Fils de la démocratisation numérique du cinéma, le Japonais Hiroshi Toda appartient au type de réalisateurs que même le plus aventureux des cinéphiles ne croise que rarement, pour ne pas dire jamais. Non pas parce que la qualité de ses films leur ferme les portes des festivals internationaux, mais plutôt parce qu’ils tournent le dos aux logiques de l’industrie cinématographique. Toda est animé par un désir de créer et non d’être vu, son cheminement étant celui d’un artiste nullement motivé par des ambitions de fortune ou de notoriété. Pour cette raison, ses films ont été très peu diffusés à travers le globe. En dehors de projections dans une salle à Kyoto louée occasionnellement par le cinéaste, son œuvre n’est distribuée nulle part dans son propre pays, pas même sur le marché de la vidéo. Ne reste que quelques festivals étrangers reconnaissant son travail, dont Asian Connection à Lyon qui, en 2010, organisa une rétrospective complète en son honneur en plus d’éditer son long métrage Snow in Spring (2004) sur DVD.
Ce manque de visibilité que, rappelons-le, n’opportune en aucun point Hiroshi Toda, découle aussi du caractère atypique de sa filmographie. Sa démarche artistique lui est propre, difficilement catégorisable dans les différents mouvements du cinéma japonais contemporain. Il ne peut se revendiquer du courant underground, là où il serait de prime abord à sa place, qu’économiquement parlant, dans la mesure où, comme d’autres réalisateurs DIY, il ne travaille qu’avec des comédiens amateurs et des petits budgets. Toda se discerne néanmoins de cette vague thématiquement et esthétiquement. Au lieu de capitaliser sur le succès des extravagances néobaroques de Miike, Nishimura et Ishibashi et de tenter de les reproduire avec les moyens du bord, il dirige son regard vers l’humanisme d’Ozu ou de Kurosawa. Suivant l’exemple de ces maîtres, les films de Toda explorent les méandres de l’âme humaine à travers une représentation de la banalité du quotidien, banalité s’exprimant à travers les silences de la bande-son et de ces plans fixes qui capturent l’insoutenable lenteur du passage du temps lors des journées comme les autres. Toda filme des routines simples (la préparation des repas, le trajet vers le travail, un rendez-vous à la clinique) que ses protagonistes répètent sans y trouver réconfort tellement ils sont hantés par divers démons. Dans Sky in December (2007), un film choral aux échos dickensiens, un homme récemment veuf voit sa vie dévastée par un souvenir remontant à la surface, celui de sa fille dont il est sans nouvelle depuis maintes années. Il en va de même avec le personnage principal de Sakura no Kage (L’ombre du cerisier) (2007), un tueur à gages au tempérament glacial interprété par Guillaume Tauveron (également co-réalisateur). Envahi par des sentiments nouveaux, il se voit incapable de mener à bout sa mission lorsqu’il commence à s’éprendre de sa prochaine cible. Une situation inattendue qui le mène à choisir entre les armes et le cœur. La quête de la rédemption est un thème récurrent dans l’œuvre d’Hiroshi Toda, celle-ci étant tantôt une réussite, tantôt un échec.
Il se dissocie néanmoins des réalisateurs de Printemps tardifs (1949) et Un merveilleux dimanche (1947) par l’appel à de déstabilisantes ruptures narratives. Avec plusieurs de ses films, Toda signe un pacte avec son destinateur qu’il va par la suite briser. En faisant appel à des codes familiers, le spectateur croit saisir le genre auquel l’œuvre qu’il a sous les yeux appartient et va par la suite façonner certaines attentes précises par rapport à l’évolution du récit. Cette reconnaissance intertextuelle génère une zone de confort que Toda va subitement fracasser sans avertissement, sans donner préalablement un indice de la nouvelle voie que son film s’apprête à prendre. La rupture n’est nullement anticipée, elle survient sans crier garde. Se produit alors ce que Deleuze qualifie de «mouvement de monde.» Les protagonistes voient leur univers se transformer, à un point tel qu’il obéit désormais à une nouvelle logique du sens, une temporalité différente, un genre cinématographique autre. Les exemples de cette démarche sont nombreux, pensons à Memory of September (2006) qui débute en drame pour ensuite devenir un slasher, mais le plus emblématique demeure Snow in Spring. Ici, un homme, Yamamura, voit la qualité de vie de sa famille dépérir depuis qu’il a pris la charge de son père atteint de sénilité. Ne trouvant pas de solution à son problème, il prend la lourde décision d’abandonner le vieillard dans la forêt. Une fois l’acte accompli, il perd son chemin (les sentiers du récit bifurquent-ils?) et aboutit dans un temple habité par une jeune violoniste et sa famille. Ce qui au départ se présentait comme une chronique familiale au traitement réaliste prend alors l’allure d’un conte fantaisiste. La cacophonie urbaine de la première partie est évacuée pour laisser place à un lourd silence interrompu uniquement par le son de l’instrument. Le glissement narratif a produit un écart si grand entre deux pôles que, mis à part le fait que la focalisation demeure sur le même personnage qu’au début du film, on a peine à distinguer ce qui unit le premier versant au second. Certains indices évoquent la possibilité que ce nouveau chapitre puisse être le miroir déformant de celui qui le précède, mais ceux-ci ne suffisent pas pour chasser l’impression que Yamamura a pénétré une zone parallèle à la sienne et est devenu un intrus dans une fiction où il n’a aucun réel attachement. Une impression qui se maintient à la conclusion du film alors que s’opère un retour à la normale. Témoin des parricides commis par la musicienne suite à la destruction de son violon par son père, Yamamura est subitement confronté à la gravité de son propre crime. Il se voit alors projeté hors de la mystérieuse résidence et revient sur sa décision en allant à la rescousse de son père. Il retrouve par le fait même une temporalité initiale, les jours s’étant écoulés dans le temple n’ayant été que minutes en dehors.
Toda se qualifie comme cinéaste de l’extrême à cause de l’hermétisme d’une oeuvre qui résiste aux modes passagères et autres invasions barbares. Les inspirations provenant du cinéma nippon classique citées plus haut ont toujours été les mêmes qu’au départ et de nouvelles ne s’y sont jamais greffées. Lorsque le regard cinéphilique reconnaît un élément dans l’un de ses films, que ce soit le visage d’un acteur ou un procédé narratif, celui-ci renvoie toujours à une œuvre antérieure de Toda et non à celle d’autrui. Ses films ne se réfèrent plus qu’à eux-mêmes. Si son esthétique peut paraître anachronique ou dépassée par certains contemporains lui faisant écho, pensons à Kore-eda et Kawase, elle n’en demeure pas moins actuelle, actualisée, dans le cheminement propre au réalisateur. En fait, les seules intrusions du monde externe s’avèrent discernables sur un plan technologique, lorsque Toda délaisse une caméra pour s’en procurer une nouvelle. Sa filmographie s’avère si cohérente qu’elle surprend lorsqu’elle se contredit en se tournant, le temps de deux moyens métrages, vers une science-fiction entièrement assumée avec les dystopiques East World et East Planet (tous les deux produits en 2009). Voilà peut-être la grande force de ce réalisateur à contre-courant, d’être capable de se dérober de ses propres systèmes de création, de les pousser à leurs extrêmes afin de les remettre en question et de le confronter. Le tout, sans se soucier de ce que font les autres.
Laperrière, Simon (2012). « Hiroshi Toda, cinéaste à contre-courant ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/hiroshi-toda-cineaste-a-contre-courant], consulté le 2024-12-21.