Si le but des philosophes est généralement de lutter contre la violence1, la culture populaire semble devoir, dans son processus d’accessibilité et d’autoréférence, produire une violence de plus en plus élaborée. Comme l’explique cependant Frappat, la violence ne possède pas seulement une dimension négative:
[e]n son sens cosmologique, la violence est conflit et désigne une opposition entre des forces, opposition qui n’est pas seulement destructrice, mais peut être productrice; elle engendre le mouvement même de la vie, par opposition à l’immobilité d’un principe unique» (Frappat, 2000, p. 16).
Que la violence surgisse avec la civilisation, qu’elle se développe à travers elle, explique son évolution. La violence présente dans les œuvres de Kirkman et de Moore, placées dans une certaine mesure en opposition (Walking Dead / Watchmen), se fonde avant tout sur un regard humain qui ne peut plus être naïf devant la complexité humaine.
Qu’une gradation de la violence dynamise cette série BD est plutôt évident. Elle vient autant des dialogues que des images dont l’expérience devient intolérable. Avec la fin d’un monde et la possibilité d’un nouveau monde, se pose le problème de la re-civilisation. Après qu’il ait échappé de peu à la mort lors de sa première altercation avec un criminel armé, Rick sombre dans un monde où la mort est omniprésente. Il se réveille dans un hôpital, exactement comme dans le film 28 jours plus tard, tandis que la BD reprend l’enjeu du film en ayant les moyens de le développer. Dans un monde envahi par les zombies ayant la rare capacité de courir, le danger principal reste l’Homme. Le point culminant du film présente le héros qui doit libérer un zombie prisonnier pour vaincre une milice proposant d’instaurer un ordre nouveau en l’absence de gouvernement et de violer les amies du héros. Dans la BD aussi, les zombies ne sont que violence, sans pouvoir. Ils sont même utilisés à mesure que les protagonistes occupent des bâtiments. Ces corps pourrissants deviennent une défense supplémentaire aux remparts. Rapidement, les morts vivants ne se nourrissent plus que des querelles des vivants ou de l’individu trop confiant. Tandis que l’ancien vernis de la civilisation s’altère, la plus grande crainte de Rick est de s’identifier à ces corps sans vie, de constater que leur groupe ait perdu leur humanité pour survivre (perdant leur ancienne sensibilité en s’endurcissant). Dans la même logique paradoxale, les personnages se retrouvent souvent prisonniers de leur nouvelle liberté. La mise en page montre souvent un personnage derrière le grillage de la porte du village, qui symbolise autant la protection que les barreaux d’une prison (le groupe trouve d’ailleurs refuge un temps dans une prison).
L’analyse va observer l’écart psychologique et esthétique entre le premier tome et les deux derniers, qui introduisent le dernier adversaire (la rencontre avec le gouverneur est aussi analysée). Au début de la série, il y a une certaine naïveté dans le trait du dessin, pas encore sombre et chirurgical. Les traits du héros se contractent; ils sont encore détendus. Une larme se manifeste, puis est effacée par la paume de la main. Elle devient d’ailleurs le signe de la détresse absolue dans les tomes suivants. Tant que les personnages peuvent pleurer, ils restent humains, seulement les chocs doivent être de plus en plus grands pour les émouvoir. Au début, chaque mort est déroutante, est un événement. Une réaction du héros le souligne; son regard n’y est pas encore habitué, il est saisi par ce qu’il voit. Après une trentaine de pages, la présence d’un cheval et l’habit de ranger rappelle le bon vieux western. Mais, bien vite les larmes reviennent, de longues larmes qui peuvent s’étendre sur tout le visage du héros.
La vie en communauté s’élabore quotidiennement à travers un horaire et des rites, la répartition des tâches et des richesses. La première image (Kirkman, 2007, p. 48), où Rick retrouve sa famille, montre bien le quotidien dans lequel vivent les autres protagonistes, qui ressemble encore à du camping. Les personnages ont naturellement adopté le rapport qu’ils connaissent avec la nature. Et, le pouvoir appartient logiquement aux forces de l’ordre. Le problème survient quand le héros, ce second policier, arrive. Survient la question de savoir qui commande dans ce contexte de survie, où il faut réagir promptement, mais avec justesse. Il faut néanmoins se prononcer avant de suivre celui qui peut entrainer la mort de tout le groupe. Et encore, il faut qu’il s’agisse d’une autorité désintéressée. Son ami policier désire la femme de Rick, est prêt à le tuer pour cela. N’est-ce pas «le propre de l’homme de vouloir posséder tout ce qu’il y a entre ciel et terre» (Princesse Mononoké)? Le héros ignore le conseil du vieux Dale de protéger ce qu’il possède, négligeant de voir un détail qu’il a pourtant observé naïvement. La case (Kirkman, 2007, p. 57) montre qu’il voit l’autre policier et sa femme rire, suppose que tout va bien, ne comprend pas que son ami essaie de la séduire, de se rapprocher d’elle. Alors que Rick serre sa femme contre lui et dit que «tout va bien, maintenant» (Kirkman, 2007, p. 70), le reste de la communauté se remet en mouvement. En retrait, dans une autre case, Shane regarde aussi la scène et se prépare à prendre le pouvoir par le seul moyen à sa disposition: la violence. Dans ce monde précaire, un accident peut facilement survenir, les zombies sont omniprésents. Il lui faut seulement un certain temps pour retrouver son animalité, sortir des anciennes règles morales établies.
Avec les zombies, il y a une certaine simplicité. C’est leur corps qui est dangereux. Il s’agit d’une violence primitive, fondatrice de l’ordre nouveau. Elle revient sans cesse, mais il suffit de se protéger derrière une barrière, de ne pas les laisser entrer avec soi dans le cadre de la case. Le médium associe les cases aux barrières présentées comme de grands espaces carrés vus du haut du ciel où les personnages s’abritent. Il suffit de repousser cette dangereuse altérité. Les zombies placent même les personnages dans une solidarité certaine malgré les tensions qui parcourent la communauté. Après quoi, on se réjouit jusqu’à la prochaine vague qui vient périodiquement, naturellement. La mort des morts vivants ne procure rapidement plus grande émotion (de toute façon, ils sont déjà morts). Elle devient une tâche certes sanglante, mais répétitive, dont le principal intérêt est esthétique (combinaisons stimulantes et belles mises en page).
Avec chaque nouvel adversaire humain, c’est beaucoup plus complexe, d’autant plus qu’il ne s’agit rapidement plus d’adversaires isolés. Et même, lorsqu’un d’entre eux est battu, il a dévoilé un visage sombre de l’humanité. Il a amené les protagonistes à s’endurcir davantage et à commettre des actes d’une plus grande violence. C’est surtout lui qui est susceptible de provoquer les émotions les plus violentes chez le lecteur, qui normalement s’attache aux personnages qui se développent sous ses yeux. Les morts n’ont pas de personnalité, contrairement à l’opposant, qui semble puiser dans sa méchanceté une puissance démentielle susceptible de faire plier la résistance de Rick et de sa communauté. La violence devrait être la dernière manifestation du pouvoir, alors qu’ici, elle le cimente. La peur provoquée par les démonstrations théâtrales permet d’instaurer l’ordre voulu, d’atteindre l’imaginaire de façon plus saisissante que n’importe quelle carabine.
Nous arrivons ainsi à Negan dont le but est d’humilier le chef adverse pour le soumettre à ce qu’il appelle «le nouvel ordre du monde». Kant n’indique-t-il pas que la violence «implique nécessairement l’antagonisme de deux forces, c’est-à-dire le conflit d’une force contre une autre force qui lui résiste. En d’autres termes, il faut une volonté de vaincre pour que la force soit dite “violence”» (Frappat, 2000, p. 21). L’humiliation se déroule en coulisse pendant qu’il joue le bon gars sur le théâtre du monde, suivant ses règles, entouré d’une quantité d’hommes, assez pour remplir de manière spectaculaire les cases. Très impressionnante est sa première apparition (la première impression marque toujours le héros et le lecteur), alors que Rick pense aller le cueillir. Ce dernier est neutralisé alors qu’il veille, un coup de pistolet est tiré en l’air et un peu en dehors du cadre de la dernière case un son Vroom!! annonce les bruits de moteurs et d’un nouveau retour à la civilisation. La séquence suivante (Kirkman, 2013, p. 84-85) occupe deux pages, insistant sur ce qu’elle montre: une variété d’armes dont la fameuse tronçonneuse. Huit petites cases placées de façon symétrique montrent ces instruments ainsi qu’un autre élément que peut voir un regard affolé: le nombre. La grosse case sous les petites confirme la variété des armes et la présence d’une trentaine d’hommes surgis du camion. Le premier dialogue de Negan montre bien le rapport qu’il veut établir avec Rick: «Pauvre chou… Tu te pisses dessus, ça y est?» (Kirkman, 2013, p. 86). C’est avant tout verbalement qu’il compte le réduire à l’état de nourrisson dans un jeu théâtral grotesque et exagéré. Son expression est excessivement simple: soit il est mécontent, soit il est content; il oscille d’un état à l’autre. Il se lance dans de longs monologues où il explique la situation, puis attend la réponse de façon théâtrale. Cette première fois, il les force à se mettre à genou, en ayant expliqué préalablement qu’ils seront punis, affichant un sourire sombre. S’ensuit un jeu cruel, montrant son entière maitrise. Il explique d’abord longuement pourquoi il ne peut pas tuer chaque membre de l’expédition, chacun a sa raison particulière de ne pas être tué. Il chante ensuite une petite chanson qui s’arrête sur la victime. Son arme, Lucille, sacralisée, féminisée, qu’il présente alors, est d’une simplicité fracassante, un bâton de baseball dont l’extrémité est recouverte de barbelés. Nous savons ce qui va arriver, nous le devinons et nous ne pouvons néanmoins nous attendre à un résultat aussi barbare quand, après s’être placé théâtralement, il frappe sur le crâne du supplicié. La vision du crâne brisé surgit ensuite chez un personnage qui est père d’une jeune famille reconstituée, qui symbolise l’espoir depuis qu’elle est fondée, futur père d’un enfant à naitre et qui est aussi le premier protagoniste que Rick a rencontré. La case montre Glenn avec une grosse fissure à l’endroit frappé, beaucoup de sang sur le front, les yeux ressortis et vitreux, répétant inintelligemment la première lettre du nom de sa femme. Les coups suivants, frappés avec un enthousiasme exubérant, transforment l’Asiatique en mort vivant. Mais, il continue jusqu’à transformer sa tête en bouillie. Plus tard, plutôt que de dissimuler le loup qu’il est pour ses semblables, il le met en scène à travers les contes populaires: «Little pig, little pig, let me in» (Kirkman, 2013, p. 14). Son air presque sympathique devant la communauté où il annonce qu’il souhaite vraiment le mieux pour tous, pourvu qu’elle respecte ses règles, disparait lorsqu’il se penche sur Rick: «In case you haven’t caught on… I just slid my dick down your throat… and you thanked me for it» (Kirkman, 2013, p. 26). Negan a déjà ce qu’il veut et n’insiste que sur l’impuissance de Rick. Car ce dernier pourrait utiliser Lucille que Negan lui a confiée ou sa propre arme, Negan est devant lui, sans arme. Ses hommes sont cependant dans l’enceinte de la ville et massacreraient toute la communauté si Rick lui touchait, d’autant plus qu’avec sa force physique, il pourrait sans doute le repousser magistralement. Après quoi, il reprend son masque de bonhomie et assure qu’ils sont «We’re really nice people when you get to know us. Honest» (Kirkman, 2013, p. 27).
Auparavant, Rick a déjà affronté le gouverneur. Ce dernier cristallise l’aveuglement de la civilisation, ses hommes l’éblouissent à ce titre alors que Rick se rend sur son territoire. À la noirceur de la nuit à laquelle on est habitué, la violence de la lumière aveugle complètement. Puis, le visible entraine un désenchantement à l’égard de l’Homme. Auparavant, chaque nouvelle rencontre était la possibilité de pourvoir la communauté d’un nouveau talent. Après la rencontre, chaque personne peut se révéler le pire prédateur, d’autant plus qu’en apparence, le gouverneur est un chef respecté. Les hommes sont reconnaissants à leur chef de leur avoir permis de survivre et sont prêts à oublier certaines incartades. Comme l’indique le médecin, les gens se soucient des troubles extérieurs, mais oublient les désordres intérieurs. En plus, ces chefs ont toujours un charisme qui leur procure une certaine vénération. Negan semble même l’égal d’un dieu devant ses hommes: beaucoup plus grand, toujours en mouvement dans l’espace, les surpassant en tout, ayant les plus belles femmes de la communauté, n’ayant seulement jamais été vu par les autres chefs. Le gouverneur divertit sa petite communauté avec des combats de gladiateurs, rappelant le cirque de Rome, sous la violente lumière des projecteurs. Pour dynamiser le spectacle, des morts vivants entourent les combattants, des morts vivants qu’il faut nourrir. Ce sont le pain et les jeux de ce monde monstrueux auquel le gouverneur assiste du haut de sa loge privée. Comme ce dernier l’explique, il y a néanmoins une contrepartie essentielle pour domestiquer ces zombies: «Eh bien, étranger… On leur donne des étrangers» (Kirkman, 2008, p. 72). La réplique pose cruellement la position et la fonction du visiteur. Mais, comme l’indique très bien le gouverneur, sa population ne viendrait pas si les morts vivants ne mangeaient pas occasionnellement un combattant qui s’approche trop près: «Ils ne l’avoueront jamais, mais c’est pour ça que les gens viennent… c’est ça qu’il adore» (Kirkman, 2008, 73). La réplique porte loin, on peut légitimement se demander si les lecteurs continueraient longtemps à lire et à aimer cette série si ses personnages ne tombaient pas de temps en temps sous des monstres et si les monstres initiaux ne laissaient pas la place à des monstres bien pires. Le gouverneur n’hésite pas à couper un bras à Rick pour montrer qu’il ne plaisante pas lorsqu’il l’interroge. Plus tard, il décapite l’un de ses amis, un autre chef de la communauté, devant celle-ci. Son adversaire n’a aucune pitié pour arriver à ses fins, la BD non plus pour satisfaire son lecteur.
L’ordre qui se construit dans le processus de re-civilisation est beaucoup plus inquiétant que le désordre premier. Shane est dangereux parce qu’il est lui-même troublé, mais il n’éclaire pas avec une violence éblouissante et ne se met pas en scène, prêt à rivaliser avec les pires régimes totalitaires que le siècle précédent a connus.
«Au premier, sans doute à vie, le don empoisonné du regard» (Didi-Huberman, 1998, p. 22)
Didi-Huberman parle du surgissement comme de cette image connue qu’on voit soudainement différemment. Car, si, dans le chaos, celui qui surgit affiche sa détermination d’être le plus fort, le prochain personnage, visionnaire, préfère rester dans l’ombre de sa société menacée. Engagé dans ce qu’il estime une noble cause, conscient de sa grande intelligence, de son regard pénétrant sur son époque, Adrian n’en commet pas moins une action d’une violence démentielle. Il est difficile, au premier abord, de parler d’héroïsme chez un superhéros qui détruit sciemment la moitié des habitants de la ville de New York. En plus, la destruction est montrée à travers six cases de la grosseur de la page (379-384), et il s’agit de la première variation au modèle de gaufrier dans la BD, c’est-à-dire de neuf cases par page (deux cases ou quatre cases pouvant être combinées pour en former une plus grande). La violence modifie ainsi jusqu’à la mise en page de la BD. Cependant, la destruction de New York est une diversion pour éviter le potentiel conflit nucléaire fatal entre les États-Unis et l’URSS.
Adrian réfléchit longuement à son action pour re-civiliser une société problématique. Son regard a déconstruit sa probable évolution. S’élabore ensuite l’éthique de la destruction, basée sur la question du moindre mal et du bien présumé. Il convient alors d’agir, de faire ce que personne d’autre ne peut faire. Une question très simple traverse la première partie de l’essai d’Arendt sur les mensonges du gouvernement durant la guerre du Vietnam: «comment ont-ils pu?» La question s’applique autant que la réponse: cet homme intelligent et cultivé s’est construit un tableau du monde et de ce que devaient être ses actions. Comme toute image interprétée, son sens s’est figé, et elle ne contient plus tous les possibles, n’évolue plus que dans la seule direction regardée. Les meilleures intentions s’ensuivent, ainsi que l’aveuglement de celui qui croit agir pour le mieux. Comme le mentionne Arendt, «[c]e sont des cas où se montre la nature véritable de la violence: destructrice plus que créatrice, instrument ou moyen, mais jamais fondement d’une légitimité» (Arendt, 2007, p. 150-151).
Ce justicier contemporain veut réactualiser l’action du superhéros dans un monde devenu trop vaste. Le Comédien, superhéros de la première génération, lui fait prendre conscience de l’inefficacité des moyens employés par la seconde génération, qui, comme la première, ne s’occupe que des symptômes du problème. Adrian change de regard sur le monde à partir du moment où il le voit enflammé parce que son cynique ainé s’est amusé à mettre le feu avec son briquet à la carte qui devait permettre de poser les problèmes à régler. Le Comédien présente la futilité de leurs moyens devant le presque inévitable conflit nucléaire à venir, ombre menaçante sur laquelle ils n’ont, semble-t-il, aucun pouvoir. Ce retour en arrière d’Adrian, à la mort du Comédien, lui vient alors que le curé indique qu’«au milieu de la vie nous côtoyons la mort. Quel secours rechercher sinon le tien?» (Moore, 2012, p. 47) D’ailleurs, le regard du justicier est inexpressif et perdu autant avant qu’il ne sombre dans le flash-back qu’au début de celui-ci. Il devient beaucoup plus déterminé à la fin du flash-back, le regard attentif au problème qu’a posé le Comédien (autant dans le passé lorsqu’il a brulé la carte du pays que dans le présent où il a failli révéler son plan).
Il dissimule d’abord son plan à ses pairs, puis le justifie de manière à éviter qu’il ne soit dévoilé au grand jour. Comme l’indique Arendt, «le pouvoir a toujours besoin de s’appuyer sur le nombre tandis que la violence peut s’en passer». Sa violence repose sur un premier mensonge, puis produit de nouveaux mensonges devant combler le vide premier pour le public. Lorsqu’il est jugé par ses pairs, sa propre confiance lui assure le triomphe (un triomphe plus grand, parce qu’enfin reconnu). Les connaissances et l’élitisme donnent l’impression à ce justicier de prendre de ces décisions éclairées qui doivent rester dans l’ombre. Même s’il a pu justifier son action héroïque à ses pairs, son visage est hanté, à la fin, par la crainte d’avoir mal agi et de ne plus pouvoir rien faire. Son ombre, plus grande que lui, insiste sur cette inquiétude. Comme vient de lui dire le Dr Manhattan, véritable superhéros, «rien ne finit jamais» (Moore, 2012, p. 405).
Un personnage s’oppose clairement à lui, Rorschach, dont la violence brutale et la peur qu’il provoque rappellent le Batman de Frank Miler, repris par Christopher Nolan. Refusant tout compromis, toute nuance, le personnage aime mieux accepter sa propre mort que de légitimer les actions d’Adrian, qui a tué des milliers d’innocents. Dans le chapitre V, véritable jeu de symétrie, alors que le justicier classique mène son investigation au début et à la fin du chapitre, questionnant sans pitié un ancien adversaire, Adrian occupe le centre. Le premier se déplace dans des lieux malfamés à la recherche d’indices et met en scène la terreur de ses adversaires, accompagné par la violence de la mise en page où s’alternent les couleurs chaudes/ froides. Le second met en scène sa tentative d’assassinat dans sa tour et doit neutraliser magistralement et in extremis le tueur engagé. Une superbe mise en page est construite (Moore, 2012, p. 154-155): elle montre l’axe de symétrie du chapitre ainsi que la lettre V du nom d’Adrian et de celui de sa compagnie, qui ne cessent de se manifester dans la BD, tandis qu’il maitrise la situation. Puis, il met une capsule de poison dans la bouche du tueur en semblant chercher à l’enlever, voulant «savoir qui est derrière tout ça» (Moore, 2012, p. 156). Ces deux justiciers se rejoignent finalement en cela qu’ils légitiment les moyens par la fin. Rorschach dit d’ailleurs lui-même qu’«on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs» (Moore, , p. 146). Qu’on pourrait très bien interchanger les deux citations le montre aussi.
Il s’agit d’œuvres particulièrement célèbres, qui s’opposent sur de nombreux points malgré une lecture similaire (montrer la violence qui survient et s’amplifie avec la civilisation). Les chefs populaires ne ressemblent pas au justicier réfléchi manipulant, du haut de sa tour d’ivoire, sa société devant un imaginaire de la fin (tandis que la fin a eu lieu dans Walking Dead). Le second est aussi beaucoup plus ambigu que les premiers; il n’est pas si facile de condamner Adrian qui veut sauver l’humanité et croit pouvoir l’amener vers son utopie, tandis que de voir le gouverneur couper le bras de Rick avec un sourire sadique permet assez aisément de se prononcer. Walking Dead est sans conteste une œuvre plus paralittéraire que Watchmen. La simplicité de son schéma narratif permet d’établir une sérialité; malgré l’évolution psychologique travaillée et un monde s’ouvrant sur une violence démesurée, la communauté traverse les bouleversements auxquels elle s’adapte et est ponctuée par des rites rappelant l’ancien temps (enterrements, repas en groupe, discours du chef, messes) et sa vie sociale rappelant le présent (petites chicanes, intrigues amoureuses, inquiétudes diverses, amitié). Un certain manichéisme entoure les personnages canoniques. Aucun doute pour le lecteur que Rick et son groupe sont du bon côté, même s’ils vont parfois commettre des actes aussi horribles que leurs adversaires; Michonne retrouve le gouverneur pour le torturer après que celui-ci l’a violée.
Par contre, les deux auteurs déconstruisent, réutilisent et problématisent des personnages canoniques assez insipides appartenant à la culture populaire (zombies et superhéros). On passe de la violence du personnage à la violence du contexte social et de l’effet de lecture qui donne une grande richesse au texte et une vraie psychologie aux personnages. Aussi, si la civilisation est capable de produire la plus grande barbarie, d’organiser des génocides, elle a aussi produit des hommes bons et équilibrés. Dans l’œuvre des deux auteurs, une grande valeur est accordée à l’homme (plus) ordinaire qui mène sa vie, passant par son lot de tristesse et de joie, d’amours et de deuils. Sa place repose sur une des valeurs les plus fondamentales depuis l’Antiquité: l’équilibre aristotélicien. Plus modéré qu’Adrian ou que Rorschach, ce personnage s’interroge sur le monde. Plus insignifiant que ses opposants, moins adapté à la violence de son monde, il souffre à juste titre, ressemble au héros problématique du roman, se torture beaucoup, voulant prendre la meilleure décision et étant souvent bien limité, victime auquel le lecteur peut ressentir de l’empathie et même s’identifier. Dans Seul dans le noir, Auster parle de l’homme bon comme de celui qui doute le plus, qui se demande fondamentalement s’il est bon, s’il n’est pas méchant, qui se remet en question, l’humilité du bon en quelque sorte. Dans Watchmen, on reconnait Dan et ses publications sur la place du regard et de l’esthétique en ornithologie, qui rappellent ce que Didi-Huberman théorise sur le regard. Il s’agit d’un homme et d’un justicier moyen, sans des idées et une personnalité aussi extrêmes que ses contemporains. Il trace néanmoins un nouveau rôle social au superhéros, qui devient comparable à n’importe quel citoyen qui veut contribuer à un monde meilleur. Laurie, son amoureuse justicière et féministe, correspond aussi à ces caractéristiques, tout comme l’ancien policier Rick, responsable de sa communauté dont chaque vie est précieuse.
Mais, au final, ces personnages sont assez ordinaires (nous ressemblent presque), Dan est quelconque par rapport à Adrian, personnage plus sombre qui bouscule les limites de la violence, qui permet d’accéder à une fin sanglante et spectaculaire. Comme Kant l’affirme déjà, du «point de vue esthétique de l’imagination, le spectacle de la violence est plus attrayant ou plus excitant que la contemplation calme d’une situation pacifique» (Frappat, 2000, p. 22). Outre leur pouvoir de séduction et la promesse d’un ailleurs, il y a la curiosité de voir jusqu’à quel point ces personnages repousseront les limites narratives. Car, comme l’explique Edgar Morin dans L’esprit du temps, la culture populaire procède par un phénomène d’autoréférentialité, l’effet produit doit être plus saisissant qu’auparavant. Morin pose ainsi le paradoxe de l’invention/standardisation propre à la culture de masse: «Le standard bénéficie du succès passé et l’original est le gage du succès nouveau, mais le déjà connu risque de lasser et le nouveau risque de déplaire» (Morin, 2008, p. 40-41). Il ne s’agit ainsi pas de simplement montrer une plus grande hécatombe pour saisir le lecteur qui attend déjà cette augmentation. L’auteur doit avant tout être inventif dans sa mise en scène, dans la manière dont il amène la violence, afin qu’elle se manifeste comme la suite logique du monde observé. Permettant à l’œuvre de sortir de la masse actuellement produite, cette nouveauté va surprendre le lecteur, produire le saisissement au moment de l’hécatombe, du fait qu’elle est cohérente avec le discours de l’œuvre, c’est-à-dire avec tout ce qui l’a précédée, entrainée. Comme Michael Chabon l’écrit dans Les extraordinaires aventures de Kavalier et Clay, il faut «choisi[r] avec soin, parmi l’infinité d’instants potentiels à fixer et à reproduire, celui où les émotions [son]t les plus extrêmes» (Chabon, 2004, p. 239). Et qui de mieux que ce héros trop humain (par rapport à sa société) pour les ressentir? Le méchant oblige le héros à vivre la douleur de son humanité. Dans la complexité du monde, le héros est ainsi déchiré par les limites sans cesse dépassées par ses adversaires, lui qui ne possède même plus d’illusions. Alors que notre regard se pose généralement sur la société comme une barrière à la barbarie, la mise en scène astucieuse chez les deux auteurs bouscule ce regard. Elle présente une société d’où nait la barbarie, une violence toujours dépassée, qui devient au final une mise en abime de notre propre société de consommation et de la culture populaire. Et quand un superhéros intervient, le résultat est d’autant plus inquiétant que l’action est dite héroïque.
Ainsi, c’est au thème de l’œuvre qu’on doit tant de violence: des êtres humains qui vivent ensemble, en communauté. Que ce soit avec de meilleures intentions ou de désirs égoïstes, ces histoires mettent en scène, au présent et de façon inventive, ce que nous a appris l’Histoire humaine. Est-ce qu’une temporalité contemporaine est essentielle? Assurément pas. Mais, une histoire contemporaine arrive plus aisément à saisir notre regard, à retravailler nos conceptions, à nous faire réagir. La plupart des gens réagiront davantage à la violence contemporaine, plus actuelle, qu’à une violence médiévale, même si elles sont toutes deux fictives, parce que la deuxième est ravalée au rang de violence archaïque, manière de créer une distance. La première oblige à s’impliquer si elle est bien racontée, à se questionner, exerce une certaine fascination, un mélange de curiosité et de trouble. En utilisant la violence, les deux écrivains transforment des personnages propres à la culture populaire jusqu’à déconstruire la société. Une violence vient avec l’Homme même si notre société cherche de façon générale à la contrôler. Elle se développe alors dans la culture populaire, à la fois accessible et spectaculaire, mais aussi en partie pour cette raison méprisée. Mais, de toute façon, penser que la science et qu’une culture plus «légitime» peuvent contrôler cette force, c’est commettre l’erreur qu’ont commis les positivistes deux fois. Et comme le dit le faux médium à la fin de From Hell, en 1923, «il y aura une autre guerre» (Moore, 2011, p. 508). Comme l’a montré Watchmen, une œuvre maitrisée peut répandre beaucoup de sang au moment voulu (et par la suite faire couler beaucoup d’encre). Il est d’ailleurs à parier que la série Walking Dead en versera encore beaucoup, ne semblant pas prête à s’achever, mais plutôt à conclure des alliances narratives qui vont mener à une guerre…
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1. Ceci constitue la conclusion de l’introduction de l’essai La violence d’Hélène Frappat.
Arendt, Hannah. 2007. Du mensonge à la violence: essais de politique contemporaine. Paris: Pocket, 249 p.
Chabon, Michael. 2004. Les extraordinaires aventures de Kavalier & Clay. Paris: Éditions 10/18, 855 p.
Didi-Huberman, Georges. 1998. Phasmes: essais sur l’apparition. Paris: Editions de Minuit, 244 p.
Frappat, Hélène. 2000. La violence. Paris: Flammarion, 251 p.
Kirkman, Robert, Tony Moore, Charlie Adlard. 2007. Walking dead. 1, Passé décomposé. Paris: Delcourt, 142 p.
Kirkman, Robert, Charlie Adlard. 2008. Walking dead. 5, Monstrueux. Paris: Delcourt, 137 p.
Kirkman, Robert, Charlie Adlard. 2013. Walking dead. 17, Terrifiant. Paris: Delcourt, 145 p.
Kirkman, Robert, Charlie Adlard, Cliff Rathburn. 2013. Walking dead. 18, What comes after. Berkeley: Image Comics, 136 p.
Moore, Alan, Dave Gibbons. 2012. Watchmen, Paris: Urban Comics, 441 p.
Moore, Alan, Eddie Campbell. 2011. From Hell, Paris: Delcourt, 575 p.
Morin, Edgar. 2008. L’esprit du temps. Paris: Colin, INA, 218 p.
Lapointe, André-Philippe (2014). « Histoires de violence ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/histoires-de-violence-walking-dead-vs-watchmen], consulté le 2024-12-11.