La nuit est sombre malgré la fatidique pleine lune accrochée au firmament, dont la pâleur est obscurcie par l’épaisse nappe de brouillard spectrale qui a envahi le ciel. Tous les éléments primordiaux sont rassemblés: une contrée étrangère, un lieu angoissant, un hôte monstrueux aux intentions malveillantes, le tout enveloppé par une ambiance appartenant au passé. Minuit sonne et nous savons tous ce que cela signifie: le Roi de la nuit rôde, alors mieux vaut faire une prière et prendre garde… À travers la plume de nombreux auteurs du XVIIIe et XIXe siècle, ces éléments ont su transporter les amateurs de littérature gothique dans des univers effrayants où se côtoient le fantastique et l’horreur. Dracula, le Roi de la nuit, appartient à un archétype connu et apprécié du public et ce, presque depuis les tous débuts du genre. Le vampire, qu’il soit une empousa grecque, un strigoi roumain ou un nukekubi japonais, est une figure emblématique d’un folklore populaire universel. Et même si chaque culture a sa propre version de cette créature morte vivante s’abreuvant de sang frais, on reconnait sans l’ombre d’un doute les êtres à la peau pâle, aux dents acérées et à la soif meurtrière comme faisant partie d’une famille bien particulière dont le père n’est nul autre que Dracula.
Si on lui attribue une inspiration réelle, le personnage est, quant à lui, tout à fait fictif. On le doit à l’auteur irlandais Abraham «Bram» Stoker (1847–1912), dont le roman Dracula est l’œuvre la plus connue. On y raconte l’histoire du clerc notaire anglais, Jonathan Harker, et de son entourage, notamment de sa fiancée, Mina, de sa très bonne amie, Lucy, ainsi que de l’infâme et charismatique Comte Dracula, un seigneur vivant dans un château perdu en Transylvanie. Le Comte cherchant à faire l’acquisition d’une demeure londonienne fait affaire avec Harker, ce qui explique sa présence dans cette contrée étrangère. Son voyage et son séjour périlleux au domaine du vampire lui coûteront presque sa vie, mais il réussira tout de même à retourner en Angleterre et sauver sa bien-aimée du monstre qui fut son hôte.
Pour comprendre les enjeux de l’œuvre de Stoker et de ses adaptations, il faut tout d’abord se pencher sur l’origine du mythe. Le voïvode1 Vlad III Basarad Țepeș (l’empaleur, traduit du roumain) est celui dont la culture populaire a fait son égérie vampirique. Cependant, historiquement, il nait soit à Târgovişte, à Curtea de Argeş (toutes deux des villes importantes de son pays natal) ou à Bucarest, selon des sources plus anciennes, quelque part entre 1428 et 1431 en Valachie sur la rive nord du Danube dans ce qui est actuellement le sud de la Roumanie. Il voit le jour à une époque trouble, car son pays alterne des périodes de guerre et de paix avec les peuples Hongrois et Turcs ottomans, dont le courroux est craint dans toute la région. Vlad et son jeune frère, Radu, vivent comme otages chez ceux-ci durant plusieurs années après que leur père, Vlad Dracul dit le Dragon ait commis des actions diplomatiques aux conséquences ravageuses. Celui qu’on nommera donc le fils du Dragon règne à trois reprises sur la Valachie mais, face à de nombreux obstacles, il ne garde jamais ce titre bien longtemps et meurt en 1476 ou 1477 lors d’une autre fatidique bataille pour protéger son trône.
Le surnom d’empaleur vient d’un récit allemand écrit au début des années 1460 qui dépeint Vlad comme un seigneur de guerre assoiffé de sang qui, par souci de prouver à ses ennemis que sa force était à craindre, dînait sur les champs de bataille encore chauds, entouré des cadavres frais de ses rivaux. On lui attribue l’empalement de dizaines voire de centaines d’entre eux, un spectacle dont il se délectait, selon certains, en dégustant certains de ces corps ou en buvant leur sang. Il est difficile de douter de la véracité de ces écrits à cause des détails exhaustifs avec lesquels sont décrits les événements de la campagne guerrière contre l’Empire ottoman mené en 1462 par Vlad III, cela dit, rien ne prouve qu’il ait été un cannibale. D’ailleurs, après ladite campagne, aucune autre mention de victimes d’empalement n’a été faite, ce qui n’a pas empêché le surnom de «Țepeș» de marquer les esprits jusqu’à aujourd’hui.
Le prince de Valachie n’est pas le seul à faire partie de la légende. Bram Stoker n’a rien à envier à cet ancien voïvode, puisque sa propre création aura un succès hors du commun et deviendra une véritable œuvre culte. Ce personnage est la genèse du vampire, le premier stade de la métamorphose à laquelle s’intéresse cet article. Le Dracula de Stoker met en place les caractéristiques de base de l’archétype: le vampire n’a aucun reflet dans le miroir, la peau glacée au toucher, l’haleine fétide, les mains griffues et les canines acérées, en plus d’être repoussé par la présence d’un symbole sacré, un crucifix par exemple et qu’il a comme faiblesse mortelle la lumière du soleil. Aussi, il dort dans un cercueil et est lié à la terre dans laquelle il fut enterré ce qui l’oblige à ne jamais quitter son domaine en Transylvanie sans en emporter avec lui. Au cours du roman, Dracula ne se méfie pas vraiment de son invité, il semble exhiber les caractéristiques surnaturelles de son apparence sans gêne. Les premiers moments qu’ils partagent décrivent à quel point le Comte est rachitique, pâle et semblable sous plusieurs aspects à un cadavre. Il met d’ailleurs Harker en garde contre les étrangetés de sa patrie et de son domaine avec une cinglante réplique de laquelle le lecteur peut facilement extrapoler un sens caché:
Vous pouvez aller partout où vous voulez dans ce château sauf dans les pièces fermées à clef où, de toute façon, vous n’aurez aucunement envie d’entrer. Il y a une raison derrière toute chose et qui fait que les choses sont ce qu’elles sont, et si vous pouviez voir avec mes yeux et possédiez mon savoir vous comprendriez peut-être un peu mieux.(Bram Stoker, 2012[1897], p. 46)
Dracula dit simplement à Harker: si seulement tu étais un monstre, tu pourrais mieux me comprendre. Stoker glisse d’autres habiles détails semblables dans la trame du roman. En effet, au début du récit, quand il a déjà presque atteint le château du Comte, les entrées de journal de bord du protagoniste sont datées du 4 mai. On lui dit qu’il s’agit de la veille de la Saint-Georges, une fête religieuse durant laquelle tous les esprits maléfiques sortent supposément de l’outre-tombe pour rôder sur terre. Or, après un peu de recherche, on se rend compte que ce jour célèbre un saint que l’on représente souvent terrassant un dragon de sa lance. Le lien symbolique est clair, Jonathan Harker est tel ce saint martyr, face à un homme que l’on surnomme historiquement le fils du Dragon, qu’il devra affronter pour espérer sauver sa vie…
Un peu plus de deux décennies suivant la publication de l’œuvre de Stoker, le réalisateur F.W. Murnau termine son film muet, une adaptation non-officielle du roman qui le mettra éventuellement dans l’embarras: Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (Nosferatu, la symphonie de l’horreur, traduit de l’allemand) paru en 1922, en Allemagne. Je tiens tout de même à souligner que, techniquement, la première adaptation cinématographique de Dracula n’est pas celle-ci, mais bien Drakula halála (La mort de Dracula, traduit du hongrois), un film muet austro-hongrois datant de 1921. Cependant, il est évidemment beaucoup moins connu que son successeur et ses images sont considérées comme perdues puisqu’aucun exemplaire n’est accessible au public depuis de nombreuses années.
L’histoire est assez similaire à celle de l’œuvre originale ce qui est logique puisque le réalisateur voyait la sienne comme une adaptation sans toutefois avoir le droit d’en faire officiellement une. On y suit un jeune et pimpant agent d’immeuble du nom de Hutter, vivant dans la ville fictive d’Allemagne de Wisborg. Il est envoyé en Transylvanie par son patron pour conclure une lucrative affaire avec un certain Comte Orlok. Il s’empresse de laisser sa femme en larmes derrière lui avant de se rendre chez le Comte en ignorant les avertissements des gens qu’il rencontre en chemin de même que la multitude de signes avant-coureurs effrayants comme l’apparence terrifiante de son hôte ou encore l’étrangeté du trajet.
Les caractéristiques du Nosferatu2 sont remarquablement semblables à celles de son comparse littéraire. Ses traits exagérés sont dus à la contrainte de l’image qui imposait aux acteurs de l’époque de porter des costumes et des maquillages exubérants dont le rendu était plus intéressant à l’écran. En gardant cela en tête, il est aisé de remarquer le sourire de requin du Nosferatu, de même que ses yeux enfoncés et ses cernes profonds, ses oreilles pointues, ses mains griffues et sa peau livide. Il dort lui aussi dans un cercueil et possède les mêmes faiblesses que Dracula concernant la terre et le soleil. L’usage de symboles sacrés ou d’ail est absent du film, mais il s’agit de l’une des seules différences techniques entre ces deux vampires.
J’aborde tout de même ceux-ci avec une nuance, car le cinéma muet avait une approche très clivée des archétypes. On sait que le Comte Orlok est une bête sordide dès la première seconde où il apparaît à l’écran. C’était voulu ainsi pour que le public comprenne immédiatement qu’il était l’antagoniste. Sans aller jusqu’à dire que c’est l’opposé pour Dracula et que son statut d’antagoniste est discutable, ce qui est faux, je maintiens que l’œuvre de Stoker se veut remplie de suspense et qu’une part de doute hante Jonathan Harker au sujet de son hôte puisqu’il ignore ce que ce dernier est véritablement. Il le craint, mais sans savoir ce à quoi il a à faire, et ce, avant le second tiers du roman.
Abandonnons maintenant le noir et blanc pour nous concentrer sur le 20e et 21e siècles pendant lesquels l’archétype du vampire se transforme constamment et est employé un peu partout pour explorer de nouveaux angles. J’ai choisi deux œuvres appartenant à l’époque contemporaine dont la conception de l’archétype était assez différente l’une de l’autre pour être comparée. La première est le film Dracula Untold paru en 2014, qui reprend les événements de la vie de Vlad III Dracula, le fils du Dragon, prince de Transylvanie. Celui-ci est forcé à devenir un monstre pour sauver son épouse, son jeune fils et son peuple tout entier, au péril de sa propre vie et à un terrible prix. Le film se veut plus ou moins fidèle à l’histoire, mais prend tout de même certaines libertés sur les noms et évidemment sur les événements qui sont particulièrement romancés. La seconde œuvre est une série animée financée par Netflix du nom de Castlevania, dont les premiers épisodes sont parus en 2017. Elle reprend la trame d’un jeu édité par Konami en 1989 faisant partie d’une franchise éponyme qui est d’ailleurs la plus connue de ce studio. Le protagoniste, Trevor Belmont, doit faire face à Dracula Vlad Țepeș le seigneur vampire, dont la soif de vengeance est sur le point de dévaster pour de bon l’Europe tout entière.
Le Vlad du film n’est ni pâle ni rachitique, ses caractéristiques vampiriques ne sont visibles que vers la fin du récit puisque le personnage subit sa transformation lentement au cours des trois jours suivant son pacte avec le maître vampire qu’il rencontre au début du premier tiers du film. Il est particulièrement fort et rapide et sa soif est insatiable, des caractéristiques assez classiques. La scène dans laquelle il passe son accord avec ledit monstre est tout particulièrement bien écrite selon moi:
M. VAMPIRE: […] Car si je suis ton salut, tu seras aussi le mien… Bois [il lui tend un fragment d’un crâne humain dans lequel il a préalablement versé un peu de son sang] et tu auras droit à un avant-goût de mon pouvoir. Tu auras la force d’une centaine d’hommes. La rapidité d’une étoile filante. Tu règneras sur la nuit et toutes ses créatures, verras au-delà de leurs sens. Tu pourras même te guérir de blessures autrefois mortelles.
VLAD: À quel prix?
M. VAMPIRE: Une fois que tu auras bu, ta soif de sang humain sera insatiable. Si toutefois tu y résistes durant trois jours, tu retourneras à ton état normal avec le souvenir de cette parcelle de ma puissance et peut-être en ayant sauvé ton peuple. […]3
À aucun moment le maître vampire ne ment à Vlad, il révèle l’entièreté du contrat, à un détail près, et le met même en garde que cette solution est coûteuse et qu’il est fou de ramper lui-même jusqu’à son tombeau.
Pour sa part, le Dracula de Castlevania pourrait difficilement être plus différent. Il est élégant dans sa monstruosité, pâle et maigre, mais vêtu comme le roi qu’il est avec des tissus riches et chatoyants. Dès le premier épisode, on le voit avec ses dents pointues et ses ongles comme des griffes, il ressemble plus à un vampire que celui du film, mais comme il s’agit un dessin animé, on peut difficilement parler d’apparence humaine versus monstrueuse étant donné que le monde réel, même avec les technologies du cinéma, impose bien des restrictions que l’animation n’a pas.
Un peu dans l’esprit d’Éros & Thanatos, on retrouve ici une dualité classique entre l’animalité et l’humanité qui est présente dans les deux œuvres citées plus haut. Dracula est tantôt un humain rendu monstrueux, mais conservant tant bien que mal ses valeurs, tantôt un monstre rendu humain par l’amour d’une femme et qui déchaîne son côté animal lorsqu’on lui arrache cette part de morale. C’est là, à mon avis, que se trouve le stade final de la métamorphose de l’archétype. Il atteint son paroxysme lorsqu’il revient à ses sources et se dévoile comme l’un des éléments importants du genre gothique: l’Autre. Il est la créature qui rôde dans les sombres allées tout en faisant partie de notre monde, il appartient à la nuit, mais veut plus que tout s’insinuer dans la clarté ou alors, arriver à y rester. En bref, si Éros & Thanatos représentent le jeu entre l’amour et la mort, Dracula symbolise le duel éternel entre le jour et la nuit, le loup enragé et le chien domestique. D’un côté, l’archétype est admiré et envié, car le vampire est beau, suave et distingué, mais d’un autre, il est craint, car le vampire est avant tout un prédateur dont la seule subsistance est le sang humain qu’il récolte sans gants blancs. Une dualité qui continue de fasciner…
En conclusion, que pouvons-nous tirer de l’analyse de cette métamorphose historique? Qu’adviendra-t-il de celui que je nomme le Roi de la Nuit? Il survivra. Inlassablement, d’autres œuvres où est mentionné implicitement ou pas ce cher Dracula continueront d’apparaître sur nos écrans ou sur les pages de nos romans. L’immortel vampire fut d’abord seigneur de lointains châteaux cherchant à voyager et à étendre sa suprématie, mais il a maintenant plusieurs visages et joue une multitude de rôles. Certains auteurs l’inventent comme le premier vampire, l’être originel d’une race éternelle ou encore comme leur roi, mais qu’il fasse partie de la légende ou du monde réel, Dracula demeure avant tout un personnage historique fascinant dont l’épopée surprend souvent les néophytes. Déjà lorsque j’écrivais cet article, une nouvelle série à son propos paraissait sur la plateforme Netflix, montrant que l’intérêt pour l’archétype du vampire est loin d’être mort! En fin de compte, qu’il ait été ou non un cannibale ou un vampire importe peu, car l’infâme Dracula n’est pas près de quitter le paysage de l’horreur moderne.
Le roi est mort, longue vie au Roi de la nuit!
1. Vieux terme slave désignant le grade militaire de celui à la tête d’une armée ou dans ce cas-ci, le titre de noblesse de celui qui est prince ou gouverneur de Valachie ou de Moldavie à l’époque médiévale.
2. Le terme «Nosferatu» est employé comme un synonyme de «vampire» d’après l’usage qu’en fait Bram Stoker lui-même dans Dracula.
3. SHORE Gary, Dracula Untold (Dracula inédit, traduit de l’anglais), États-Unis, Universal Studios, 2014, 92 minutes. Ma traduction. «Vampire: […] for if I am your salvation, you are mine… Drink, [his blood that he previously poured on the fragmented piece of a human skull] you will have a taste of my power. The strength of a hundred men. The speed of a falling star. Dominion over the night and all its creatures, to see and hear through their senses. Even heal grievous wounds./Vlad: At what price?/Vampire: Once you drink, your thirst for human blood will be insatiable. But if you can resist for three days, you will return to your human state having sampled my power and perhaps, saved your people.»
ELLIS, Warren, Castlevania, États-Unis, financé par Netflix, 2017 – présent, 22 épisodes. (Série animée inspirée par: Castlevania III: Dracula’s Curse (Castlevania III: la Malédiction de Dracula, traduit de l’anglais), produit et édité par Konami (Japon), 1989).
MURNAU, F.W, Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (Nosferatu, une symphonie d’horreur, traduit de l’allemand), Allemagne, 1922, noir et blanc et muet, 94 minutes.
SHORE, Gary, Dracula Untold (Dracula inédit, traduit de l’anglais), États-Unis, Universal Studios, 2014, 92 minutes.
STOKER, Bram, Dracula, France (pour la traduction intégrale): Éditions J’ai lu, 2012, 680 pages.
BUICAN Denis, Les Métamorphoses de Dracula, l’histoire et la légende, Éditions Le Félin, France, 1993.
«Vlad III l’Empaleur» Wikipédia, l’encyclopédie libre. En ligne, consulté le 25 mai 2020. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Vlad_III_l%27Empaleur].
«Voïvode» Wiktionaire, le dictionnaire libre. En ligne, consulté le 29 mai 2020. [https://fr.wiktionary.org/wiki/vo%C3%AFvode].
Deschênes, Virginie (2021). « Dracula, le roi de la nuit ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/dracula-le-roi-de-la-nuit], consulté le 2024-12-26.