« Le destin n’a pas de morale »
Roger Vailland, Drôle de jeu, 1957, p. 271
Nada, roman néo-noir de Jean-Patrick Manchette paru en 1972, relate les tribulations d’un groupe homonyme d’anarchistes lors de l’enlèvement de Richard Pointdexter, diplomate américain à Paris. Les anarchistes comptent opérer à la manière des Tupamaros, guérilleros d’Uruguay (124), par l’action directe et la guérilla urbaine. Je voudrais ici observer l’étiquette d’engagement accolée à cette œuvre et y opposer le désengagement présenté par Barthes, celui-ci démontrant que l’écrivain neutralise le vrai et le faux par la « conversion de toute explication en spectacle » (Barthes, 2015, 164). Dans l’esprit situationniste, c’est par la dénonciation des mises en scène du social, le dévoilement d’une réalité alternative, aliénante et spectaculaire que Manchette se démarque des récits dominants. En recherchant de nouveaux angles de compréhension du monde, en dévoilant les manipulations favorisant le statu quo social, Manchette apporte une vision différente et participe à une plus juste compréhension de la société.
L’auteur, « dont les livres sont construits […] comme des machines à dire le monde » (Gabriel, 2021), est considéré comme le « père » des romans néo-noirs alors qu’il revitalise le genre en mêlant la neutralité froide du Nouveau Roman à la violence des romans noirs américains. C’est au début des années 70 qu’il transforme le roman policier français, englué dans un type divertissant à la Nestor Burma (Deleuse) en un reflet social réaliste. Il tente ainsi de
« […] démontrer que le crime n’est pas un fait isolé et relevant d’un dysfonctionnement de l’individu, mais une conséquence inévitable de l’organisation sociale, économique et politique, et à attaquer la société capitaliste en se servant de ses propres réseaux de production et de distribution » (Desnain, 2015).
Alors que le roman policier français des années 50-60 se caractérise par la mise en scène de « criminels sympathiques, des gangsters pour qui l’amitié et la fidélité comptent plus que l’argent » (Mepian, 2018), nous entrons avec Manchette dans un tout autre paradigme, celui de la critique sociale et politique, un thème déjà exploré en France, en 1941, par Jean Amila (Jean Meckert), avec Les Coups (Evans, 2011) et populaire en Amérique depuis les années 20. Contrairement aux romans policiers à énigme, il n’y a dans Nada aucun mystère à résoudre, aucun héros, aucun détective amateur ou professionnel digne de ce nom, celui-ci se trouvant remplacé par un commissaire quelconque, fonctionnaire ambitieux et dévoué, sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. Il n’y a ni bons ni méchants (France Culture, 2023), il n’y a que des humains aux prises avec la vie, et celle-ci se vit mal.
Dès les premières pages, le dénouement nous est dévoilé dans une lettre naïve écrite par le gendarme Poustacrouille à sa mère : il décrit un succès des forces policières et la conclusion nous parvient avant même le premier mot du roman, l’État et l’ordre du monde sont saufs, fin de l’histoire, ou presque. L’affaire est close avant d’être entendue alors à quoi bon l’écrire, pourquoi la lire? Ces questions amènent à la réalisation que Manchette ne fait pas qu’écrire un polar, il travaille un style. Dans un entretien, il confiera « […] en secret, pendant qu’on raconte sa petite histoire polareuse avec plein de coups de feu et tout ça, on est en train de travailler sur le texte et personne ne le sait (France Culture, 2023) ». Il fait de la littérature, dans un sous-genre particulier, très prisé, et surtout, il le fait encore qu’il s’en défende par la bouche de son personnage, Épaulard : « —Pas de littérature, je vous prie […] —La littérature n’est pas intéressante […] » (61-62) alors que la voix féminine lui faisant face souligne sa qualité fictionnelle : « — Je suis un personnage comme la jeune bourgeoise de Drôle de jeu » (62).
Le genre choisi, le polar, est celui qui touchera le plus grand nombre possible de lecteurs par sa popularité et par là même propulsera son message le plus efficacement : « [Le polar est] produit directement pour le marché, pour être vendu […], dans la mesure où il est écrit pour bouffer, il devient la vérité du roman artistique [lui aussi] devenu un objet de marché » (France Culture, 2023). Ce produit permet de « faire entrer directement le lecteur dans le monde de l’action » (Martin, 2002), mais son style est ce qui en fera une œuvre littéraire, car comme Barthes le souligne
[…] l’écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire (Barthes, c1953, 1972).
La diégèse nous arrive par un narrateur omniscient. Les événements défilent de manière plutôt chronologique et linéaire, entrecoupés de prolepses annonçant les dénouements dramatiques des situations clés bien avant qu’ils ne se produisent. Ceci provoque un décalage par rapport au récit, mettant le lecteur dans un état d’anticipation. Alors qu’il sait déjà à quoi s’attendre, il attend une confirmation de la débandade annoncée par les personnages eux-mêmes. C’est par un style travaillé, presque dépouillé que Manchette présente Nada.
C’est un style sec, dépourvu de fioritures, mais particulièrement efficace, dérivé de l’écriture behavioriste de l’école dure à cuire américaine (hard-boiled) incarnée par Dashiel Hammett. On y trouve même la trace de l’écriture impartiale de Flaubert […]. Le résultat en est un roman glacial d’une violence extrême, sans la moindre trace de sentiment (Mepian, 2018).
Les anarchistes du groupe Nada sont des mésadaptés, des paumés présentant tous des caractéristiques picaresques. Ils sont psychologiquement blessés, individuellement en colère contre un système duquel ils sont exclus, un système qu’ils décident de combattre par un coup d’éclat isolé, position les menant directement vers l’échec. Leurs actes résultent de leurs aspirations déçues : Épaulard, ancien FTPF [1], est un mercenaire en fin de carrière. Il devient vite la tête pensante du groupe malgré ses appréhensions de départ. Buenaventura Diaz, anarchiste espagnol, porte ce titre de père en fils. Il est un ami de longue date d’Épaulard. Il est le seul qui survivra à l’assaut donné par les forces de l’ordre, mais mourra plus tard. Treuffais est un professeur de philosophie. Frustré, il en veut au monde entier et semble en découdre avec l’image du père et des figures d’autorité de tous genres. Il se retirera du projet d’enlèvement à la dernière minute et sera le seul survivant du groupe original. D’Arcy est un alcoolique fini, mais aussi un vieil ami d’Épaulard. Meyer, serveur dans une brasserie, est maltraité par son épouse psychotique. Le groupe serait incomplet sans une femme fatale. Le personnage de Véronique Cash, se présentant elle-même comme une putain (66), apporte un certain équilibre en vis-à-vis du personnage de madame Gabrielle (82), la tenancière du Club Zéro (nada encore, le vide est partout), où sera enlevé l’ambassadeur américain. Ce personnage existe peut-être par convention de genre, la femme fatale étant typiquement présente dans les romans noirs américains que Manchette admire. Son nom donne à entendre l’appât du gain alors qu’elle est membre d’un groupe anarchiste égalitaire. Séductrice, elle accentue l’impression d’impuissance du groupe alors qu’Épaulard n’arrive pas à lui faire l’amour, malgré son désir (148). Elle possède un caractère fort, elle est déterminée à se défendre, elle est indépendante. Au contraire de la femme fatale classique, elle n’a rien d’une ennemie pour ses confrères, elle trouvera la mort à leurs côtés. Elle est féministe autant qu’anarchiste. Le commissaire Goémond, chargé par le ministre de l’Intérieur de l’enquête sur l’enlèvement du diplomate américain, est un salaud hypocrite et cynique, exerçant le pouvoir étatique sans états d’âme, très loin des détectives hard-boiled états-uniens dont l’éthos héroïque est très marqué :
Le fondement du polar hard-boiled repose sur la quête initiale du héros qui se lance dans une mission pour découvrir ou retrouver un objet ou une personne caché(e) ou perdu(e) – à l’instar des héros mythologiques – affrontant comme eux des dangers, des défis et des tentations, qu’elles soient d’ordre physique, moral, matériel ou sexuel. (Carron, 2013)
Contrairement aux hard-boiled dicks chez qui se présente un demandeur, sa mission lui vient d’un supérieur aussi torve que lui qui questionne « — […] vous trouvez que ça vaut la peine de les prendre vivants? » (166). Il exprime des instincts sadiques très forts et méprise autant le ministre duquel il relève que les anarchistes qu’il souhaite exterminer « — Si ça ne tenait qu’à moi, je les collerais au mur […] » (166), paroles qui seront retenues contre lui lorsque le ministère devra se sortir de l’impasse créée par ses soins et que Goémond ne sera plus qu’un risque supplémentaire de mal paraître à l’international.
Le récit nous annonce que les milieux gauchistes sont désormais infiltrés par des membres du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (102-106). L’un d’eux a filmé la scène de l’enlèvement. Les médias, sous les indications du ministère, manipulent l’opinion populaire, et désigne le groupe Nada comme des provocateurs, des ennemis du peuple (108). Ce système que Nada comptait combattre a réussi la récupération de l’événement à son avantage. Manchette expose au grand jour les « rapports sociaux […] le mensonge social qui maintient l’ordre […] la « blââgue » haïe par Flaubert […] l’idéologie au sens de Marx, le spectacle au sens de Debord […] l’âge de la falsification » (Frommer, 2001, 89). Le combat par l’action directe n’est donc pas la solution, mais le roman ne nous offre pas d’alternative, laissant à chacun le loisir de méditer sur l’inégalité des pouvoirs entre les gauchistes et l’idéologie en place.
Nous ne participons pas à la résolution d’une intrigue, mais sommes les témoins des tribulations du groupe anarchiste et des machinations de l’idéologie dominante au pouvoir, de son dysfonctionnement et des abus commis en son nom. Le nihilisme ambiant se concrétise page après page : le néant dans lequel la vie se déverse attend patiemment la débâcle convenue, inévitable. Les événements nous mènent inéluctablement à la chute annoncée, dans une prolepse des plus poignante « […] Cash se trompait, ça n’irait pas mieux demain. Demain ils seraient morts » (148).
Goémond, arrivé à la cache des gauchistes, cette fermette éloignée, démontre un manque d’éthique total en faisant feu sur tout ce qui bouge sans sommation, provoquant ainsi le meurtre du diplomate américain Pointdexter par Diaz. Celui-ci, réalisant l’absence d’intimation, abat le diplomate « — Ils tirent pour tuer, dit le Catalan. Ils sont venus pour nous massacrer, pas pour nous prendre » (189). Goémond, toujours aussi véhément, fait feu sur Cash alors qu’elle capitule, les mains en l’air (190). Bientôt, tous les membres de Nada sont abattus, seul Diaz réussit à s’échapper, blessé. Les critiques du déroulement terrible de l’opération par le chef de cabinet amènent le commissaire à créer aussi sa propre mise-en-scène, dans un jeu de poupées russes, un mensonge en contenant d’autres. Il annonce publiquement que Treuffais est son indicateur infiltré dans le groupe, dans l’espoir d’attirer un Diaz vengeur. Il souhaite ainsi supprimer le seul survivant de la tuerie, bien au fait des événements et ainsi éliminer toute trace de ses bévues connues à la suite d’une plainte de la gendarmerie mobile, aussi accusée d’avoir fait feu sans avertissement, sous ses ordres (202). Chacun réattribue des signifiés différents aux faits, de manière à se protéger, l’un de ses patrons, les autres de la population qu’ils prétendent servir.
Le jeu sera quand même dévoilé, le sens caché révélé par un revirement mettant en échec la part du secret. En effet, Treuffais, seul survivant par sa défection, obtient de Diaz le récit enregistré des faits tels que vécus par les anarchistes. Il révèle à un journaliste étranger le rôle terrible joué par le pouvoir étatique, la tuerie provoquée par la rage froide de Goémond et la manipulation du groupe Nada par le ministère de l’Intérieur. L’éthique est absente du récit, il n’y a aucune morale à laquelle se raccrocher bien que Manchette affirme ailleurs que « Le polar est la grande littérature morale de notre époque […] celle de la contre-révolution régnant sans partage » (Manchette, 1996), cette morale dont il s’évertue pourtant à nous démontrer l’absence.
Cependant, et c’est l’autre face du phénomène, l’usage du terme même de morale souligne assez que la littérature la plus autonome continue de se penser comme productrice de valeurs. Dès lors, en même temps qu’il se retranche, l’écrivain moderne affirme simultanément que la littérature participe au jeu social, sous une forme distanciée et excentrique qu’il s’agit pour lui de faire reconnaître et admettre dans sa différence. (Denis, 2005)
Manchette, qu’on dit engagé, nous annonce que la lutte armée ne peut rien changer, car détournée par le pouvoir. C’est loin de ce qui fait le sens de l’engagement selon Sartre : « Mettre en gage, faire un choix, poser un acte ; voilà les trois composantes sémantiques essentielles qui déterminent le sens de l’engagement […] (Denis, 2000). Mais si « Ce qui caractérise […] l’engagement, c’est le refus de la passivité » (Denis, 2000), que tente-t-il donc de faire en retirant sa valeur à l’action révolutionnaire? Ne nous renvoie-t-il pas, comme l’énonce Barthes, à notre irrémédiable aliénation? (Barthes, 1953, 26).
Le texte porterait donc la marque d’un désengagement, ce qui « selon Barthes est “en fait la forme la plus aboutie de l’engagement littéraire” » (Frommer, 2001, 95). La rébellion, orchestrée, récupérée par l’état, devient un spectacle, comme l’affirme le situationniste Guy Debord (Frommer, 2001) de qui Manchette se réclame, mais c’est un très vilain spectacle, une farce et les rebelles n’en sortent pas vivants. Cependant, bien des éléments autres que la violence gratuite sont ici contestés et en particulier l’absence de mouvements sociaux d’appui aux groupes terroristes (Dolto, 2023, 222; 223). Le combat des injustices sociales serait donc inutile tant et aussi longtemps que toute la population ne ressentira pas clairement son assujettissement et sa répression par le pouvoir en place (Dolto. 2023, 231). L’action violente est désormais vaine, car irrémédiablement réprimée avec une violence encore plus grande tout en étant récupérée et présentée comme l’œuvre d’un ennemi dangereux menaçant la paix sociale, car « les terroristes encerclés, plutôt que de se rendre, avaient préféré tuer leur otage et tirer sur les forces de l’ordre, qui avaient pris la maison d’assaut » (202-203). Le terrorisme révolutionnaire sert donc le terrorisme d’État, celui-ci étant encore plus pervers, parce que caché sous des airs de bon droit, asservissant le peuple qu’il prétend défendre. La lutte révolutionnaire armée est instrumentalisée afin de faire oublier une lutte plus importante, la lutte des classes (Dolto, 2023, 225) et remaniée de manière à favoriser l’ordre social, celui-là même qu’elle cherche à contrecarrer : « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique sont les deux mâchoires du … Il hésita. — … du même piège à cons (215) » constate Diaz, faisant sienne la déclaration de Truffais lors de son abdication :
« Tu sombres dans le terrorisme et ça, c’est con. Le terrorisme ne se justifie que dans une situation où les révolutionnaires n’ont pas d’autres moyens de s’exprimer et où la population soutient les terroristes » (127).
Les anarchistes, sans proposition d’un éventuel contre-État, sans l’appui de la population, ne sont plus que des individus isolés (Dolto, 2023, 228), déprimés, sans raison de vivre, des alcooliques, des malades, des têtes brûlées. Leurs actions ressemblent à des tentatives de suicide par procuration. Nous ne savons rien de leurs revendications, jugées puériles par les journaux (124-125). Mais Manchette ne nous pas fait le coup d’écrire en vain.
Loin de ne porter sur rien, Nada serait ainsi plus classiquement un roman à sujet, à enjeu politique majeur. Mais son titre signale qu’il traite bien d’une sorte de vide qui prend la forme du nihilisme révolutionnaire. Ce vide a pourtant une autre extension, car il touche aussi à une manière d’annulation de l’action, en racontant une aventure de destruction aussi radicale qu’inutile. (Rabaté, 2017)
Car Nada, ce rien, ce coup d’épée dans l’eau, est dense, plein d’une vivacité d’esprit tangible, d’une énergie nerveuse, d’une intelligence aiguë. Ici, « l’énigme [passe] au second plan, au profit d’une réflexion sur les origines mêmes du crime [placé] fermement dans un contexte social et politique » (Desnain, 2015). Les nombreux scandales politiques mis à jour au cours des années 60, la corruption, les abus de pouvoir ont attisé une juste colère menant certains esprits politisés à rêver à une rébellion contre les institutions et à la dénonciation des violences policières au service de l’État. Mais ceux-là mêmes que les anarchistes voudraient dénoncer se feront un devoir de tuer dans l’œuf et dans la chair toute tentative de révolte puis les rendra responsables de leur défaite. C’est cette cruauté, cette hypocrisie étatique que Manchette décrit, tout en exposant la contrepartie de l’action violente, montrant au grand jour l’inévitable cul-de-sac dans lequel les anarchistes se piègent. Il sera particulièrement fier d’avoir pu, avec Nada, influencer quelques militants extrémistes à renoncer à l’action directe (Rabaté, 2017, 88). Le texte n’est pas assujetti à une quelconque idéologie ni à un discours préétabli, l’auteur ne nous dit pas quoi penser ou comment le penser. Au contraire, il laisse place à la pluralité des interprétations, il propose aux lecteurs un portrait multiforme de la complexité du réel. Son approche critique de la société et sa remise en question des normes rapprochent Nada de la littérature désengagée, et ce malgré l’intérêt connu de Manchette pour la gauche.
[Selon Barthes] ce désengagement de l’écrivain était en fait la forme la plus authentique de l’engagement littéraire, celle par laquelle la littérature réalise pleinement sa fonction primordiale : se retrancher intégralement (pour paraphraser Mallarmé) du monde, suspendre en quelque manière sa réalité, pour mieux l’interroger et faire peser sur lui un questionnement sans réponse […]. (Denis, 2000)
Nada offre une perspective qui va au-delà des conventions, mettant en lumière les aspects troublants de la réalité et de sa manipulation sans jamais offrir de solutions. Manchette se distancie vis-à-vis de la société, tant du côté de la révolte que de celui de l’ordre établi, pour explorer leurs zones d’ambiguïté et de contradiction. Il déconstruit les discours dominants tant du côté du pouvoir que du côté de la rébellion et suscite ainsi une réflexion critique. Rappelons ici que la posture de l’artiste « désengagé » demeure une façon de s’engager à rebours, de prendre une position en creux.
[…] tout réside dans la capacité pour l’écrivain de présenter le réel sur un mode allusif ; dire le monde à demi-mot, c’est en quelque sorte suspendre les certitudes acquises, introduire dans la masse compacte des discours socialisés des failles par lesquelles s’introduisent le doute et le flottement. Tout engagement est de ce point de vue manqué en effet – et Dieu sait combien cette formule fera florès – puisqu’il ne peut changer le monde, mais juste faire (pres)sentir la nécessité de le changer. (Denis, 2000)
C’est exactement là où nous amène Nada, dans ce creux, devant la réalisation que les solutions sont toujours à inventer, que le connu n’est d’aucun secours face à un monde irréel, en représentation continuelle. Il s’agit résolument d’un roman politique, néo-noir, dont l’engagement est absent dans son sens sartrien. L’auteur ne prend pas position et ne défend aucun dogme, ni celui des anarchistes, ni celui du pouvoir dominant. Manchette a fait de ce polar une œuvre littéraire à part entière, désengagée, mais impliquée. Il a mis la forme du polar au service d’un regard sur le monde (France Culture, 2023) grâce à son travail stylistique. L’engagement et le désengagement seraient donc les deux côtés d’une même médaille, interchangeables. Paradoxalement, le désengagement ne signifie donc pas une absence d’engagement, mais un refus d’idéologie, une volonté d’ouverture sur de multiples possibles, une intention de chercher de nouvelles voies de résolution pour une nouvelle révolution. Il n’est jamais question de morale, ce n’est pas le bien ou le mal, c’est bien au-delà : « Il s’agit de trouver des moyens de s’opposer non seulement aux ennemis contre-révolutionnaires, mais aussi de construire un mouvement révolutionnant toute la vie » (Dolto, 2023, f.227).
[1] Francs-Tireurs et Partisans français, supporters de la guérilla urbaine et de l’action immédiate.
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