[24] Pierre Popovic, « De la semiosis sociale au texte : la sociocritique », Littérature et sémiotique, no 15, 2014, en ligne, <doi: https://doi.org/10.4000/signata.483>, p. 159.
[25] Gabriella Colombo Machado, « “Walking around with broken hearts on their hands”: Intimate Writings in Contemporary Comics », op. cit., f. 88.
[26] Evelyn C. White, « Blue is the warmest color. Review », Herizons, vol. 27, no 4, 2014, p. 35‑37, paragr. 5.
[27] Gabriella Colombo Machado, « “Walking around with broken hearts on their hands”: Intimate Writings in Contemporary Comics », op. cit., f. 90‑91.
[28] Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 93.
[29] Ibid., p. 102.
[30] Will Eisner, Le récit graphique. Narration et bande dessinée, op. cit., p. 119.
[31] Gabriella Colombo Machado, « “Walking around with broken hearts on their hands”: Intimate Writings in Contemporary Comics », op. cit., f. 7‑8.
[32] Ibid., f. 90.
[33] Ibid., f. 6.
[34] Ibid., f. 9‑11.
[35] Ibid., f. 5.
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE : LIVRES
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