Dès son inscription littéraire dans la culture savante au milieu du Siècle des Lumières, la figure du vampire est singulièrement érotisée, en contraste radical avec la tradition populaire qui en faisait un avatar sanguin du simple mort vivant. Comme le souligne Michel Vovelle dans l’introduction à son étude sur La mort en Occident, l’image des trépassés qui font violence aux vivants prédomine dans la longue histoire des mentalités paysannes, marquant des rituels d’exorcisme et des figures folkloriques telles que les broucolaques, les chevêches, les lamies ou ces stryges auxquelles Desnoyers associera les futurs vampires dans son article de 1693 pour le Mercure Galant1Ce « système ancien de la mort » est défini par « la présence universelle, obsédante (…) des morts, ces “doubles” que le dernier moment laisse bien vivants, revendicatifs, agressifs, omniprésents. Doubles ou revenants pérennisent au cœur du Moyen Âge l’une des lectures traditionnelles de l’au-delà, celle qui depuis l’Antiquité fait entourer les vivants et leur monde par le monde des morts, des larves, qu’il faut apaiser en assurant leur transit vers le lieu du repos. À ce schéma horizontal qui fait coexister sur le même plan vivants et morts, les religions du livre, et singulièrement le christianisme, ont substitué la perspective verticale qui, valorisant l’hypothèse du salut, conduit l’âme, suivant ce qu’elle a mérité, au ciel ou en enfer –parfois en purgatoire- et annonce la résurrection des corps au jour du Jugement » (Vovelle : 50). Voir aussi Lecouteux (1999).. Réactivée par le traumatisme de la Peste Noire, toute l’iconographie macabre qui s’ensuit (c’est là, comme on sait, que naît le terme même) est marquée par ce fonds ancestral, des morts qui assaillent à coups de lance les vivants (Livre d’Heures flamand, Livre d’Heures à l’usage de Rome, etc.) aux cortèges de défunts qui saisissent les vivants, les traînant à leur perte dans les Triomphes de la Mort.
Ces « morts méchants » qui hantent nos cultures agricoles et prémodernes, de la Grèce archaïque à la Galice ibérique, se spécialisèrent dans la figure vampirique, au sens étymologique, de l’aire culturelle serbe, tombée sous administration autrichienne en 1718, date de la première enquête officielle sur le sujet2Pour l’émergence de la figure spécifique du vampire au sein des croyances traditionnelles au mort-vivant v. notamment l’article de Faivre : 45-74.. Réactivant dans le discours scientifique des vieilles hantises relatives à la « mastication des morts3Titre du célèbre traité scientifique de M. Räft De masticatione mortuorum in tumulis (1725). » la symbolique archaïque des morts ensauvagés -à laquelle restera fidèle le zombie romérien- se spécialise dans le parasitisme sanguin qui caractérise l’émergence du mythe vampirique. Plus proche du paradigme démonologique de la possession par incubes et succubes interposés (celui-ci restera dominant tout au long de l’évolution du mythe), le vampire singularisé (les cas célèbres et fondateurs de Michael Gasparek et de Peter Poglojowitz en font des entités nettement individualisées) se distingue d’emblée de la cohorte anonyme des revenants et des morts enragés.
Par la suite la littérature, inscrivant ce mythe populaire dans les coordonnées de la culture savante, opère une mutation encore plus cruciale de celui-là, l’érotisant de façon résolue. En effet, dès le premier traitement littéraire du vampire (le poème Le Vampire de Heinrich August Ossenfelder, 1748), celui-ci est devenu, à l’ombre des Lumières, une variation de l’homme fatal, séducteur libertin d’outre-tombe. L’érotisation est parachevée dans l’oeuvre pionnière du docteur Polidori The Vampyre (1819), qui fait de la créature une transposition de l’érotomanie destructrice du poète-phare du Romantisme noir. C’est surtout cet imaginaire de la séduction qui va durablement dissocier le vampire littéraire des cadavres vivants de la tradition populaire, lesquels, s’ils allaient parfois jusqu’à la transgression du tabou nécrophile –toute l’iconographie de la Mort brutalisant la Jeune Fille (Hans Baldung Grien, Nicholas Deutsch, etc.), qui troublait autant Georges Bataille dans Les larmes d’Éros (1961) en est la preuve- ne pouvaient contempler une relation véritablement libertine.
La symbolique érotique du vampire est déjà parfaitement établie dans la tradition du Romantisme noir de lord Ruthven à Carmilla, culminant dans l’explosion vampirique de la Fin-de-Siècle, bien que les premiers critiques du Dracula de Bram Stoker aient pu encore jouer à la dénégation du contenu pansexualiste de l’œuvre (muraille d’aveuglement qui illustre de fait la redoutable efficacité sublimatoire du texte dans l’horizon de réception de l’époque). Celle-ci constitue même une sorte de complément fictionnel à la métapsychologie freudienne qui lui est contemporaine et qui, comme elle, est entièrement articulée autour de la Weltanschauung Fin-de-Siècle. L’on peut même dire que dans le bestiaire fantastique le vampire est sans conteste la créature la plus résolument freudienne. Ce n’est donc pas un hasard si la lecture psychanalytique du mythe est, depuis Maurice Richardson (1959) communément admise dans la critique littéraire.
C’est encore cet érotisme qui sous-tend la prégnance contemporaine, en pleine hypermodernité, de ce mythe si solidement ancré dans le Romantisme noir qui le vit naître. L’iconosphère contemporaine est envahie depuis le début du millénaire par une surenchère transmédiatique et véritablement planétaire de vampires. Si les visages vampiriques de Kristen Stewart et Robert Pattinson dans leurs rôles respectifs de Bella Swan et Edward Cullen dominent du haut de leur über-stardom olympien les magazines people de toute la planète, twifans et twihards se content par milliers, échangeant sur les réseaux sociaux cybernétiques leurs potins pré, ultra ou post-adolescents au sujet de la saga vampirique de Stephenie Meyer (70 millions de livres vendus et 383 millions de dollars de recettes pour le premier film). L’invasion vampirique est partout déclarée, des grands écrans aux petits (True Blood, The Vampire Diaries, etc.), des jeux vidéos (Castlevania, BloodReyne, Legacy of Kain, etc) aux devantures des librairies, des communautés Facebook aux tatouages des tribus urbaines.
Emblème du Sex and Horror de l’ère de la sexploitation psychotronique, le vampire érotomane (et sa tout aussi importante compagne féminine) avait survécu à la fin brutale de celle-là, montrant son incroyable pouvoir de survie et de transformation (Dominguez Leiva, 2008 : 387-401). Porté par la vampirophilie (voire vampirolâtrie) New Wave il accompagna l’émergence de la sous-culture urbaine Goth autant dans sa musique (des hymnes tels que Bela Lugosi is Dead de Bauhaus aux noms de bands tels que les Australiens Vampire Lovers) que dans sa mythification cinématographique (The Hunger, The Lost Boys, Near Dark, etc.). Encore une fois il survécut à la progressive assimilation, désaffection ou du moins stagnation (voire « mise en quarantaine ») de cette sous-culture qui l’avait tant associé au fétichisme et au bondage chic, contesté par les nouvelles tribus urbaines qui du grunge au hip-hop semblaient se désintéresser de l’aristocratique dandy. Solidement appuyé sur son passé littéraire, le vampire pervers devenait même mainstream dans les années 1990 avec l’adaptation cinématographique de l’œuvre d’Anne Rice qui avait littéralement réinventé le mythe en l’érotisant et l’historicisant en pleine débâcle des seventies enragés (Interview with the vampire, 1976, filmé en 1994 par Neil Jordan).
Par-delà la réaction conservatrice qui va de l’ère Reagan jusqu’au bushisme, et qui avait sérieusement menacé la survie de notre Prince des Ténèbres (sensible autant à la lumière qu’à la censure puritaine des pulsions –ce qui explique son éviction des fifties américains et sa transhumance vers l’Italie, la France puis l’Espagne), cette tradition de l’érotisme pervers a survécu au traumatisme du 11 septembre et fait du vampire cette présence obsédante du nouveau millénaire que nous signalions…
L’on peut, à la lumière de ses variations contemporaines, s’interroger sur ce qui constitue au fait l’érotique du vampire (et ce qui reste de ses invariants), singulière réponse à la question des origines (d’où viennent les enfants?) autour de laquelle nous voici réunis, poussés par nos propres pulsions d’investigation (der Forschertrieb) et de savoir (der Wisstrieb) (c’est là, on le sait, la seule jouissance légitime qui reste à l’universitaire lorsque, dans une sage ataraxie, celui-ci renonce à d’autres plus directement génitales, mais tout aussi consubstantielles à son travail).
Complexe (et l’on pourrait même parler d’un « complexe vampirique »), le « travail du vampire » combine plusieurs fantasmes originaires dans un processus de symbolisation qui participe du narcissisme (primaire et secondaire), de l’oralité (précoce, mais aussi sadique), de l’analité de rétention (qui est ici avant tout thésaurisation du fluide vital) et du complexe de castration qui accompagne la triangulation œdipienne4Il est néanmoins salutaire de rappeler, avec E. MILLER (2006) que l’on ne peut simplement juxtaposer des concepts monovalents transférés du discours psychanalytique sur la lecture critique du texte littéraire (du type pieu = canines = phallus). Il faut sans cesse, comme le signalait par ailleurs entre autres Jean Bellemin-Noël, observer le travail patient du texte jusque dans ses détails les plus infimes (109).. Il s’agit alors pour le lecteur et spectateur (voire joueur) de replonger, avec angoisse, mais aussi délectation déculpabilisée par la fiction (et notamment dans ce genre de l’unheimlich freudien qu’est précisément la fiction horrifique), dans les premiers modes de satisfaction sexuelle du sujet, régressant à un stade archaïque de la personnalité qui configure un mode d’existence et une structure fantasmatique distincte.
Le vampire est à la fois figure de la première enfance (il est un nourrisson élevé, pourrait-on dire, au carré) de par son rêve narcissique d’omnipotence et son absorption dans le principe de plaisir et, partant, de l’inconscient lui-même (nocturne, sa phobie du jour dévoilant son assimilation au pouvoir du Ça, allergique à toutes les contraintes diurnes de la raison et du sociétal qui reviennent, spectaculairement, dans sa soumission au pouvoir du crucifix, clair emblème du Surmoi sociétal). Mais il fait aussi figure du (mauvais) Père phallique qui monopolise, selon le schéma dégagé par Richardson dans Dracula, les femmes de la horde des frères qui doit dès lors se mobiliser contre lui et le mettre à mort (qui plus est par la pénétration rituelle du pieu qui devient (trop) évidente appropriation oedipienne du phallus).
Cette bivalence du Père et de l’enfant explique le statut aristocratique et souverain dont il est affublé, hypotypose du narcissisme primaire et secondaire (celui-ci réactivant celui-là). Associé aux hantises anti-féodales du siècle bourgeois, mais par là même à la profonde fascination que l’aristocratie y exerçait en tant que référent mythique, le vampire incarne le totem à la fois insupportable et fascinant du Père omnipotent à la fois que parasite. Il y a derrière le vampire le fantasme illicite non seulement de la séduction parentale au sens freudien, mais du droit de cuissage, emblème comme l’on sait de l’hubris aristocratique contre laquelle s’édifie l’idéal démocratique. Littéralisant la mystique aristocratique du lignage et du sang « bleu », son goût du sang qu’il prélève sur les femmes des bourgeois et la palingenèse corruptrice qui en découle font de lui une figure inévoque de souveraineté, au sens bataillien, confirmé par sa fusion avec l’espace gothique du château (dont les labyrinthiques structures high-tech des sagas Blade ou Underworld sont des clairs avatars). Malgré leurs relatives modernisations, les vampires du nouveau millénaire sont en grande partie fidèles à cet imaginaire aristocratique qu’ils aient pour nom les Volturi (Twilight) ou les Argeneau dans la saga familliale de Lynsay Sands (2003–).
Ce narcissisme aristocratique rapproche par ailleurs le vampire du spectre du Divin Marquis à l’ombre de qui s’est placé, selon la célèbre étude de Mario Praz, tout le Romantisme noir et, plus particulièrement, la créature de Polidori et de Stoker (Praz, 1998). Il s’agit, comme l’on sait d’une « mélecture » (au sens donné par Harold Bloom) du mythe, plus que de l’œuvre sadienne, qui conditionne et le Romantisme noir et la vision du sadisme vampirique, qui est un sadisme de contrôle comme le prouve l’hypnotisme et la possession de ses victimes. Du Lestat libertin de Ann Rice au Spike de Buffy, voire de façon tout à fait explicite, le Vampire de Sade de la saga homonyme écrite par Mary Ann Mitchell le vampire contemporain se présente comme une créature sadienne bien qu’elle échappe fantasmatiquement à la logique libertine du Marquis (lequel, par ailleurs, rejetant tout surnaturalisme, n’a que peu évoqué le vampire dans son œuvre, et encore à la lisière de l’ogre et du simple maniaque hémophile5Parmi les personnages sadiens partageant des traits vampiriques on peut citer Monsieur Rodin, le Comte de Gernade, le géant cannibale Minski ou encore le nécrophile d’Ancone Cordelli. Pour la connexion sadienne du nouveau vampire v. notamment Krzywinska : 207.).
Inévitablement présentés comme dandies et esthètes, le vampire et sa compagne sont des êtres voués à la séduction libertine (la sous-culture goth revampant par ailleurs, comme l’on sait, le dandysme Fin-de-Siècle, phénomène radicalisé à bon escient par Anne Rice dans sa réecriture du mythe). Individus d’exception condamnés à la solitude tragique, ils illustrent l’isolation (die Isolierung) qui constitue, comme l’on sait, un mécanisme de défense caractéristique de la névrose obsessionnelle. Cet aspect traverse les réflexions les plus poignantes et mélancoliques du mythe de The Hunger (roman de Whitley Streiber adapté par Tony Scott en 1983) à Trouble Every Day (Claire Dennis, 2001) ou Let the Right One In (roman de J. A. Lindqvist adapté par Tomas Alfredson en 2008), en nette opposition à la promiscuité des hordes vampiriques qui prolifèrent dans plusieurs versions contemporaines.
L’importance progressive du clan et des communautés vampiriques confère en effet à maintes fictions contemporaines les allures de véritables Familienromane, miroir fantasmé de la sociabilisation sous-culturelle dans les réseaux goth. Mais même sous cette formule collectiviste (signe peut-être de la désagrégation du modèle familial nucléaire de l’âge bourgeois) l’aristocratisme narcissique subsiste, articulé autour d’un contrôle de la violence érotique érigée en privilège de caste. De la monarchie vampirique des Volturi dans la saga Twilight aux Maisonnées homériques de la « Nation Vampire » dans Blade (les Maisons de Damaskinos, Erebus et Talos) ou la structure directement féodale de Underworld (dont le troisième volet s’aligne sur le genre des Epics moyenâgeux) les vampires obéissent jusque dans leur érotisme (c’est là tout le problème du couple central de Twilight) à des rituels strictement hiérarchiques. L’historicisation obsessionnelle des circonstances familiales et sexuelles qui régit le Familienroman vampirique entre à l’âge hypermoderne dans une spirale ininterrompue qui fonctionne comme une machine à embrayeurs fantasmatiques, comme le montre la complexité néobaroque des mythologies vampiriques dans les sagas pluriséculaires d’Anne Rice, mais aussi dans Blade, Underworld, Cirque du Freak, Ultraviolet, Daybreakers ou PRIEST, voire dans l’univers labyrinthique du jeu de rôle déjà culte Vampire : The Masquerade.
Au cœur de ces romans familiaux l’érotisme préside, bien que souvent dénié dans les versants de la Fantasy, sous-genre néobaroque de la globalisation mainstream. Contrairement au zombie, le vampire sait contrôler sa pulsion orale, comme en témoigne, outre la ritualisation de ses discrètes morsures, sa maîtrise du langage, qui prend souvent des formes rituelles et archaïques et va jusqu’à en faire le narrateur de sa propre histoire (Edward Cullen s’apprête de fait à nous livrer sa propre version des événements rapportés par Bella dans le premier Twilight). La nécessité de ce contrôle traverse, symptomatiquement, toutes les réécritures contemporaines du mythe, de True Blood à Twilight, en passant par Blade ou les sagas dystopiques où il est avant tout question de fonder une coexistence pacifique entre ces êtres de l’oral et les êtres de la génitalité qu’ils convoitent (« sucer, ou ne pas sucer » semble devenu le dilemme vampirique hypermoderne). Mais c’est surtout ce contrôle qu’il a de sa bouche et ses canines qui en fait une créature de la séduction érotique, du polysexualisme pervers de Ann Rice à la sur-sexualité des étalons à fang-bangers de True Blood ou encore à l’aura surhumaine d’Edward Cullen dans Twilight.
L’érotique de la morsure, hypertrophie du baiser parfaitement inscrit dans nos codes socio-sexuels, signale la sur-civilité de l’ars amandi vampirique, l’associant indissolublement au culte du sang, inscrit dans le réseau symbolique des fluides corporels (il synthétise à la fois la réception du lait nourricier et l’émission du sperme fécondant). Participant à la fois de la succion nourricière (liée, selon la psychanalyse, au stade oral précoce ou pré-ambivalent) et du stade oral-cannibalique ou sadique oral, les canines du vampire sont bien là pour signaler la fusion des deux stades6Pour cette dichotomie établie par Karl Abraham v. Lagache : 458. Par ailleurs J. Marigny souligne la bivalence du « double symbolisme de la morsure et de l’avalage » qui pour lui renvoie à un « isomorphisme sexuel à la fois masculin et féminin puisque la dent pénètre à la manière du phallus et que la bouche absorbe à la manière du vagin » (1985 : 615).. Cette étape de la progression libidinale dans la métapsychologie freudienne semble illustrer la dominance fantasmatique du mythe.
Fantasme de viol où la pénétration des canines prend lieu de coït et l’effusion de sang fait figure de dépucelage toujours renouvelé, l’acte vampirique est un clair déplacement fantasmatique de l’Urszene qui, en raison de sa forte valeur traumatique, est devenue point de fixation des représentations inconscientes. Le vampire, résume J. Marigny, « est avant tout un violeur » qui s’attaque de préférence aux jeunes vierges; s’appuyant sur une grande quantité d’exemples littéraires, l’auteur montre comment dans cette « angoisse du viol » « la dent provoque une douleur qui s’apparente à celle de la défloraison et qui est immédiatement suivie par une sensation de plaisir intense analogue à l’orgasme ». Symptomatiquement, lorsque le genre vampirique est inversé c’est un autre fantasme qui entre en scène, celui de la castration par la vagina dentata (612).
Fusion terminale entre Éros et Thanatos, au carrefour des deux pulsions freudiennes, « le vampire est avant tout un personnage fantasmatique qui incarne symboliquement l’angoisse que l’on éprouve à la fois devant la mort et la sexualité » (Marigny : 615).
La proto-sexualité vampire associe l’orgasme à une transfusion littérale qui est aussi un ravissement extatique, non plus par la fusion mystique avec la Grâce divine, mais au contraire par (dé)possession démoniaque, dans le sillage des traités de sexualité démonologique (que Freud lui-même associait, on le sait, à l’hystérie féminine). Associée à l’incubat onaniste par son caractère nocturne (l’alcôve où, métamorphosé en chauve-souris ou fidèle à son attirail naturel, le vampire se faufile étant en soi projection spatiale de la transgression sexuelle), cette possession littérale qui éclipse celle, déniée, de la pénétration génitale est inévitablement liée à l’idée de contagion qui articulait le discours démonologique (et la chasse aux sorcières qui en était le prolongement performatif). Réactivée par la fantasmatique syphilitique de la Fin de Siècle puis par celle du Sida depuis les années 1980, cette idée fait du vampire une des métaphores privilégiées de la maladie pandémique7Outre le classique de Sontag (1979) v. notamment Lasowski (1982). Si les rumeurs biographiques sur la syphilis de Bran Stoker n’expliquent pas de façon mécaniciste et réductrice son œuvre, il est certain que la panique culturelle qui entoura cette maladie à la Fin de Siècle informe tout à fait le mythe de Dracula, et son succès même auprès du public.. Contagion qui est aussi une reproduction puisque le viol vampirique est aussi une palingenèse virale qui contourne, encore une fois, la génitalité en réactivant les théories sexuelles de l’enfance enfouies au fond du psychisme lecteur et auctoriel.
Par ailleurs la sexualité assumée (bien que prégénitale, voir paragénitale) du vampire entraîne une différenciation des sexes extrêmement dimorphique qui conditionne la scission genrée du mythe en figures masculines et féminines. De là notamment le triomphe du vampirisme lesbien devenu tant à la mode et alignant, sur le modèle canonique de Carmilla inlassablement repris dans la sexploitation des années 1970, des oeuvres qui vont du pornographique (Lust for Dracula, 2005) au franchement parodique (tel ce Lesbian Vampire Killers, qui désarticule le sous-genre en 2009). Ce versant lesbien du mythe éclipse, malgré quelques accusations d’homosexualisme portées, sur le modèle de Don Juan, à l’égard du comte transylvanien, les batifolages vampiriques gais jadis timidement illustrés par des oeuvres telles que Gayracula, 1983, ou The Vampire of Budapest, 1995, sans oublier bien entendu le cultissime Rocky Horror Picture Show de 1975.
Le vampirisme en est donc venu, comme le résume J. Marigny, à « représenter l’ensemble des angoisses et des désirs plus ou moins refoulés que nous pouvons éprouver à l’égard de la sexualité » (Marigny : 638). De plus en plus explicite, cette érotisation est devenue condition sine qua non de l’existence de la créature à l’ère de l’hypersexualisation médiatique, réactivant l’obsession sexologique victorienne que ce soit dans le sens d’une absolue banalisation (True Blood), d’une sublimation complexe (c’est là tout le problème de l’abstinence porn de Twilight) ou d’une surenchère de plus en plus hardcore qui va du vampire erotica (que l’on trouve sur Ellora’s Cave (www.ellorascave.com), Loose Id (www.loose-id.com) ou Liquid Silver (www.liquidsilverbooks.com) au vampire porn le plus explicite dans le sillage de Hot Vampire Nights (1999). Or l’on peut se demander si, dès le moment où le vampire se génitalise (c’est le cas autant dans True Blood que dans les productions porno) tout l’aura constitutif du mythe, bâti sur le déplacement et la régression, ne risque pas de se désagréger. Il entre en tout cas dans un stade post-freudien qui correspond bien à la désagrégation de la sexualité victorienne caractéristique de la poly(voire post)sexualité postmoderne. L’inversion du schéma dans la sentimentalisation du vampire dans Twilight (et cette pornographie de l’abstinence qui en découle, selon l’heureuse expression de Christine Seifert dans son célèbre article pour le féministe Bitch Magazine, « Bite Me! (Or Don’t)8http://bitchmagazine.org/article/bite-me-or-dont ») serait alors une réaction défensive non seulement du puritanisme américain (qui plus est mormon) face au nouveau désordre amoureux qui semble, dans True Blood, littéralement posséder la Nation devenue délétère, mais du schéma freudien (dans sa dénégation même) contre sa désagrégation dans la dérive libidinale post-disciplinaire.
Située dans une longue lignée de proies vampiriques, Bella incarne l’aboutissement d’un imaginaire féminin établi dans la littérature victorienne et qu’analyse J. Marigny : « cette passivité et cette sorte de consentement » à l’égard du vampire séducteur qui « lui apparaît sous une forme idéalisée » est bel est bien un « obscur désir d’auto-destruction », « volonté suicidaire de la victime manifeste dans certains récits où la mort est franchement désirée et où le vampire apparaît comme une sorte de sauveur » (Marigny : 6329L’auteur cite à l’appui des passages de Interview with the Vampire, The Vampire Tapes, A True Story of A Vampire et Mirror Without Image (James Turner)). Plus pro-active que ses devancières victoriennes (révolution féministe oblige), Bella réactive cette symbolique à l’ère de l’anorexie adolescente, si proche de ce désir de mort10v. notamment Marinov (2008), qui convoque à plusieurs reprises le rapport vampirique.. Confrontée à une double modalité de défloration, celle, cannibalique, de la dévoration carnassière sous les griffes d’une sur-masculinité ensauvagée11Les loups-garous incarnent au plus près, outre une masculinité ensauvagée, la peur ancestrale de l’homme à l’égard des animaux carnassiers, soulignée par G. DURAND (« c’est dans la gueule animale que viennent se concentrer tous les fantasmes terrifiants de l’animalité » (91). et celle proprement vampirique que nous avons évoquée. Cette seconde option, contrairement à la violence protectrice de la horde de l’homme aux loups, apparaît ici auréolée de son charisme foncièrement mortifère12Le vampire incarne littéralement cette dérivation de « Thanatos » vers l’extérieur, dont le but est « de détruire et de mettre à mort » est un moyen de sauvegarde de l’individu : « L’instinct de mort devient pulsion destructrice par le fait qu’il s’extériorise, à l’aide de certains organes, contre les objets. L’être animé protège pour ainsi dire sa propre existence en détruisant l’élément étranger » (S. Freud, Lettre à A. Einstein, septembre 1932). Et c’est à une véritable symbiose qu’aspire Bella, unie à Edward « dans une même complicité qui les oppose au reste du monde et qui les rend inséparables » (Marigny : 633). Comme dans le Romantisme noir, l’idéalisation du couple fusionnel et maudit fonctionne comme véritable déplacement freudien d’une pulsion qui n’ose s’avouer (l’amour au-delà de la mort étant l’amour dans la mort), provoquant un embrouillage conceptuel qui, s’il ne semble guère étonner les milliers de twihards, n’en est pas moins symptomatique d’un désarroi psychique profond : si la perte de la virginité est bel et bien associée à la mort, à la fois souhaitée comme bien suprême et terrifiante, l’on invoque désormais le pouvoir de la Loi dans un des axiomes les plus puritains (voire ridicules) de toute la tradition gothique (il faut se marier avant de pouvoir se faire vampiriser!).
La prolifération d’ouvrages vampiriques fait déjà symptôme, « compulsion de répétition » (à la fois mécanisme de défense et travail de la pulsion de mort) qui va au-delà de l’architextualité générique et montre une réelle fixation à la fois des auteurs et des lecteurs/ spectateurs autour d’une structure fantasmatique dont la « sublimation » esthétique a magistralement réussi. D’où aussi les débordements d’identification et appropriation que ces créatures déclenchent, de l’hystérie twihard à l’implant de canines dans les milieux goths, sans compter le fétichisme de collectionneurs qui caractérise les amateurs –comme le montrent, entre autres, les innombrables pages web consacrées à l’exploration exhaustive de la vampirologie la plus érudite.
Plus qu’au simple vampire c’est bien, comme le rappelle S. Hubier, à des relations que l’on s’identifie, bien plus qu’aux simples figures, actants ou personnages qui en sont le support13Il s’agit bel et bien d’une « identification structurelle » : « Cette identification inconsciente n’est pas une identification à des personnages, mais à un rapport […]. Le lecteur ne s’identifie pas tant au personnage (qui n’est qu’un support), qu’à une situation, laquelle renvoie á des fantasmes originaires […], à des stades archaïques du développement psychique […], à des complexes […], à des angoisses archaïques et, ipso facto, à des modes de défense tel que le roman familial. » (Hubier : 121). Or la relation vampirique est axée sur le fantasme de séduction et la fusion de la proie et du prédateur, désir de viol actif ou passif qui conjugue la pulsion de mort avec les ruses de la libido. De là l’ambivalence de la nécrophilie vampirique, approbation littérale de la vie jusque dans la mort, selon la célèbre formule bataillienne. L’identification vampirique, qui va des clubs de bondage fétichiste jusqu’aux logorrhées bloggistiques des twihards prépubères ou ménopausées est marqué par la régression à cette structure fantasmatique, que ce soit par un « acting out » sadomasochiste (auquel le référent fantasmatique apporte une « prime de plaisir ») ou au contraire sous la forme de la dénégatrice et sublimée de sa sentimentalisation.
Mais tout n’est plus, hélas, érotique dans cette fascination contemporaine pour le vampire. Son inscription comme ingrédient privilégié de la Fantasy la plus mainstream le mène à délaisser la sexualité überfreudienne dont il ne reste parfois que des vagues traces, telle la sexyness diffuse et goth de ces sagas infantilisantes que sont Underworld ou Blade. La promotion des chasseurs de vampires qui, à l’heure bushiste, passent d’êtres des simples compléments du mythe à occuper le centre du récit s’inscrit dans cette dénégation significative où les canines perdent de leur attrait pour n’être plus qu’un attribut du monstre à abattre. Cette entreprise de castration symbolique du vampire est soulignée par les violentes mises à mort au moyen de pieux phalliques et de décapitations (telle que celle de la rousse Victoria dans Twilight Eclipse14Pour ce qui est de la symbolique complexe de la décapitation, qui ne peut pour nous se réduire au symbole monovalent de la castration qu’un certain réductionnisme freudien a figé, nous ne pouvons que renvoyer à notre travail Dominguez Leiva (2004).), mais aussi d’incinérations qui ont tout l’air d’une purification, par le feu, du bouc émissaire (le φαρμακός grec) qui jugule la violence de la Cité en l’attirant sur lui-même. Cette nouvelle chasse aux sorcières, réactivée par la polémologie bushiste, connecte avec les fantasmes profonds de l’Amérique étudiés par Richard SLOTKIN (1992). Nous retrouvons par là, triomphant dans les époques de puritanisme et d’impérialisme obsidional, le « projet idéologique central du film d’horreur » reste bien dans les deux cas, comme le signale Barbara Creed, « la purification de l’abject », « descente dans les soubassements du construit symbolique », réaffirmant les limites de l’humain et expulsant tout ce qui défie la Loi (du Père) (Creed : 14).
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