L’imagination, sans majuscule, est quelque chose de très personnel, la faculté de se représenter des choses qui n’existent pas en réalité. L’Imagination est une dimension, un univers si tu préfères, mais immatériel (Bottero, 2003: t.1, 113).
La Quête d’Ewilan de Pierre Bottero1 établit une première frontière entre le concept du processus d’imagination et son actualisation dans un univers qui lui est propre. L’Imagination en tant que dimension que l’œuvre façonne fait office de double frontière puisqu’elle sépare d’un côté le monde primaire et le monde secondaire entre lesquels Camille est appelée à voyager, de l’autre l’imagination de la création dans un référentiel que cette dernière vient altérer. En effet, en s’immergeant dans cette dimension qu’est l’Imagination, le dessinateur2 peut faire basculer dans la réalité tout ce qu’il conçoit mentalement.
Il s’agit alors d’interroger la notion de frontière en tant que tension entre imaginaire et réalité3 en considérant le processus d’imagination et de création. Or l’œuvre de Bottero met en exergue des créations spécifiques, des artefacts qui parlent d’eux-mêmes, du passé et du rapport qu’ils entretiennent avec l’homme. Parce qu’il est objet et sujet d’une relation au monde, l’artefact peut devenir entité, d’un côté dépendant d’un acte de création singulière, d’un autre détaché de cette dépendance pour continuer d’exister.
Aussi, en quoi la création d’artefacts diégétiques interroge-t-elle la relation entre frontière et processus d’imagination, relation qui tend à illustrer la tension entre référentiel et imaginaire?
Selon les différents rôles et influences de l’artefact sur le monde diégétique, la frontière est tour à tour lieu d’oxymore lorsqu’il est question de projection matérielle d’une image mentale, caduque lorsque l’artefact est conçu en tant qu’altération référentielle, voire même métaphoriquement détruite lorsque l’imaginaire prend le pas sur le référentiel. Mais concevoir cet éclatement métaphorique vient rendre compte des limites de l’artefact et rétablir les fonctions traditionnellement prêtées à la frontière.
L’imagination est le processus mental qui crée une image sans point de départ sensoriel – c’est un phénomène que tout le monde connaît. (Bennet, 1968: 119)
L’œuvre de Pierre Bottero a pour mérite de transcrire la matérialisation de ce processus mental dont parle Bennet par sa projection d’une dimension immatérielle dans une dimension matérielle concrète liée à la réalité diégétique, car par dessiner une image mentale, Camille «entend la possibilité de faire basculer dans la réalité tout ce qu[’elle] imagine» (Bottero, 2003, t.1: 268). Deux projections inverses se côtoient alors: la première, mouvement ascendant, entraîne la conscience du dessinateur dans cette dimension Imagination, frontière d’un entre-deux, et la deuxième est la chute de l’image mentale dans la réalité de ce même dessinateur.
Dans l’imagination active, les images ont une vie propre et les événements symboliques un déroulement logique autonome – dans la mesure, bien entendu où le conscient ne s’en mêle pas. (Jung, 1935: 217-218)
En franchissant le seuil, puisqu’il faut entrer dans l’Imagination par des portes, et en arpentant les chemins, les Spires, le dessinateur s’empare de ce processus d’imagination. En effet, l’image mentale n’est plus autonome, mais les symboles qui la composent viennent s’actualiser dans une parfaite finitude, et ce, parce que la conscience s’en mêle. C’est elle qui est à l’origine non pas de la création, mais de la matérialisation de cette image mentale.
La scène que Camille se représentait avec netteté prit tout à coup dans son esprit une dimension nouvelle. Le moindre détail, la moindre teinte, étaient perceptibles, parfaitement distincts comme chaque fois qu’elle imaginait quelque chose, mais cette fois-ci, cela allait plus loin: une porte mystérieuse s’était ouverte, le tableau, les couleurs et les personnages lui appartenaient! Elle tendit son esprit, ajouta une touche de rouge imaginaire, modifia légèrement une courbe… (Bottero, 2003, t.1: 47)
Face aux teintes et aux détails adoptant «une vie propre» et «un déroulement logique autonome», Camille s’empare de ces images: l’utilisation consciente d’un formatage subjectif des événements symboliques est à l’origine de la matérialisation de l’image mentale et de sa création.
Cependant, la plupart de ces projections finissent par disparaître, la matérialisation devenant caduque. Certaines cependant demeurent. Entre alors en jeu la notion d’artefact: face et par cette frontière aux possibilités infinies4, l’artefact fige sa matérialisation dans l’existence, une matérialisation qui peu à peu devient propre. C’est le cas du poignard d’Ellana, du sabre d’Edwin, de l’arche dessinée et non bâtie, et surtout de l’univers sous la citadelle:
Elle s’avança d’un pas dans la forêt, s’émerveillant du spectacle qu’elle offrait et de l’harmonie bienfaisante qui y régnait. Les rares buissons croulaient sous des grappes d’appétissantes baies rouges qu’elle devinait délicieuses. […]
— Vous dessinez un monde n’est-ce pas? Tout ce qui nous entoure est éternel et c’est vous qui l’avez créé. Vous avez tout imaginé. Les arbres, les fleurs, le ciel, l’eau, les animaux, les montagnes. Nous sommes dans votre dessin… (Bottero, 2003: t.3, 106-109)
Une tension subsiste alors dans cet univers sous la citadelle entre le caractère attaché au créateur – «nous sommes dans votre dessin» –, et la disposition autonome de s’en détacher – «les rares buissons croulaient sous des grappes d’appétissantes baies rouges qu’elle devinait délicieuses». L’appartenance à un monde dessiné et l’autonomie dans sa gestion façonnent l’artefact. Et la création de ces artefacts réclame un transfert, un lieu de passage, et ce, de sa conceptualisation à sa création matérielle. Chez Pierre Bottero, ce sont les Spires qui font office de frontière. Ce glissement créateur séparant deux mondes distincts aux propriétés complètement différentes n’implique cependant pas une rupture logique, mais un oxymore, tout d’abord dans son processus de passage – mouvement ascendant/mouvement descendant –, ensuite dans le produit dont résulte ce glissement– dépendance et autonomie. D’ailleurs, cet oxymore pourrait s’entendre comme le modèle de la tension entre imagination formelle et imagination matérielle, ce dont parle Gaston Bachelard dans son ouvrage L’eau et les rêves:
En s’exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations: une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l’imagination formelle et l’imagination matérielle. (Bachelard, 1993: 8)
Bien qu’il soit impossible de les séparer, l’imagination matérielle est cette production d’images liées directement à la matière, car, constitutive des formes, la création de l’image mentale a besoin de cet imaginaire lié aux sens. Et dans sa matérialisation, les formes ne suffisent plus, mais «la main la connaît» (Bachelard, 1993: 8). La fusion entre ces deux types d’imagination vient renforcer la création artefactuelle chez Pierre Bottero qui allie formes primitives et matières éternelles, autonomes:
Le dessin naquit, couleurs chatoyantes et formes arrondies. Avant qu’une réalité ne se soit figée, Camille modela sa création, la forçant à intégrer un corps réel au lieu d’en devenir un nouveau. Les couleurs environnèrent Paul Verran sans qu’il s’en rende compte, les formes jaillies de l’esprit de Camille le pénétrèrent, se lièrent à ses nerfs optiques, à ses pupilles, à ses iris, avant de basculer dans la réalité. (Bottero, 2003, t.1: 254)
Dans cet extrait où Camille rend la vue à un aveugle, le dessin, d’abord constitué d’un ensemble de formes, devient ensuite matière; l’image mentale n’est pas actualisée dans le monde du personnage tant que l’imagination formelle («couleurs chatoyantes», «formes arrondies»…) n’a pas fusionné avec l’imagination matérielle («modela», «création», «corps»…) pour créer les «nerfs optiques», les «pupilles» ou bien les «iris». À l’image des «forces imaginantes [qui] creusent le fond de l’être [et qui] veulent trouver dans l’être, à la fois, le primitif et l’éternel» (Bachelard, 1993: 7), l’artefact devient cette existence, d’une part primitive, car en passe de devenir autonome, de l’autre éternelle, puisqu’elle n’en reste pas moins un produit, un arte factis. Finalement, la tension est au centre de l’essence même de l’artefact; ce dernier pourrait alors être considéré comme le verseau de l’imagination, et c’est bien la frontière qui est à l’origine de cette filiation et de ces aspects constitutionnels. Car la frontière qui marque le lieu d’une action créatrice d’un artefact, tout en développant l’oxymore (immatériel/matériel, dépendant/autonome), rapproche ce qu’elle sépare. Cet aspect s’explique notamment par les rôles antonymiques de la frontière: l’ouverture et la fermeture. Chez Pierre Bottero, l’Imagination a ses propres barrières; les portes des Spires peuvent se retrouver fermées à n’importe quel moment selon l’endroit où se situe le dessinateur:
Camille plongea à sa suite dans l’Imagination.
Elle en émergea en moins d’une seconde.
La sensation était incroyable. Elle ne trouvait qu’une manière d’expliquer ce qu’elle ressentait: ça glissait! Elle renouvela sa tentative et, une nouvelle fois fut expulsée de l’Imagination comme si elle s’était avancée sur une surface givrée. (Bottero, 2003, t.3: 27)
Tandis que l’action d’émerger vient s’opposer à celle de plonger, l’expulsion entrave l’avancée de Camille dans l’Imagination, entre-deux dont les frontières s’en retrouvent fermées. Cette double fonction, ouverture–fermeture, explique donc la portée antithétique de la frontière. En effet, en plus d’être barrière, barrage, prison ou passage, seuil, transition, c’est le lieu de l’apparition et de la disparition, de l’imagination formelle et de l’imagination matérielle, de l’abstraction et de la création. L’artefact, parce qu’il est lui-même antonymique, vient cependant concilier ce que la frontière sépare. C’est en actualisant l’artefact, qui n’était alors qu’un simple concept dans une réalité propre à l’œuvre, que la frontière résout cette tension entre illusion et création, forme et matière, imaginaire et réalité.
Or, le référentiel qui permet une distinction entre imaginaire et réalité s’en retrouve détourné puisque l’artefact vient entraver le rôle premier de la frontière, celle de la fermeture.
En créant des artefacts, l’imaginaire lié au dessinateur et propre à une autre dimension vient envahir un espace qui ne lui appartient pas. En effet, l’artefact en glissant de l’immatériel au matériel altère les mondes diégétiques qui font office de réalité pour le personnage. À mesure que Camille apprend à dessiner à partir de l’Imagination, ses mentors la préviennent du danger dont elle est la cause première en tant qu’instigatrice de la création, car «un dessinateur joue avec les forces de la nature, il ne les viole pas [et ses] création [s artefactuelles sont] un outrage à la réalité» (Bottero, 2003, t.2: 63). L’artefact, contrairement aux autres créations qui viennent à disparaître quelques instants après leur matérialisation, s’ancre dans une réalité qui ne lui appartient pas, pour y rester, venant ainsi troubler le référentiel diégétique. Le référentiel peut être compris en tant que terme ou ensemble d’éléments qui désigne un rapport, c’est-à-dire un repérage dans l’espace et dans le temps. Cette référentialité est à concevoir en tant que relation entre réalité perçue par le personnage et normalité des codes relatifs au monde dans lequel il est ancré. Al-Jeit, par exemple, est une ville où se mêlent dessins et constructions manuelles, et où il est «impossible de savoir ce qui avait été dessiné [de] ce qui avait été construit» (Bottero, 2004, t.2: 143). Or la ville en tant que création artefactuelle s’inscrit dans un espace propre au référentiel, c’est-à-dire qui est de l’ordre du monde secondaire dans lequel évolue Camille.
Jaillissant de la plaine comme un bastion inexpugnable, un plateau rocheux aux bords verticaux s’élevait à une cinquantaine de mètres. La capitale était construite à son sommet. (Bottero, 2003, t.2: 141)
Ainsi, l’artefact, dépendant tout d’abord d’un espace-temps autre, se détache, devient autonome et se fond dans un référentiel auquel il n’appartient pas. La ville, partagée entre les codes de l’imaginaire et ceux du monde secondaire, devient le lieu d’une altération référentielle, car, puisque «dessiner signifie interférer avec la réalité», la création artefactuelle peut venir troubler cette réalité en se substituant à la nature et à l’ordre établi:
Camille comprit que l’objet était si parfait qu’il pouvait être éternel sans être vraiment là, apparaître et disparaître au gré d’un pouvoir qui dépassait son entendement. Il s’enfonçait si loin dans la réalité que la clairière s’organisait autour de lui, comme une huître autour d’une perle (Bottero, 2003, t.3: 36).
La tombe de Vivyan réorganise la clairière non plus en tant que centre, mais en tant que contour. Ce n’est plus en effet la création liée à l’Imagination qui vient s’inscrire dans la réalité et s’adapter au référentiel de celle-ci, mais les éléments normalement référentiels qui viennent s’organiser autour de cet artefact. Ce dernier vient donc corrompre le référentiel en donnant ce même statut à l’imaginaire. Aussi lorsque ses fonctions se voient être dépassées, lorsque le contrôle des accès entre l’un et l’autre des espaces est caduc, la frontière participe à la reconstruction d’un nouveau référentiel qui se fait par l’altération du précédent. Celle-ci résulte de l’utilisation d’un merveilleux élémentaire que l’on attribue traditionnellement à l’imaginaire:
La Porte d’Améthyste s’ouvrait à quelques centaines de mètres d’eux, et la cascade qui ruisselait devant elle nimbait les environs d’une lumière violette féérique. L’eau tombait sans discontinuer du plateau où était bâtie la cité jusque dans la rivière qui en faisait le tour en une boucle parfaite, se moquant ainsi des lois de la physique (Bottero, 2003, t.3: 258).
La dimension artefactuelle de la Porte d’Améthyste semble être activée par la rêverie bachelardienne liée à l’eau5. Sa projection et son ancrage matériel exacerbent l’altération des chronotopes6 dans un merveilleux utilisant la lumière comme procédé d’affection exubérante, et dans un surnaturel qui fait disparaître la loi de la gravité. Enclenchant merveilleux et surnaturel, l’artefact en tant qu’altération référentielle s’appuie aussi sur un agencement spatial particulier. Pour Vincent Jouve, «nombre de récits proposent une structure spatiale explicite (haut/bas, surface/profondeur, ici/ailleurs, etc.) qui, investie sémantiquement, témoigne d’un système de valeurs» (Jouve, 1997: 187). Or, chez Pierre Bottero, tout artefact qui se veut éternel est basé sur un processus de création lié à la verticalité ascendante propre à l’élévation. C’est le cas notamment de l’arche qui «s’élançait en pente douce vers les nuages» (Bottero, 2003, t.2: 137), verticalité qui n’est pas sans rappeler le vocabulaire lié à l’immersion de Camille dans l’Imagination. «Elle s’immergea lentement dans l’Imagination. […] Elle monta plus haut qu’elle n’était jamais allée» s’oppose cependant à la chute de l’artefact dans sa matérialisation. Le vocabulaire utilisé à ce propos – tomber, basculer, atterrir – façonne en effet cette verticalité descendante. Chute et ascension ne seraient-elles pas alors deux mouvements contradictoires dont le point de rencontre, la frontière, constituerait la source de l’altération référentielle? Il semble bien que la frontière entre imaginaire et référentiel soit le point de rencontre entre ascension et chute puisque le référentiel est appelé à se grandir d’imaginaire et l’image mentale à tomber pour mieux se reconstruire et reconstruire le référentiel. Ainsi entre apparition et disparition, altération et inversion, chute et ascension, la frontière délimitant imaginaire et référentiel, bien que marquant l’oxymore, vient rendre poreuse la référentialité acquise et lui redonne, à travers l’actualisation de l’artefact, de nouveaux repères dont l’imaginaire, à l’image d’une ascension, deviendrait référentiel.
Mais dans ce cas, que reste-t-il de la frontière si cette dernière n’est autre que la source d’une fusion de l’antithèse, d’une contamination de l’imaginaire sur le référentiel ou bien d’un catalyseur où l’arte factis, d’abord dépendant, devient autonome? Pour rendre à la frontière sa raison d’être, il suffit d’envisager les limites de l’artefact qui rendent compte de l’illusion d’une frontière caduque.
Même si l’œuvre de Pierre Bottero hisse le concept d’artefact à son apogée, il en conçoit ses limites. Après tout, «l’Art du Dessin n’est rien à côté d’une bonne salade de champignons» (Bottero, 2003, t.2: 175). L’artefact, dont la création vient brouiller le référentiel, n’est ainsi pas à la hauteur de la réalité qu’il vient troubler. Merwyn, qui n’est autre que le grand Merlin, n’arrive pas à (re)donner vie à Vivyan, artefact-piège créé par les Tslishes, et ce, malgré un millénaire passé à essayer de lui donner une existence propre détachée de toute dépendance envers ses créateurs. L’artefact, finalement, au même titre que le référentiel dans la fiction n’est qu’une illusion; il s’appuie sur l’éclatement de frontière entre imaginaire et référentialité pour renforcer son ancrage et sa créance, mais cet éclatement n’est que métaphorique. En effet, selon Margareth Macdonald, la référentialité dans les œuvres fictionnelles n’est que simulation; auteur et lecteurs prêtent du référentiel à ce qui ne peut être référentiel. Or cette simulation s’achève lorsque la frontière reprend sa fonction première, celle du retour de la séparation entre fiction et référentiel7. Dans La Quête d’Ewilan, l’illusion est brisée lorsque l’éclatement métaphorique de la frontière semble être à son apogée. Camille décide en effet de détruire le collier, objet-artefact, qui retenait le Héraut Dragon dans une dimension qui n’était pas la sienne. Chez Pierre Bottero, un artefact est dessiné pour ne jamais cesser d’exister:
L’objet, créé par la puissance conjuguée des membres d’une race immémoriale, semblait indestructible. Puis une nouvelle portion des Spires s’ouvrit devant Camille. Un endroit que, seule, elle n’aurait jamais pu atteindre, un endroit qu’elle ne verrait sans doute jamais. Le nombre des possibles y était infini, la notion de limite avait disparu. (Bottero, 2003, t.2: 258)
Camille n’est pas seule pour détruire cet artefact, conçu à l’origine pour être indestructible: la Dame, divinité ancestrale, franchit la frontière alors caduque pour aider la jeune fille à dépasser toute limite et délivrer le Héraut Dragon. Chacune appartient à un univers différent et c’est leur corrélation qui permet cette disparition des limites. Finalement, la frontière entre réalité et imaginaire semble disparaître. Aussi, l’artefact en tant qu’altération du référentielle n’a plus lieu d’être:
Quand son pouvoir heurta cette cible en son centre, il y eut une explosion de lumière et un claquement si sonore que Camille et Salim crurent devenir sourds. Brisé en deux, le collier reposait à terre. (Bottero, 2003, t.2: 258)
Libre, le Héraut Dragon regagne alors la dimension d’où il venait, l’Imagination. Il quitte ainsi la réalité altérée et rend sa place au référentiel. L’éclatement métaphorique de la notion de frontière consiste à renforcer son rôle de répartition. En effet, alors que l’imaginaire semble devenir référentiel, le héros en se servant de cette disparition des limites reconstruit la frontière entre les deux. La simulation du référentiel liée au Héraut Dragon comme appartenant au monde secondaire est rompue. Le Dragon avait fini par caractériser Gwendalavir. Comme Camille fait sauter le verrou, la frontière, certes n’existe plus, mais seulement quelques instants parce qu’elle se donne comme objet d’illusion d’un franchissement qui ne devrait pas exister, illusion d’un espace de mélange, illusion d’un espace cloîtré et ouvert. Finalement, la frontière selon les rôles qu’elle use crée ou recrée le monde.
Dans cette œuvre de Pierre Bottero qui a spatialisé et conceptualisé l’imagination en tant que monde propre, la frontière se présente comme une dimension particulière, un espace qu’il est possible d’investir et qui est le lieu d’un transfert entre deux supports, car comme toutes les frontières politiques ou géographiques, celle qui marque la séparation entre imaginaire et référentiel, fiction et réalité, est le lieu de l’oxymore. De l’ouverture à la fermeture, elle influe sur les espaces qu’elle sépare et qu’elle rapproche, elle fait fluctuer l’entrée de l’imaginaire dans un référentiel qui ne lui appartient pas et provoque de cette manière l’altération référentielle. La création d’artefacts vient alors souligner les différents rôles de la frontière – séparation, transfert, piège, réceptacle – modulés par la créance et le poids qu’accordent personnages, auteur et lecteurs à ce même artefact. Mais parce que l’artefact a un statut essentiellement hybride, sous tension entre dépendance et autonomie, entre fabrication et existence propre, entre produit de l’imaginaire et matérialisation concrète, ses limites dans la fiction dévoilent l’illusion d’une frontière caduque, à l’image d’un lecteur immergé dans sa lecture, frontière qui, cependant, crée et recrée le monde diégétique selon les fonctions qui lui sont attribuées.
1. La quête d’Ewilan est une trilogie de Pierre Bottero regroupant D’un monde à l’autre (t.1), Les frontières de glace (t.2) et L’île du destin (t.3).
2. «Dessinateur» est le terme employé par Pierre Bottero pour désigner les personnes capables de se hisser dans l’Imagination en tant que dimension et d’en faire jaillir quelque matérialisation de dessins qu’ils ont auparavant pu imaginer dans les Spires.
3. Je préfère parler de tension et non de séparation puisque la frontière n’est pas que rupture et qu’elle peut aussi rapprocher ce qu’elle coupe.
4. L’Imagination est une dimension de tous les possibles, d’ailleurs les jeunes dessinateurs se perdent dans les Spires et les plus expérimentés n’ont pas achevé l’exploration de cette dimension.
5. Cette relation entre éléments et imaginaire est visible dans les titres des ouvrages de Gaston Bachelard, qu’il s’agisse de L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière [1942], L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement [1943], La terre et les rêveries de la volonté [1948].
6. J’entends chronotopes selon la définition de Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage Esthétique et théorie du roman: «nous appellerons chronotope ce qui se traduit, littéralement, par «temps-espaces»: la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature» (Bakhtine, 1978: 237).
7. Ce retour des frontières peut notamment être assimilé au désenchantement à la fin d’une lecture.
BOTTERO, Pierre. 2003. La quête d’Ewilan. D’un monde à l’autre. Paris: Rageot éditeur.
―. 2003. La quête d’Ewilan. Les frontières de glace. Paris: Rageot éditeur.
―. 2003. L’île du destin. Paris: Rageot éditeur.
BACHELARD, Gaston. 1992. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. Paris: Librairie générale française.
―. 1948. La terre et les rêveries de la volonté. Paris: José Corti.
―. 1994. La poétique de l’espace. Paris: Presses universitaires de France.
―. 2005. La poétique de la rêverie. Paris: Presses universitaires de France.
―. 1992. L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. Paris: Librairie générale française.
―. 1992. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. Paris: Librairie générale française.
BAKHTINE, Mikhaïl. 1978. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard.
BAUDOU, Jacques. 2005. La Fantasy. Paris: Presses universitaires de France.
BENNET, Edward Armstrong. 1968. Ce que Jung a vraiment dit. Paris: Stock.
DUPEYRON-LAFAY, Françoise et Arnaud HUFTIER (r.). 2007. Poétique(s) de l’espace dans les œuvres fantastiques et de science-fiction. Paris: Michel Houdiard Éditeur.
ESQUENAZI, Jean-Pierre. 2009. La vérité de la fiction. Comment peut-on croire que les récits de fictions nous parlent sérieusement de la réalité? Paris: Lavoisier.
JOURDE, Pierre. 1991. Géographies imaginaires. De quelques inventeurs de mondes au XXe siècle. Paris: José Corti.
JOUVE, Vincent. 1997. «Espace et lecture: la fonction du lieu dans la construction du sens» in Marc MOSER (dir.). Création de l’espace et narration littéraire. Cahier de narratologie n°8. Nice: Presses universitaires de Nice.
LAVERGNE, Gérard et Alain TASSEL (r.). 1996. Mélanges Espace & Temps. Cahiers de narratologie n°7. Nice: Presses universitaires de Nice.
Bégué, Anne-Lise (2015). « Frontières, seuil et artefact ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/frontieres-seuil-et-artefact-concept-et-actualisation-de-limaginaire-chez-pierre-bottero], consulté le 2024-12-22.