Depuis sa parution dans le magazine Tchô ! en 2004, la série Lou !, écrite et dessinée par Julien Neel, suit la vie d’une jeune fille du même nom, de ses premiers amours d’adolescente jusqu’à son entrée dans l’âge adulte. Le rythme de parution de la série lui a permis de grandir avec son lectorat et de connaître de nombreuses évolutions narratives et esthétiques, qui n’auront pas laissé son public indifférent. La sortie de son sixième tome, L’âge de cristal, sera accueillie avec beaucoup d’incompréhension par la plupart des lecteurs et lectrices, surpris.e.s de retrouver une Lou plus âgée, dans un monde envahi de cristaux mystérieux, où l’intrigue est décousue, avec des sauts dans le temps et l’espace. Bien que ces changements narratifs puissent être déroutants, nous tenterons ici de voir en quoi les débuts de la série contenaient déjà les prémisses de cette réorientation, et comment ces prémisses ont évolué au cours des albums. Trois volumes seront ainsi abordés : Journal infime, tome initial de la série ; Le cimetière des autobus, troisième volet qui marque un moment phare dans l’évolution de l’héroïne ; et enfin L’âge de cristal. Nous commencerons par établir quels étaient les procédés narratifs initiaux de la série, afin d’en définir son identité dramatique. Nous verrons ensuite en quoi cette identité a muté au fil du temps, développant certains aspects tout en en associant de nouveaux. Enfin, nous nous attarderons sur les éléments qui, bien que discrets, ont su profiter de cette évolution pour prendre une plus grande place dans le schéma narratif et faire partie intégrante de la voix de la série.
Le premier tome de la série s’ouvre sur Lou qui espionne son voisin Tristan, un garçon de son âge. Sa mère entre ensuite dans la scène et on comprend par leur discussion que Lou a un faible pour Tristan depuis longtemps, mais qu’elle n’ose pas le lui avouer. En reprenant ses observations, elle se rend compte avec horreur que Tristan a une habitude qu’elle trouve répugnante, et elle quitte le toit l’âme en peine. La scène tient sur une seule planche et, si la suivante fait directement écho à la première — Mina, l’amie de Lou, lui rend visite après sa découverte —, il est facile de comprendre les événements sans avoir suivi le reste des péripéties. Chaque planche est pensée comme une histoire à part entière. Si les tomes suivants maintiennent un fil rouge plus fort sur l’ensemble de l’album, certaines planches reprennent ce procédé. À la page 5 de Le cimetière des autobus, Lou et Mina apprennent qu’elles ne seront pas dans la même classe pour la nouvelle année scolaire. Leurs réactions à cette nouvelle, ainsi que le comportement que Lou adopte dans sa nouvelle classe, tiennent sur une seule planche. Dans L’âge de cristal, une des planches suit le travail de la mère de Lou dans un laboratoire secret (p. 10). La romancière propose des idées très vagues à un scientifique, jusqu’à l’arrivée de Monsieur Henry, le directeur du laboratoire, qui lui montre une salle remplie de lapins qu’il trouve mignons, sans qu’on ait plus d’informations sur l’intérêt d’une telle mise en place. Ce découpage de l’intrigue, très centré autour de la planche, rappelle la genèse de la série, qui était prépubliée dans le magazine Tchô ! avant de devenir des albums. Un tel format, où une ou plusieurs pages seulement de l’histoire étaient disponibles à chaque numéro, a contraint Neel à opter pour des histoires simples et courtes, facilement isolables (qui n’est pas sans rappeler le propre découpage des albums de Titeuf, série phare du créateur de Tchô !). Cependant, il ne faudrait pas réduire l’importance de la planche à un simple cas particulier, car, comme le souligne Will Eisner : « les pages sont la clé de voûte de la narration en bande dessinée […] à chaque fois que le lecteur tourne une page, une pause s’effectue. Cela permet de changer de temps, de scène, et c’est aussi un moyen de contrôler l’attention du lecteur » (2009, p. 71). En restreignant certaines scènes à une planche isolée d’un album complet, Neel s’assure ainsi de faire avancer l’intrigue globale à son propre rythme, en distillant les informations qu’il juge nécessaires pour garder l’attention de son public tout en lui donnant envie de poursuivre sa lecture.
En plus du découpage très centré autour des planches, Neel a régulièrement recours à des pages sans aucun texte — ni dialogue ni texte de narration — pour raconter des épisodes précis de son intrigue : la course de Lou en rentrant chez elle pour éviter la pluie (2004, p. 17), une dispute entre sa mère et Richard lorsque celui-ci revient du marché (2006, p. 16) ou encore une sortie en boîte où Lou retrouve Mina en larmes (2013, p. 12-13). Malgré l’absence de texte, les trois situations sont mises en place de façon efficace et leurs développements restent clairs à tout instant, sans autre outil que les dessins eux-mêmes. Plus exactement, Neel fait appel à tout un ensemble de stéréotypes afin de solliciter notre mémoire commune et nous faire comprendre des situations connues. Eisner explique en effet que « le stéréotype est un élément indissociable de l’art séquentiel », car « l’art de la bande dessinée reproduit des comportements humains. Le dessin est un reflet de la réalité dans un miroir, sa compréhension rapide dépend de la mémoire et du vécu du lecteur. Cette condition rend nécessaire la simplification des images en autant de symboles » (Will Eisner, 1998, p. 21). En accentuant les mouvements et les expressions de ses personnages, Neel met en place des situations qu’il nous ait facile de comprendre : une personne qui court sous la pluie, les bras au-dessus de la tête, cherche à s’en protéger ; un couple aux sourcils froncés et à la bouche grande ouverte se dispute, une jeune femme repliée sur elle-même et en pleurs a une peine d’amour, etc. Quel que soit le parcours du lecteur ou de la lectrice, il ou elle pourra comprendre sans difficulté ce qui lui est raconté et avoir de l’empathie pour les personnages. C’est d’autant plus important pour Neel, qui cherche à plaire à la fois à un public jeune, proche de l’âge de son héroïne, mais également à un public âgé, qui aurait grandi avec la série.
Si la série se centre naturellement sur Lou, un autre personnage prend une importance similaire à plusieurs niveaux : sa mère, dont on ne connaît pas le nom, mais qu’on sait être une romancière célibataire. Tout au long du récit, ce personnage va connaître des évolutions au côté de sa fille, qui nous seront présentées de diverses façons selon les albums. Au début de la série, certaines histoires-planches de la mère de Lou feront écho à celles de sa fille, comme les pages 8 et 13 de Journal infime.Les deux histoires suivent le même schéma : une des deux filles fait face à son amoureux, elle perd ses moyens et se retrouve dans une situation gênante, et finit par se cacher dans une malle de l’appartement pendant que l’autre la pousse à en sortir. Plus tard dans la série, les deux personnages seront plutôt vus dans une même planche, mais vivant des situations différentes, propres à leur histoire personnelle. Dans Le cimetière des autobus, nous suivons à la fois Lou qui dort pour la première fois chez une copine qu’elle ne connaît pas bien, pendant que sa mère passe une soirée romantique avec son amoureux à la maison (p. 18-19). Dans L’âge de cristal, la dynamique semble inversée : Lou garde son petit frère avec efficacité et aisance, pendant que sa mère part travailler dans un laboratoire secret, où elle ne semble pas savoir quoi faire (p. 8-11). Ces deux types d’épisodes parallèles — qu’ils soient en lien les uns aux autres ou en concomitance — rappellent ce qu’Eisner appelle des tranches de vie, soit des « moment[s] précis de la vie d’une ou plusieurs personnes » que l’on va « approfondir » dans l’album. Ce type de narration en appelle également à « l’expérience vécue et l’imagination du lecteur pour fournir [leur] impact à l’histoire » (Will Eisner, 1998, p. 40). Les situations de Lou et sa mère qui font écho les unes aux autres en ayant la même structure nous montrent que les personnages suivent un développement similaire dans leur vie personnelle. En revanche, montrer deux situations très différentes dans la même planche nous éclaire d’une façon nouvelle sur l’un ou l’autre des personnages. Dans Le cimetière des autobus, l’illustration du rapprochement de la mère de Lou et son amoureux souligne plus intensément le manque de connexion de sa fille avec sa nouvelle copine, qui n’est qu’une manifestation du sentiment d’isolation que Lou ressent tout au long de l’album. De la même façon, montrer Lou dans son rôle de grande sœur accomplie et qui profite de sa vie en boîte accentue le manque de confiance de sa mère, qui ne comprend pas ce qu’elle peut apporter en tant que romancière de science-fiction à des études scientifiques sur un phénomène défiant la science connue. Quelle que soit la narration choisie, le développement des deux personnages reste un élément essentiel pour la série, et chacune apporte une nouvelle profondeur aux deux héroïnes.
Si les histoires racontées dans Journal infime tenaient en une seule page et que les planches n’avaient pas de continuité directe entre elles — même si un fil rouge subsistait sur l’album au complet —, ce format a rapidement été abrogé pour laisser place à des épisodes plus complexes, nécessitant plus d’approfondissements. Le premier cas d’épisodes déployés sur plusieurs planches à la suite survient dans les pages 25 à 28 : Lou raconte à Mina l’histoire de ses parents, de leur rencontre à leur séparation, de sa propre naissance et de la vie qu’elle a eue avec sa mère jusque là. Le récit s’achève sur une famille qui n’a pas encore été introduite dans la série, mais dont le père, qui regarde à la fenêtre d’un air mélancolique, évoque l’image de celui de Lou. Cette tendance sera encore renforcée dans les albums suivants, où chaque tome traite d’une histoire en particulier. Dans Le cimetière des autobus, c’est le début de l’adolescence pour Lou, de ses doutes et de sa mélancolie. Dans L’âge de cristal, le lectorat se pose de nombreuses questions en découvrant au fil des pages un monde totalement transformé par les cristaux. En plus du changement de format, la temporalité d’un album change au fil des besoins de la série : ainsi, si les tomes 1 et 3 couvrent une période équivalente à une année scolaire, il est beaucoup plus difficile d’évaluer combien de temps s’est écoulé dans le sixième, en raison des sauts dans la narration et de l’absence de repères connus dans l’intrigue — illustration du bouleversement qu’a connu le monde de Lou. Ce changement de format peut s’expliquer par le fait que Neel est un artiste complet : étant à la fois l’auteur et le dessinateur de la série, il a tout le loisir de plier la mise en page à son idée de l’histoire, puisqu’elle fait partie intégrante de la narration en bande dessinée. L’évolution marquée de la narration montre que l’auteur avait la volonté d’approfondir l’univers qu’il avait esquissé dans le premier tome, de faire grandir ses personnages tout en cultivant un fil rouge plus fort que jamais du début à la fin de chaque album.
Les nouvelles intrigues abordées dans Lou ! ne changent pas seulement en termes de découpage des planches, mais également dans leur représentation graphique : de manière générale, les contours des dessins se font plus doux, les couleurs utilisées sont moins criardes et gardent une unité pour chaque scène en cohérence avec l’émotion du moment ou l’éclairage du décor. La fin de la page 32 dans Journal infime, qui souligne le départ de la grand-mère de Lou, en est un bon exemple : les quatre dernières cases abordent des couleurs aux tons à la fois chauds et naturels, rappelant le coucher de soleil. La dernière case embrasse tout le paysage en prenant la largeur complète de la page, là où les autres cases et leur format plus standard étaient centrés sur l’action en cours. Dans L’âge de cristal, l’arrivée inattendue de Lou dans la ville souterraine est soulignée par une case toute en verticalité, qui nous laisse tout le loisir d’explorer les moindres détails de ce nouveau monde (p. 24). Mais le changement le plus impressionnant dans la présentation des cases reste l’arrivée des splash pages, comme à la page 12 de Le cimetière des autobus : Lou se retrouve à l’emplacement de l’immeuble de Tristan, qui a été démoli pour devenir une gigantesque décharge à autobus. Loin de n’être que des choix esthétiques, ces changements de présentation font partie intégrante de la narration, comme le souligne Eisner : « Le style du dessin n’est pas qu’un lien entre le lecteur et le dessinateur : il a aussi valeur de langage. […] Le style […] c’est le « look » et la « sensibilité » de la technique mis au service de l’histoire » (Will Eisner, 1998, p. 159). De la même façon, « le fait de « caser » (ou encadrer) l’action ne définit pas seulement un périmètre, mais établit aussi la position du lecteur par rapport à la scène et à la durée de l’événement » (Will Eisner, 2009, p. 32). Ainsi, une mise en couleur plus douce et plus en adéquation avec un éclairage particulier soulignera l’émotion suscitée par la scène plutôt que de mettre en avant un effet comique. Le changement de format des cases offrira une pause plus longue dans la narration, que ce soit pour inviter le lecteur ou la lectrice à la contemplation — cases horizontales — ou pour accentuer un sentiment de vertige — cases verticales. Enfin, les splash pages introduiront un choc brutal dans le récit — particulièrement si elles apparaissent après avoir tourné la page —, surprenant le lecteur ou la lectrice et lui faisant par la même ressentir une émotion proche de ce que traverse le personnage.
Au fil des albums, certaines couleurs sont utilisées de façon plus inattendue, sans lien avec le décor dans lequel évoluent les personnages. À la page 5 de Journal infime, au moment où le chat fait les yeux doux à la mère de Lou, le fond de la case prend des tons rose vif, en totale déconnexion avec le reste des cases qui abordent les tons verts et jaunes de l’appartement dans la lumière du jour. Dans Le cimetière des autobus, la page 15 présente le jour où Lou reçoit une lettre de son ami Paul : au fur et à mesure de sa lecture, le monde autour de Lou se pare de couleurs vives, rappelant les îles paradisiaques et les paysages cosmiques évoqués dans le message. Dans L’âge de cristal, les passages en boîte de nuit sont illustrés par des alternances de tons bichromes (par exemple aux pages 12 et 13 avec le bleu et le rose) ; en complément, la gouttière devient complètement noire chaque fois que l’intrigue se passe pendant la nuit (dès la page 8). La couleur devient alors à elle seule un vecteur de sens, que ce soit « en tant qu’environnement » ou « en tant que sensation » (Scott McCloud, 2007, p. 199). Les techniques modernes de mise en couleur permettent aux auteurs et autrices d’apporter plus de nuances à leur narration : « En recourant à des effets chromatiques expressifs, les bandes dessinées peuvent créer un monde de sensations enivrantes, comme seule la couleur est capable d’en procurer » (Scott McCloud, 2007, p. 200). Dans les exemples cités, l’utilisation ponctuelle d’une couleur étonnante peut souligner un effet comique, comme la tentative de séduction du chat sur la mère de Lou ; déployés sur une histoire complète, les changements de couleur peuvent souligner les émotions d’un personnage ou mettre en lumière ses pensées, comme Lou laisse son imagination égayer son quotidien trop morose ; quitter la diégèse de l’album pour conquérir le support même de la bande dessinée permet d’immerger plus facilement le lecteur ou la lectrice dans les événements racontés, l’invitant à partager les sorties nocturnes en boîte de nuit ou dans un laboratoire top secret.
Dès les premiers albums de la série, Neel se plaisait à raconter certaines histoires sans narration ou dialogue, préférant laisser parler la posture de ses personnages et leur environnement pour nous faire suivre une intrigue comique simple. Avec la mutation de son style graphique et du découpage de ses planches et cases, il a pu mener cette narration visuelle dans un autre domaine, montrant de façon plus subtile les émotions ressenties par ses personnages. À la fin de Journal infime (p. 47), Lou découvre l’appartement de Tristan complètement vide, sans un mot ; le cadre s’attarde sur son visage en plan rapproché, zébré par le soleil à travers la fenêtre, sans expression. La page 17 de Le cimetière des autobus nous montre K-rine en visite chez Mina, toutes deux devant la télévision. Elles ne se regardent pas, ne se parlent pas, malgré les tentatives de Mina d’initier un contact ; dans cet espace silencieux, seuls les changements d’expression de postures de Mina indiquent le temps qui passe et l’ennui qu’elle ressent. La dernière case, centrée sur Lou regardant fixement son téléphone, nous renseigne sur la provenance du coup de téléphone chez Mina quelques cases auparavant. Malgré la présence limitée de texte, la gestuelle et les expressions faciales des personnages nous donnent toute la profondeur de la scène : « Dans la Bande Dessinée, les postures corporelles et la gestuelle occupent une position privilégiée par rapport au texte » (Will Eisner, 2009, p. 112). Et concernant le visage en particulier : « La tête (le visage) est souvent utilisée par les dessinateurs pour transmettre le message du corps dans son ensemble. C’est la partie du corps la plus familière au lecteur. Le visage, bien sûr, donne aussi du sens aux mots prononcés. Par contraste avec le corps, ses expressions sont plus subtiles, mais plus rapidement comprises. » (Will Eisner, 2009, p. 120) En centrant l’attention du public sur le visage des personnages, l’auteur nous amène à éprouver de l’empathie pour eux, à deviner leurs émotions en lien avec leur histoire et leur environnement. Le langage corporel joue également un rôle primordial dans cette transmission, puisqu’il prolonge et renforce les émotions que nous devinons sur le visage d’un personnage. Le public est alors plus acteur de la compréhension de l’histoire, puisqu’il doit en deviner les détails derrière une apparence enfantine.
Par moments, les changements graphiques deviennent beaucoup plus drastiques, mais restent cantonnés à une planche ou un épisode précis. Le premier cas apparaît à la page 15 de Journal infime : cette planche raconte un extrait de l’aventure de Sidéra, le personnage fictif créé par la mère de Lou ; les décors fantastiques sont représentés en 3D, avec des effets brillants sur les matières, très loin des aplats de couleurs du style original. Dans Le cimetière des autobus, les pages 24 et 25 montrent un homme dans le métro, en face de Lou, qui se remémore des souvenirs en voyant les bottes de la jeune fille. Ces souvenirs, où les dialogues apparaissent incomplets, sous dessinées avec une encre à l’eau dans les tons sépia. Ces ruptures dans l’identité esthétique de la série nous illustrent un changement de narrateur, mais également le point de vue du dit narrateur. Dans le premier cas, l’apparence très nette des personnages et des décors nous renvoie une vision idéalisée de l’histoire qui nous est racontée, comparativement au quotidien plus compliqué que vivent Lou et sa mère. On ne nous présente pas ici une histoire réaliste, mais un récit imaginaire et épique qui nous fait rêver. Quant aux souvenirs qui reviennent au père de Lou — car c’est bien de son père qu’il s’agit —, l’utilisation d’une encre rappelant des photos anciennes, avec des décors mal définis et des dialogues fragmentés, permet de souligner leurs imprécisions et leur incomplétude, nous faisant comprendre que les événements racontés se sont déroulés des années auparavant.
Si le style graphique et le découpage de la série ont lentement évolué pour mettre l’emphase sur les émotions et la contemplation, laissant de côté les histoires-planches purement comiques, l’intrigue elle-même restait assez réaliste et suivait le quotidien de Lou, sa mère et leurs proches. Cependant, tout comme Neel a expérimenté avec l’identité graphique de sa série, le ton de ses intrigues a également subi des changements pour soutenir cette orientation vers l’émotion et l’introspection. Lou est présentée dès Journal infime comme une enfant pleine de créativité et d’ingéniosité, comme illustré dans la page 42, pendant son cours de théâtre : elle présente une pièce surréaliste, qu’elle a écrite elle-même et dont elle a fait le costume. Il est intéressant de constater que cette pièce parle de ses doutes — sur l’avenir en particulier —, un thème qui reviendra fréquemment dans les autres tomes. Dans Le cimetière des autobus (p. 21), les poupées de Lou sont vues en train de vaquer à des occupations attendues pour ce type de jouets, mais le monologue de la poupée semble en décalage complet, parlant du monde autour d’elle qui devient plus plat à ses yeux et du vide qu’elle ressent — miroir des sentiments de Lou. Enfin, les éléments irréels sont légion dans L’âge de cristal : les cristaux apparus de nulle part et qui coupent les communications, les moments où Lou se réveille en sursaut et où elle change de position dans l’espace, les ellipses temporelles, le changement de caractère de Marie-Emilie vis-à-vis de sa mère, etc. Neel explique en interview qu’il met beaucoup de son histoire personnelle dans sa série, et qu’il fait attention aux messages qu’il transmet à son public, car il sait être lu par de nombreux jeunes (Juliette Matilla, 2023). Utiliser des éléments fantastiques, mettre en scène ses personnages dans des lieux et des situations qui ne sont rattachés à aucun élément précis du monde réel, lui permettent de combattre ses propres doutes ou d’aborder des sujets qui lui paraissent importants. En y alliant sa maîtrise artistique et narrative, il peut ainsi aborder de façon plus poétique des sujets et des questionnements tangibles, pour les partager au plus grand nombre.
Partant d’une suite de planches-histoires majoritairement portées par le dessin et racontant l’évolution d’une jeune fille et sa mère, la série Lou ! aura connu de nombreuses évolutions stylistiques et structurelles, laissant de plus en plus de place à la contemplation et au ressenti des lecteurs et lectrices. Malgré tout, la direction choisie par Neel pour cette saga ne semble pas en désaccord avec les intrigues subtiles que l’on retrouvait dans le premier tome, où les changements de style et les moments plus irréels prenaient le pas sur les gags d’enfance attendus pour ce genre d’histoires. Il semble alors que, libéré des contraintes de son support de prépublication et fort d’un accueil populaire enthousiaste, l’auteur ait eu toute la liberté de développer un univers et une voix qu’il a nourris dès le départ. Si cette étude s’est volontairement arrêtée au tome de L’âge de cristal en raison de l’accueil particulier qu’il avait reçu à sa sortie, il serait intéressant de voir si les deux derniers tomes de la série, La cabane et En route vers de nouvelles aventures, s’inscrivent dans cette nouvelle voix ou la transcendent.
Julien Neel, LOU T.1, Journal infime, Glénat, 2004
Julien Neel, LOU T.3, Le cimetière des autobus, Glénat, 2006
Julien Neel, LOU T.6, L’âge de cristal, Glénat, 2013
Will Eisner, Le récit graphique, Narration et bande dessinée, Vertige Graphic, 1998
Will Eisner, Les clés de la bande dessinée, 1. L’art séquentiel, Delcourt, 2009 [1985]
Pierre Fresnault-Deruelle, La bande dessinée, Armand Colin, 2009
Marc-Olivier Louveau, Chapitre 10. Les procédés narratifs Dans Le petit manuel du scénariste, Armand Colin, 2019, p. 131-152, https://www-cairn-info.proxy.bibliotheques.uqam.ca/le-petit-manuel-du-scenariste–9782200625375-page-131.htm
Scott McCloud, L’art invisible, Delcourt, 2007 [1993]
Maël Rannou, Titeuf, de l’interdit au classique, Bédéphile, 6 | 2021, https://hal.science/hal-04101312/
Juliette Matilla, [Interview] Julien Neel (Lou), « Lou représente en grande partie ma vie et mes souvenirs », Gomet’, 24 décembre 2023, https://gomet.net/interview-julien-neel-lou-lou-represente/
Darrigol, Marie (2024). « Évolution des procédés narratifs dans la série LOU! ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/evolution-des-procedes-narratifs-dans-la-serie-lou], consulté le 2024-11-21.