À l’occasion des 75 ans des Éditions Fides, l’incipit d’un article de La Presse déclarait : «En 1937, un jeune séminariste imbu d’humanisme (je souligne) […] a commencé à publier une revue pour orienter les jeunes canadiens-français vers de “bonnes et saines lectures” (ici, c’est l’auteur).» (Lemay: 2012) Qu’est-ce que le père Martin [1], cet imbu d’humanisme partisan de bonnes et saines lectures, pouvait-il bien avoir envie de publier ensuite? Des ouvrages de philosophie? Pas exactement. C’est le 23 janvier 1941 que paraît officiellement, sous le nom de Fides, le premier fascicule de Face au mariage; une collection, qui comportera éventuellement quarante titres d’une trentaine de pages, mettant en garde les jeunes contre les dangers de l’amour, de la mode et du maquillage. C’est donc mue par un devoir de mémoire que j’extirpe des boules à mites deux de ces espèces d’ovnis. Mine de rien, en 1962, ces petits tracts colorés, au carrefour du catéchisme, de l’essai et du guide de bonne manière, ont dépassé le tirage total d’un million d’exemplaires (Michon: 49). Dans une sorte de «je me souviens» du temps où un religieux, n’ayant (prétendument) connu de relation que l’amour de Jésus, pouvait se mêler de la vie intime de tout un chacun [2], je me suis demandé quels arguments Gérard Petit, père de la congrégation de Sainte-Croix, pouvait sortir de sa soutane pour convaincre «les jeunes gens» de l’importance du mariage et des dangers du flirt. À partir d’indices textuels récoltés dans le numéro 12, Le flirt, et dans le numéro 22, Puis-je divorcer? [3], je vous propose d’analyser divers dispositifs utilisés dans ces, n’ayons pas peur des mots, petits outils de propagande. Clin d’œil aux études classiques, j’ai rangé les procédés d’après la méthode aristotélicienne, selon que Gérard Petit semble vouloir susciter des émotions (Pathos), en appeler à la logique (Logos) ou encore dénoncer des comportements immoraux (Ethos).
Bien qu’il ne s’agisse probablement pas de l’œuvre ou même de l’idée de Gérard Petit, c’est par l’image, une iconographie souvent dramatique, qu’on prend contact avec les fascicules de Face au mariage. L’analyse de la pathosformel sur la photo de la page couverture de Puis-je divorcer? donne le ton en montrant une jeune femme aux yeux inquiets cachant sa bouche avec ses points (Figure 1). Cette dernière laisse penser à la lectrice ou au lecteur que quelque chose de terrible lui est arrivé: le divorce. Aristote définit la peur comme étant «une peine ou un trouble consécutif à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine […]» (Eggs: 291). Subséquemment, en associant le visage à la souffrance, le sous-texte devient éloquent: «Cette épouse en crise ce pourrait être vous mesdames!» Outre l’effet-miroir produit, on peut présumer que cette représentation de femme en détresse aura pu également renforcer un sentiment de devoir chez les hommes «comme il faut». En effet, qui voudrait être perçu comme le salaud qui met une personne du sexe faible dans cet état? À moins bien sûr qu’il ne s’agisse d’une Marie-Madeleine éplorée incarnant l’archétype de la prostituée pécheresse. Dans ce cas, elle l’aura bien cherché. Qu’importe le point de vue adopté, la peur est toujours un excellent stratagème rhétorique qui «favorise l’adhésion du récepteur aux recommandations de l’énonciateur» (Dorna: 75).
Cinq photos sont systématiquement incluses dans chacun des fascicules de la collection. On peut postuler qu’elles ont été minutieusement choisies pour qu’en suscitant l’émotion, elles exercent une influence sur la pensée, mais aussi sur les actions du lectorat. En ce sens, l’encart inséré entre la page 8 et 9 dans Le flirt présente une image de cordages empilés sur un bateau sous laquelle il est écrit: «Des liens puissants qui maintiennent haut l’idéal» (Figure 2). Ce cliché affirme l’indissolubilité du mariage avec une métaphore simple, mais claire: le rôle des femmes est de garder le foyer et d’assurer une descendance. Comment accepter ce rôle? En y étant, ou du moins, en s’y croyant aliénées. C’est ce que viennent au demeurant concrétiser «les liens sacrés du mariage» représentés, ici, par la fine allégorie de la corde. Pierre Bourdieu confirme cette analyse en conférant au mariage le pouvoir, en tant qu’ «acte d’institution», de signifier à la femme ce qu’elle est et qu’elle doit dorénavant agir en conséquence (Bourdieu, cité par Lemieux et Mercier: 176).
Figure 1 Figure 2
À Gauche: Page couverture de Puis-je divorcer? À droite : Encart entre la page 8 et 9 dans Le flirt. Les deux photos ont été prises à partir de ma collection personnelle.
Vade retro satana! Gérard Petit n’est peut-être pas celui qui a fait le choix des photos sensationnalistes de la collection Face au mariage, il n’en reste pas moins l’auteur de textes aux dénominations émotionnelles fortes et contrastées. Par exemple, dans Puis-je divorcer? au fervent médecin chrétien qui affirme calmement avoir tous les papes de son côté depuis le Christ pour défendre l’institution du mariage, Petit oppose un homme d’affaires rétorquant avec une agitation démesurée: «Assez, assez, rugit le monsieur devenu écarlate.» (PD: 23) Notons d’entrée de jeu l’incise à caractère zoomorphique qui accentue la réaction de l’impie. Ce passage n’est pas sans rappeler l’image du diable qu’on aurait aspergé d’eau bénite. Mais pourquoi tient-il à orchestrer un clivage si flagrant entre les deux protagonistes? Comme pour la photo sur la couverture du fascicule Puis-je divorcer? l’auteur compte sur le fait que son lectorat procède d’une analyse des émotions qui lui donne à reconnaître les – subtils – indices corporels et expressifs compris dans l’énoncé. Mais encore, pourquoi tant d’effusion? En parlant de l’importance de se conformer aux normes, Bourdieu le dit clairement :
De cette doxa éthique [celle de l’idéologie dominante] naît [le] droit [de Gérard] et [son] obligation de critiquer autrui s’il ne respecte pas ces normes : on doit lui reprocher son non-respect, même avec pathos parce que sa violation, qui met en question le déroulement réglé de l’interaction sociale, peut détruire l’existence d’une communauté sociale. (Bourdieu et Boltanski: 5)
Particulièrement en ce qui a trait au Québec, communauté sociale minoritaire par la langue et par la religion, la survivance passe, à l’époque, par le modèle familial bien précis qu’est le mariage, dans lequel la femme est soumise à son mari et accepte les enfants que le Bon Dieu lui envoie. (Lemieux et Mercier: 178) On peut observer sensiblement le même procédé d’intensification affective dans Le flirt : «Mais il y a des limites!… Voudriez-vous par hasard que l’on vous suppose d’une autre étoffe que les enfants d’Adam, délivré des mouvements impétueux de la concupiscence? Allons donc! Placez-vous devant votre glace et répétez-le sans éclater de rire!…» (LF: 21). L’abondante présence de points d’exclamation laisse deviner que l’auteur exprime de l’indignation. La ponctuation ajoute en effet une dimension sémiotique qui va au-delà de la seule sémantique de l’énoncé; sans l’intonation que nous permet d’apprécier les précieux indices syntaxiques, il serait difficile de mesurer combien il n’est pas de bon ton, en 1940, de se laisser supposer «d’une autre étoffe que les enfants d’Adam» surtout parce que livré «aux mouvements de la concupiscence». Le flirt est évidemment perçu par Gérard Petit et ses contemporains comme une porte directe vers la génitalité. Vision prosaïque que partageait d’ailleurs Diderot à une autre époque: «Il y a un peu de testicules au fond de nos sentiments les plus sublimes.» (Diderot cité par Skrzypek: 123) Or la sexualité, très taboue chez les catholiques, est réservée à la fabrication de la relève canadienne-française, et ce, à l’intérieur du mariage (les lumières éteintes bien entendu).
Pour une apparence de débat équilibré, l’auteur introduit dans son argumentaire une dialectique atone qui tourne à vide. Le texte de Puis-je divorcer? est essentiellement basé sur la discussion entre l’homme d’affaires défenseur de la dissolution du mariage (le monsieur devenu écarlate) et le médecin catholique (celui qui a tous les papes de son côté depuis le Christ). Le premier qui incarne la raison – «Le religieux est le religieux, le social est le social» (PD: 13) – aura certes de bons arguments, mais se fera mettre K.-O. à tous les coups par des répliques telles que «Sans doute, mais le Christ comme Dieu est l’auteur premier, tant de l’individu et de la société, et tant du social que du religieux» (PD p. 13). J’oserais le parallèle entre le dispositif de Petit et celui d’un Donald Trump qui rassure et consolide sa base militante en lui servant des «faits alternatifs» qui passent pour véridiques simplement parce qu’ils ont été énoncés par une personne en autorité.
Bourdieu et Boltanski diront, en outre, par rapport à ce genre de discours de l’idéologie dominante que «[sa] propriété la plus importante […] sur le monde social réside dans la liberté qu’il peut prendre, étant donné le marché sur lequel il est offert […]» (5). L’Église catholique commence à sentir la soupe chaude, car certains et surtout certaines fidèles remettent en question notamment l’obligation de la procréation, et ce même dans les milieux plus modestes. Lemieux et Mercier rapportent les propos d’une villageoise pourtant mère de sept enfants qui avoue, vers 1930, désapprouver les sermons du curé dans lesquels il parle de «faire son devoir conjugal» (179). La femme poursuit toutefois en disant qu’elle se sent «une très mauvaise paroissienne parce [qu’elle] ne gobe pas tout ce qu’on [lui] dit.» Le «marché québécois» est encore fortement imprégné et impressionné par la religion et comme on peut facilement imaginer que le lectorat de Face au Mariage n’est pas le même que celui qu’attirent les romans existentialistes de Sartre, nul besoin pour l’auteur de s’évertuer à faire dans la dentelle rhétorique!
Afin de culpabiliser les pauvres ouailles, il suffit en effet de marteler à plusieurs reprises les mêmes arguments sans substance. Gérard Petit saupoudre ainsi allègrement dans son discours des raisonnements tels que «Vous admettez, n’est-ce pas, que votre opinion est incompatible avec celle de l’église ?» (PD: 8) ou encore «Est-ce bien, monsieur, un catholique qui tient de tels propos ?» (PD: 4) Le personnage du catholique ne cesse de présenter le fait de croire en Dieu comme une idée sine qua non. Le discours de pouvoir n’a en effet pas de justification à donner: «Il a pour fonction première d’orienter une action et de maintenir la cohésion des exécutants en renforçant, par la réaffirmation rituelle, la nécessité et la légitimité de son action.» (Bourdieu et Boltanski: 6) Par analogie, il est impressionnant de relever le nombre de démonstrations dans les textes à l’étude reposant sur des arguments a fortiori qui confondent le prestige de l’énonciation et la vérité de l’énoncé.
Avant toutes discussions sur les conséquences sociales, sur l’indissolubilité du mariage et sur celle du divorce, il importe donc de mettre cette vérité en pleine lumière, comme la croix du mont Royal qui domine la région de Montréal : l’indissolubilité du mariage chrétien est de droit divin et Dieu, auteur de la société, ne peut commander une chose qui cause un dommage irrémédiable au bien commun d’une collectivité ou au bonheur éternel des personnes. Admettez-vous cela ? (PD: 14)
Par une simplification éminemment contestable Gérard Petit prétend assimiler une monstration à une assertion. Le contenu de l’affirmation devient alors miraculeusement exploitable du point de vue argumentatif par le seul fait que celle-ci ait effectivement été formulée (Biaggini: 159). Elle n’engage rien en ce qui concerne la vérité évidemment. Ce raisonnement a fortiori sera utilisé tout au long des deux textes de façon à présenter une allure d’échafaudage logique.
Mais, au fait, qu’est-ce donc que la vérité? Dans Le flirt, le narrateur déclare: «Nul ne contestera, j’espère, que la maternité met la femme dans un état social inférieur.» (LF: 19) Avec un regard actuel, on serait justement tenté de contester vigoureusement cette affirmation, en disant que l’auteur se donne de fausses prémisses qui mèneront nécessairement à des conclusions erronées. Seulement, en 1940, la femme est réellement, c’est un euphémisme, désavantagée socialement. La vraie question est pourquoi? Qui oblige les femmes à procréer en les cantonnant à la maison sans aucun filet social? Dorma, citant les travaux de Philippe Breton, dira «la propagande peut très bien – et c’est d’ailleurs là une partie de son efficacité – tromper avec des informations justes» (76). Par cette tautologie, on présente la situation critique des femmes dans la sphère sociale comme une fatalité qu’on ne peut que constater.
Allo, qui parle? Là où le discours est plus difficile à digérer, Gérard Petit fait preuve de créativité en dorant la pilule pour faire avaler l’argumentaire tout en douceur. Dans Le flirt, le narrateur use d’un astucieux subterfuge comme prétexte à la nostalgie. Au début du texte, il se présente lui-même comme «un jeune» parlant à des jeunes. Tel le méchant de Scooby-Doo, le religieux s’est caché dans un costume et adresse une harangue emphatique à son public: «Nous avons peine, nous autres les jeunes, à concevoir cet état de choses [parlant de la bonne grâce avec laquelle les jeunes d’autrefois acceptaient l’intervention des parents dans le choix d’un conjoint] : l’esprit de liberté et l’individualisme qui coule dans nos veines nous font juger durement nos aînés.» (LF: 4) Outre l’aspect de la ruse, on aurait pu classer l’argument dans la sphère affective en raison du caractère mélancolique de l’énoncé. Le regret du temps révolu est un topo bien connu à partir duquel on peut probablement remonter jusqu’au paradis perdu. Parions qu’Adam et Ève aussi disaient souvent «dans le bon vieux temps» en se rappelant le jardin d’Eden. Dans un article concernant les causes de la mélancolie et de la nostalgie, Walter Moser soutient que l’idée de la déchéance va de pair avec l’imaginaire entropique et que tant les histoires naturelles qu’humaines seraient régies par la loi d’un déclin inexorable (85). En d’autres mots, une fois le dentifrice sorti du tube, il est difficile de le remettre à l’intérieur. C’est tout de même ce que tentera désespérément de faire l’Église catholique.
Pour conclure cette portion de l’analyse, j’aimerais attirer votre attention sur un procédé classique de manipulation de l’information pouvant facilement berner les esprits plus ou moins candides. L’auteur n’hésite pas à recourir à plusieurs sophismes : des arguments d’autorité comme discutés plus avant («ce n’est pas moi qui le dis, c’est le pape»), mais aussi plusieurs liens causals douteux pour établir un semblant de base scientifique. À ce sujet, Barbara Cassin et Michel Narcy font remarquer que dans un consensus de type aristotélicien, le logos constitue un fondement éthique, mais que dans un consensus de type sophistique, il constitue une performance politique (137). C’est exactement l’exercice auquel Gérard Petit nous permet d’assister dans Face au mariage. À titre d’exemple, il affirmera que «Dans les pays où le divorce est reconnu, le taux des naissances baisse en proportion de la facilité avec laquelle le lien matrimonial est rompu.» (PD: 22) Ce dernier cite notamment la France. Vous m’excuserez, ici encore, de faire une analogie avec les tactiques de Donald Trump, mais c’est bel et bien d’une offensive politique dont il est question. David Haigron, dans une analyse des spots publicitaires en Grande-Bretagne, a d’ailleurs observé que :
[…] la présentation d’«informations» supposées vérifiables, de «faits» et de «chiffres officiels» peut ainsi servir de fondation à un argument rhétorique consistant, non pas à faire croire quelque chose qui ne serait pas vrai, mais à inviter le public à partager une interprétation partisane de ces informations, de ces faits et de ces chiffres. (76)
De plus, abstraction faite de la corrélation immotivée entre divorces et taux de naissance, la dénatalité peut être due, à cette époque, à plusieurs autres facteurs. Entre autres au fait qu’en Europe beaucoup d’hommes sont… morts. En effet :
La faiblesse du baby-boom dans les pays belligérants [pendant l’entre-deux-guerres] s’expliquerait par le nombre important de victimes parmi les hommes de 20 à 40 ans, réduisant ainsi les probabilités de mariage pour les célibataires et de remariage pour les veuves. (Brée: 41)
Misant sur les tensions identitaires propres au Québec, Gérard Petit n’hésitera pas à présenter des propos antagonisants pour montrer que «nous ne sommes pas comme eux». Qui eux? Les protestants! Par cette simple petite phrase, ce détail placé au début du texte: «Bravo! exulta le monsieur en mâchant son cigare.» (PD: 3) L’auteur pose habilement l’un contre l’autre l’homme d’affaires et le médecin en rejouant le classique conflit catholique/protestant dans lequel on campe le catholique comme un homme raisonnable et pieux et le protestant comme l’être mercantile aux mœurs douteuses. Sans faire toute l’histoire de ce qui a pu diviser le christianisme depuis l’Antiquité, il paraît à propos de rappeler qu’à l’origine de la fondation de l’Église anglicane se trouve le désir d’Henri VIII de pouvoir divorcer. La religion catholique lui convenait, mis à part ce léger détail pour lequel il s’est fâché avec le pape. Parce qu’être avec la même femme pour l’éternité c’est long… surtout vers la fin [4].
En ce qui a trait au flirt plus précisément, Jean-Claude Bologne, citant Alexis de Tocqueville, mentionne que dès l’époque romantique, en France, on constate une différence fondamentale quant à l’approche amoureuse dans les pays anglo-saxons (279). On établit un lien direct entre le protestantisme et la liberté accordée aux filles. Le catholicisme aurait accoutumé les Français à l’idée que la chair est faible. En conséquence, ceux-ci ne feraient pas confiance à «leurs filles»; le couvent ainsi que l’éducation séparée assureraient seuls leur vertu. Tocqueville explique ainsi que le protestantisme arme la raison des filles, qui peuvent, dès lors, se montrer plus libres.
Il est également intéressant de se pencher sur d’autres procédés d’amplification et d’opposition qui jalonnent les deux écrits et qui mettent en relation le comportement dégénéré d’une génération à celle qui lui a précédé dans une espèce de version hardcore de la mélancolie: «La grande masse des jeunes filles jouit d’une liberté d’allure à faire sécher de scandale nos grand-mères. Elles sortent seules […] font du sport et se laisse promener en automobile, [elles] acceptent les invitations ou prennent elles-mêmes l’initiative d’inviter.» (LF: 7) L’accumulation semble être spécialement utilisée pour démontrer que les filles exagèrent largement et qu’il est temps qu’on freine cette dangereuse dérive. Il est vrai que le flirt appelle à une timide émancipation de la femme; son avis sur la question du mariage commence à être pris en compte (Bologne: 280). Pour le dire simplement, le flirt, de même que la possibilité du divorce met en péril le patriarcat. Comme le souligne Jean-Claude Bologne: «La crise de l’identité masculine est en partie liée à la remise en cause de ce pouvoir ancestral [et] la domination sociale du mâle s’en trouve ébranlée.» (284). Effectivement, comment ne pas voir dans toute cette opération de propagande religieuse, au-delà de l’excuse du salut de l’âme, une tentative de juguler le féminisme?
Susciter des émotions fortes, inspirer la peur, miser sur l’exagération et la malhonnêteté intellectuelles, sur le dogmatisme et la culpabilité… Aujourd’hui, il est difficile de s’empêcher de sourire à l’évocation de ces dispositifs qui nous apparaissent tellement grossiers. Pouvons-nous croire qu’ils aient pu influencer la jeunesse «canadienne-française»? Dans un article intitulé Propagande et contre-propagande religieuses, Roland Mortier remarque que «c’est à partir de l’époque de la diffusion massive de l’écrit par l’imprimerie […] que la propagande commence à s’installer vraiment avec ses polémiques, ses outrances, ses demi-vérités et ses mensonges» (519). Bien sûr, il fait référence à l’Europe du Moyen Âge, mais étrangement, le corollaire avec le cas qui nous occupe est facile à faire. En 1940, il y avait très peu de maisons d’édition au Québec, et à l’aube de la grande noirceur, ce sont celles qui étaient la propriété de congrégations religieuses qui tenaient le haut du pavé. Avec comme mandat premier la diffusion massive de l’idéologie catholique, elles n’ont certainement pas servi la cause de l’émancipation des femmes et furent l’une des courroies de transmission participant d’un système d’oppression qui a maintenu en son joug les Québécois, mais surtout les Québécoises, au moins jusqu’à la Révolution tranquille. Dans ce contexte, sans qu’on leur demande d’offrir des excuses parce que l’on comprend bien que «dans le bon vieux temps ça se passait de même», on peut néanmoins se permettre de porter un regard amusé sur les prétentions humanistes des plus anciennes de nos maisons d’édition.
[1] Père Paul-Aimé Martin, fondateur des Éditions Fides.
[2] De «toute une chacune» pour être plus juste.
[3] Les références au corpus à l’étude seront désormais mentionnées entre parenthèses dans le texte par (PD) pour Puis-Divorcer ? et (LF) pour Le flirt.
[4] « L’éternité c’est long, surtout vers la fin » ; on attribue généralement cette citation à Woody Allen, mais personnellement, je ne l’ai jamais entendue prononcer par quelqu’un d’autre que par mon grand-père paternel (qui est, par ailleurs, en bon catholique, mais aussi je l’espère par amour, resté marié à ma grand-mère jusqu’à sa mort, même s’il a dû trouver le temps long par moment).
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