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De la légende à l’horreur
La nouvelle « Lokis » de Prosper Mérimée et ses implications folkloriques
Sophie Archambault
2025-05-23

Grand passionné de linguistique, Mérimée, en plus d’être l’un des auteurs de littérature fantastique les plus connus du XIXe siècle en France, est également l’un des premiers traducteurs du russe au français. À son époque, la Lituanie est intégrée à l’Empire russe, ce qui mène l’écrivain à s’intéresser de plus près aux traditions de ce territoire. Il développe un attachement au dialecte de la région de la Samogitie ‒ la langue jomaïtique vulgairement appelée le jmoude ‒, puisqu’il se rapprocherait beaucoup du sanscrit, renvoyant de ce fait à des vestiges d’une époque lointaine, voire, pour reprendre les mots de Nicole Belmont, à l’un des « premiers modes d’expression de l’humanité [1] ». À cette passion de la langue samogitienne se joint de fil en aiguille une curiosité de nature folklorique « à l’égard des religions païennes et des vieux mythes » lituaniens, ce qui l’incite « à se renseigner sur les croyances anciennes [de] [ce] dernier territoire d’Europe à avoir été christianisé. [2] » La nouvelle « Lokis », publiée initialement en 1869 dans la Revue des Deux Mondes sous le titre « Le Manuscrit du professeur Wittembach », met d’ailleurs en lumière les intérêts folkloriques de l’écrivain concernant la Lituanie. Si ce texte relate le voyage d’un philologue, le professeur Wittembach, en Lituanie afin de mener à bien la rédaction de l’Évangile de saint Matthieu en samogitien, le philologue doit avant tout procéder à la récolte de matériaux folkloriques qui lui permettraient d’étudier la langue lituanienne. Il a l’intention de

recueillir tous les monuments linguistiques imprimés ou manuscrits en langue jmoude qu[‘il] pourrai[t] [s]e procurer, sans négliger, bien entendu, les poésies populaires, daïnos, les récits ou légendes, pasakos, qui [lui] fourniraient des documents pour un vocabulaire jomaïtique, travail qui devait nécessairement précéder celui de la traduction. [3]

Wittembach séjourne au château du comte Michel Szémioth, un noble lituanien possédant une bibliothèque où le professeur peut s’adonner à ses recherches. Toutefois, c’est en côtoyant le comte Szémioth que le professeur se confronte directement au folklore qu’il cherche tant à étudier. Celui-ci prend cependant une tournure horrifique. Le comte semble en effet être l’incarnation d’une ancienne légende lituanienne selon laquelle l’existence d’êtres issus du viol d’une femme par un ours serait possible. À travers cette légende, la frontière entre la rationalité scientifique du philologue et le caractère mythique des récits populaires lituaniens s’efface peu à peu, plongeant le narrateur dans un univers totalement fantastique où le folklore lituanien devient le paradigme de l’ambivalence et, ultimement, de l’horreur.

La forêt : point de bascule entre animalité et humanité, entre barbarie et civilisation

Dès l’arrivée du professeur Wittembach au château de Szémioth, il aperçoit de sa fenêtre la mère du comte, que le médecin de la famille qualifie comme étant « folle de peur » (L, p. 8) depuis un incident qui s’est déroulé avant la naissance du comte. Effectivement, la comtesse, deux jours après son mariage, est allée à la chasse dans la forêt avec son mari et a été capturée par un ours. Or, si les conséquences de cet évènement, selon le corps médical, pointent uniquement vers un évident traumatisme de la femme, il nous est impossible d’oublier, comme l’écrit Michel Pastoureau, qu’une

croyance ancienne, dont le Moyen Âge a hérité de différents côtés et que lui-même transmettra à l’époque moderne, fait de l’ours mâle un amateur de jeunes filles et de jeunes femmes. Parfois amoureux ou séducteur, plus souvent voleur et violeur, il les enlève, les conduit dans sa caverne et entretient avec elles un monstrueux commerce charnel donnant parfois naissance à des êtres mi-homme mi-ours. [4]

Dès lors, l’identité du comte se base sur une dualité floue entre l’humain et l’animal, ce dont la comtesse s’est aperçue dès les premiers instants de vie de son fils, suppliant à son mari de « tue[r] la bête. » (L, p. 11) Cette frayeur ne la quittera jamais, ressurgissant avec force lors du mariage de son fils, car elle y réitère avec affolement qu’il faut impérativement empêcher le comte Szémioth de faire à une autre femme ce qu’elle-même a subit des années auparavant : « À l’ours! criait-elle d’une voix aiguë ; à l’ours! des fusils!… Il emporte une femme! tuez-le! Feu! feu! » (L, p. 47) En outre, même le professeur Wittembach remarque de plus en plus chez le comte une « bizarrerie de caractère » (L, p. 6) et une impulsivité combinées à un physique plutôt bestial. Le « feu sombre » (L, p. 37) qui luit de manière menaçante dans ses yeux « trop rapprochés » (L, p. 15) ne fait qu’accentuer la particularité de sa « carrure herculéenne » (L, p. 38) et de ses « bras nerveux couverts d’un duvet noir » (L, p. 38). Le récit semble bien enclin, sans néanmoins ne jamais l’affirmer, à prêter au comte Szémioth une nature double ; celle, légendaire, à mi-chemin entre l’homme et l’ours.

Cette bestialité que les personnages semblent déceler dans l’être du comte se dévoile plus clairement lorsque Szémioth et le professeur entreprennent d’aller se balader en forêt, car, comme l’écrit Isabelle Percebois, « ce lieu mystérieux marque la frontière d’un monde secret et originel [5] ». En ce sens, la forêt offre aux deux hommes la possibilité d’évoluer dans un univers où se superposent plusieurs temporalités : celle du présent, matérialisée par la présence même du comte et du professeur, et celle d’un passé plus ancien, qui semble pointer vers les origines de l’humanité. La présence de mammouths, de vieux monuments où « des sacrifices humains auraient été célébrés autrefois » (L, p. 24) et d’une vieille femme anonyme accompagnée de son serpent Pirkun – nom slave associé au dieu païen Jupiter – fait ultimement de la forêt un espace achronique où les différentes temporalités s’accumulent. La forêt est ainsi représentée comme un lieu hors du temps, car elle échappe à la distinction claire entre passé et présent. Dans un tel espace, les différentes époques coexistent simultanément, créant une sorte de fusion des temporalités.

Or, si, dans la forêt, les différents temps s’unissent, le légendaire, associé au passé, se confond lui aussi avec le temps du récit, permettant la survivance d’un certain folklore lituanien [6] à travers la diégèse. À cet effet, la forêt de « Lokis » se présente parfaitement comme un lieu « révélant certaines dimensions cachées du temps et de la conscience [7] », ce qui permet au comte de se connecter entièrement à sa dualité animale/humaine. Effectivement, en déambulant dans ce territoire sylvestre, il renoue avec sa propre histoire, une histoire qui surpasse le temps linéaire, et qui plonge ses racines dans une légende lointaine.

À cet effet, les deux hommes, en se promenant en forêt, rencontrent une vieille femme paysanne qui, par les pouvoirs magiques qu’on peut lui deviner, détecte que le comte travestit sa véritable nature et appartient plutôt au monde sylvestre qu’au monde de la noblesse : «  Les bêtes ont perdu leur roi. Noble, le lion est mort ; les bêtes vont élire un autre roi. […] Tu seras leur roi […] ; tu es grand, tu es fort, tu as griffes et dents… » (L, p. 25) Si le professeur Wittenbach ne fait que pressentir cette part bestiale qui habite le comte Szémioth, la vieille femme de la forêt, par sa clairvoyance, voit et déclare véritablement l’animalité qui réside en lui. La légende lituanienne qui concerne Szémioth et qui expliquerait son impulsivité, son agressivité et son physique ursin témoigne du fait que « les forêts [ont] des liens génétiques et symboliques avec la mémoire, les coutumes [8] ». La forêt est la gardienne du folklore lituanien, où il se réactualise constamment. En ce sens, l’espace sylvestre, dans cette nouvelle, se présente comme le lieu par excellence de certaines « survivances archaïques à l’époque moderne [9] », où les croyances folkloriques associées au passé ‒ dans ce cas-ci, la légende de l’ours violeur – sont réanimées par la présence du comte pour servir l’économie narrative associée à l’horreur folklorique qui se met tranquillement en place.

Si la persistance de croyances et de mœurs anciennes en Lituanie est l’une des raisons de la venue de Wittembach sur ce territoire, la paysannerie, qui détient ce folklore et qui est rencontrée également lors de la promenade en forêt à laquelle s’adonnent les deux hommes, revêt bien vite une connotation péjorative pour le professeur. Le folklore auquel il est confronté, plutôt que de montrer, comme l’écrit Roger D. Abrahams, « les populations rurales […] en tant que détritus vivants d’un passé plus pur[10] », rapproche de plus en plus ces « paysans grossiers » (L, p. 46), et plus largement les traditions jomaïtiques, de la barbarie. Le philologue critique de manière absolue et souvent négative cet « échantillon de couleur locale » (L, p. 26), qu’il regarde visiblement, selon les mots de Michèle Simonsen, comme « des marques d’analphabétisme, de superstitions païennes, ou de vulgarité » appartenant à « une paysannerie nationale mais encore foncièrement barbare[11] » qui n’a rien de civilisationnel. La forêt, associée dès lors à ce barbarisme folklorique, est donc un symbole de cette sauvagerie. Si le comte est, au début de la nouvelle, le représentant de l’univers de la noblesse, des lettres et de la culture lituanienne, son passage dans cette forêt perçue « comme l’envers de la civilisation[12] » l’ensauvage progressivement en le faisant basculer lentement mais sûrement de l’homme à l’ours, de l’humain au barbare, de la culture à la nature.

 En effet, la forêt de « Lokis », en tant qu’espace hostile duquel, comme nous l’apprend le comte, « personne n'[a] sondé les profondeurs, personne n’a [atteint] le centre […], excepté, bien entendu, MM. les poètes et les sorciers » (L, p. 23), se dévoile comme un lieu d’épreuves à traverser. Éviter de perdre son chemin, de se noyer dans les eaux marécageuses, ou même de se retrouver nez à nez avec un animal dangereux ‒  l’histoire de la comtesse en témoigne  ‒ semble être courant dans cette forêt lituanienne. L’espace sylvestre se présente à cet effet comme un lieu et un temps d’épreuve qui, par l’apprentissage particulier qu’il exige, « impose la rencontre de l’altérité, du contraire : du détour par la sauvagerie et la marge non cultivée.[13] » En effet, en traversant la forêt pour renouer avec le folklore qui façonne son existence, le comte Szémioth vit une expérience de l’altérité, se confrontant à sa nature sauvage, qui est à la fois animale et barbare, et ce jusqu’à la réaffirmer.

Après l’épisode de la forêt, Szémioth et le philologue sont invités à souper chez une jeune femme de laquelle le comte s’est épris, Ioulka. Le professeur Wittenbach raconte alors son voyage en Uruguay où il s’est égaré trois jours sans nourriture ni eau, si bien que, pour survivre, il a dû saigner son cheval et boire son sang. À la suite de l’évocation de l’ingestion de ce liquide corporel, le comte montre alors les signes d’une obsession pour la chair blanche et surtout le sang de sa promise, allant jusqu’à rêver de la dévorer :

Je regardai le comte. Il avait les yeux fermés, tout son corps frémissait, et de ses lèvres entr’ouvertes s’échappaient quelques mots à peine articulés.

 – Bien fraîche !… bien blanche !… Le professeur ne sait ce qu’il dit… Le cheval ne vaut rien… Quel morceau friand !… (L, p. 40)

Le sang devient ainsi, au fil de la nouvelle, l’objet central du désir du comte, témoignant ainsi de la nature sauvage qui l’envahit de plus en plus à la suite de son passage dans la forêt. En reprenant les mots d’Isabelle Percebois, nous pouvons affirmer que la forêt est donc bien « le lieu de la révélation où […] l’animalité et les pulsions prennent corps.[14] » Szémioth va même jusqu’à demander au professeur, en blague, si « le sang qui est sous [la] peau [d’Ioulka] [lui semble] meilleur que celui d’un cheval ». (L, p. 42) Cette fascination pour le sang humain, surtout féminin, ne fait que renforcer l’ensauvagement du comte en renvoyant à une dichotomie fondamentale de l’esprit humain qui s’exprime dans plusieurs systèmes de vision du monde, soit le cru et le cuit. Selon Claude Lévi-Strauss, l’« opposition du cuit et du cru » recoupe celle de « la culture et de la nature[15] », car, dans l’alimentation, le cuit renvoie à ce qui a été transformé par l’intervention humaine, notamment par le feu, le matériau par excellence de la civilisation. Le cru, quant à lui, fait écho à l’état naturel et à la brutalité primitive de la prédation, et dans le cas du comte, renvoie directement au désir ardent de goûter le sang de Ioulka, une pulsion qui se concrétise dans cette scène où Szémioth rêve de dévorer sa promise : « il se mit à mordre à belles dents le coussin où posait sa tête, et, en même temps, il poussa une sorte de rugissement si fort qu’il se réveilla. » (L, p. 40) Ici, le récit ne fait en aucun cas « oublier […] la brutalité du rapport mangeur/ mangé[16] » : au contraire, celle-ci est mise en lumière pour figurer l’intensification du barbarisme sauvage du comte.

            Ce glissement identitaire de l’homme à la bête, qui se dévoile aussi à travers les couples civilisation/barbarisme et culture/nature, fait tomber de plus en plus la nouvelle dans l’horreur folklorique. En effet, le folklore dont est issu le comte Szémioth fait croître une horreur narrative qui « naît d’un groupe spécifique de personnes [la paysannerie] dont la culture est incompatible avec les modes d’existence normatifs du monde moderne.[17] » L’ours qui s’éveille en Szémioth se fait la figure de proue d’un certain primitivisme, d’un folklore lointain, d’un retour total à la nature qui ne peut que transgresser les principes et les lois de la civilisation moderne : la religion païenne et les lointains sacrifices humains dont nous prenons connaissance lors de la scène de la forêt sont ultimement présentés comme des composantes d’une culture barbare, culture qui alimente les comportements et les pulsions sauvages du comte. Si, comme l’écrit Georges Bataille, « l’interdit et la transgression répondent à […] deux [émotions] contradictoires : l’interdit rejette, mais la fascination introduit la transgression[18]  », c’est l’attrait entièrement pulsionnel ‒ bestial, sauvage – du comte pour le sang qui le fait transgresser l’ordre moral et social tout en le faisant ultimement basculer de son statut d’homme de lettres et de culture à celui de bête barbare et sauvage.

Le retour à la lignée ursine

            La sauvagerie de Szémioth culmine évidemment dans l’acte final de la nouvelle, soit la nuit de noces du comte et d’Ioulka, qui se conclut par le meurtre de cette dernière dans un bain de sang. En effet, le lendemain matin du mariage, la jeune femme est retrouvée « étendue morte sur son lit, la figure horriblement lacérée, la gorge ouverte, inondée de sang. Le comte avait disparu, et personne depuis n’a eu de ses nouvelles. » (L, p. 50) On remarque finalement que, ce qui a tué Ioulka n’est pas une lame, mais bien une morsure.

Alors que, jusqu’à cette scène, le récit se range du côté du fantastique de l’indétermination, c’est-à-dire d’un fantastique qui « met en place des stratégies narratives chargées d’ambiguïté[19] » pour faire douter le lectorat de la véritable identité du comte Szémioth, l’assassinat d’Ioulka est véritablement narré sous l’angle de la monstration. En ce sens, plutôt que d’évoquer le trépas de la nouvelle mariée, la narration expose complètement le corps ensanglanté de la jeune femme pour conclure vraisemblablement à l’animalité de l’homme, donnant l’occasion au récit de convoquer le gore[20] où domine, comme l’écrit Jean-Philippe Mochon « le refus de la suggestion[21] ». En exposant ainsi explicitement les sévices exercés sur Ioulka, le récit confronte le lecteur à la représentation brute de la mort, qui était auparavant toujours suggérée ou rapportée par des histoires racontées. De ce fait, « cette mise à nu […] de la mort nous oblige à contempler l’interdit[22] », à voir ce qui est normalement relégué au hors-champ diégétique. Cette scène est donc non seulement transgressive dans la logique du récit, qui se base majoritairement sur l’esthétique de l’indétermination fantastique, mais accompagne et accentue également la transgression sociale et morale commise par le comte qui commet un meurtre.

Plus encore, ce passage du fantastique au gore au sein de la nouvelle met surtout en lumière « une dichotomie entre le noble et le populaire, le bon et le mauvais, le moral et l’immoral[23] ». En effet, le fantastique, en œuvrant dans la suggestion, fait une représentation acceptable de l’inacceptable, alors que le gore, quant à lui, plonge dans l’irreprésentable. Ce glissement générique va d’ailleurs de pair avec le glissement identitaire du comte qui, en se laissant dominer par ses pulsions animales qui réclament le sang de Ioulka, devient lui aussi de plus en plus immoral. Comme l’écrit Jean Decottignies, c’est « la barbarie samogitique que fait ressurgir ce geste meurtrier, renouant avec les sacrifices humains, apparemment abolis[24] » et symbolisant finalement la victoire de l’ours sur l’homme.

Loin d’être un épisode narratif isolé dans la diégèse, ce meurtre semble entretenir un parallèle avec l’attaque de la comtesse par un ours violeur. Alors que l’agression de la comtesse fait voir symboliquement « la défloration comme une agression, une mise à mort de la virginité[25] », le meurtre de la Ioulka remplace, quant à elle, le sang de la sexualité par le sang de la mort. Dans les deux scènes, Éros est effectivement lié à Thanatos. Au début du récit, l’ours tue symboliquement la comtesse par le biais d’une entreprise qui se veut créatrice, soit l’accouplement. En contrepartie, le comte, en assassinant Ioulka, embrasse pleinement son barbarisme et se réfugie dans la forêt, ce qui le conduit « à un regressus à l’animalité, c’est-à-dire, bien sûr, un regressus ad uterum[26] », un retour à cette fameuse « matrice » (L, p. 23) sylvestre de laquelle il est issu. Le sang, omniprésent dans cette nouvelle, devient donc le fil conducteur qui relie la défloration symbolique de la comtesse à l’assassinat d’Ioulka en évoquant à la fois la reproduction et la dégénération, rappelant que ces deux dimensions sont inséparables dans l’univers de « Lokis ». En effet, alors que la comtesse crée la vie en donnant naissance à son fils, c’est sa santé mentale qui se dégénère et elle devient alors « folle de peur » (L, p. 10). D’un autre côté, en tuant la Ioulka, Szémioth reproduit la situation initiale du récit, et enclenche donc une véritable dé-génération alors qu’il se reconnecte à ses origines ursines.

À cet effet, par l’assassinat de la nouvelle mariée, le comte réaffirme sa filiation avec son père ursin, voire, dans une certaine mesure, venge sa mort. Il réactualise de ce fait ses origines, effectuant un retour à ces dernières alors qu’il s’éclipse dans la forêt où l’ours a rencontré charnellement la comtesse. Ainsi, par cette réintégration à cette légende lituanienne, la temporalité dans laquelle s’inscrit le comte change elle aussi de registre. Alors que, en tant que membre savant de la noblesse et de la société civilisée, il vivait dans un temps linéaire et historique, le geste meurtrier qu’il commet et qui le rapporte à la forêt, « la grande matrice, la grande fabrique des êtres » (L, p. 23), le sort de cette temporalité pour mieux enclencher un retour dans un passé légendaire, celui du folklore auquel il appartient. En ce sens, le comte intègre entièrement la culture folklorique de la Lituanie, car, comme l’écrit Mircea Eliade, l’homme « des sociétés “ primitives ” est par excellence un homme paralysé par le mythe de l’éternel retour[27] », un homme qui s’ancre dans un temps cyclique où l’histoire ne progresse plus, mais se répète indéfiniment. Effectivement, si son père a tué symboliquement sa mère en la violant, lui reprend ce narratif en assassinant à son tour une femme lors de sa nuit de noces, la Ioulka, témoignant du fait que l’ours est condamné, dans l’imaginaire folklorique, lorsqu’il est confronté à la sexualité, à représenter « l’image même de la colère incontrôlée, de la violence aveugle et du désir brutal[28] ».

Par le meurtre, le comte renoue donc définitivement avec ses origines ursines légendaires, abandonnant toute tentative d’intégration à la société. Si le mariage, dans « Lokis », devait être pour Szémioth l’acte ultime de civilisation, marquant son intégration à la cosmogonie des humains, ce rituel se transforme pourtant en une tragédie qui figure le rejet définitif du comte de cet ordre. En tuant Ioulka, Szémioth détruit également l’idée même d’un lien futur entre lui et la civilisation. Comme l’écrit Viviane Payette,

la nuit de noces occupe une place spéciale: c’est à ce moment, du moins au XIXe siècle, que les mariés consommaient leur mariage, le rendant ainsi officiel. Seul dans son intimité, le couple est séparé de la société, voire du monde entier, puisqu’enfermé dans la chambre nuptiale. […] Cette nuit de noces devient un temps liminaire, où les jeunes mariés se reforment en fonction de leur nouvelle vie de couple. Mais cette transformation ne pourra pas prendre place chez le comte et sa femme.[29]

L’horreur, dans « Lokis », atteint donc, à la fin du récit, son point culminant, car la sauvagerie du comte ne peut que difficilement être comprise ou voire même tout simplement envisagée par le rationalisme des cultures modernes. Elle semble seulement pouvoir s’expliquer par une pensée qui s’articule sur une croyance ancienne : la légende. Cette situation est caractéristique de l’horreur folklorique, car, comme l’écrit Jeffrey A. Tolbert, dans ce genre narratif, « même si nous disposons de la science, il existe toujours une part d’inexpliqué, et on se demande si les peuples primitifs l’avaient peut-être compris dans une certaine mesure. Et maintenant nous l’avons oublié.[30] » Ce basculement final symbolise non seulement la défaite de la rationalité face à l’irrationnel, mais encore plus fortement la survivance inattendue d’une mémoire archaïque qui, tapie dans les recoins les plus reculés de la Samogitie, continue d’établir un lien concret entre le présent narratif et des stades beaucoup plus anciens de l’humanité.

***

Le folklore qui prend, dans la nouvelle « Lokis », le visage d’une ancienne légende rendant possible l’existence d’êtres à mi-chemin entre l’humain et l’ours est bien le moteur narratif de ce récit. À cet effet, c’est la promenade en forêt du professeur Wittenbach et du comte qui permet d’entrer en contact avec la culture folklorique lituanienne. Ce lieu sylvestre, où les différentes temporalités se superposent jusqu’à créer une atmosphère achronique, semble éveiller non seulement les pulsions animales de Szémioth, mais aussi sa barbarie primitive, défiant alors, durant le reste du récit, les codes de la civilisation alors que le comte développe une obsession pour le sang. Le meurtre qui survient à la fin du récit constitue le point culminant de cette régression à l’animal et au barbarisme. Par l’assassinat de la nouvelle mariée, le comte ne se contente pas de commettre un acte de violence graphique qui contraste avec le reste du récit ‒ qui œuvrait davantage dans la suggestion et l’évocation – ; il transgresse véritablement l’ordre social et moral établi, se rangeant ainsi du côté de l’animalité plutôt que de la société. À travers ce geste, il affirme non seulement son héritage folklorique, mais il fait aussi un retour définitif à ses racines primitives, puisqu’il réactualise la violence légendaire de l’ours.

Mérimée écrivait, à propos de cette nouvelle, qu’elle « n’est pas destinée au respectable public[31] ». Effectivement, cela est surtout dû au fait qu’il explore, dans « Lokis », une forme d’horreur liée au folklore, où la frontière entre l’homme et l’animal s’effondre, révélant une sauvagerie pure. Cette approche soulève une question philosophique essentielle : le récit doit-il être pris de manière littérale, comme une simple manifestation d’une créature mi-homme mi-ours, ou doit-on y voir une réflexion symbolique plus profonde sur la nature humaine? Peut-être ne s’agit-il pas seulement de montrer l’homme devenu une bête, mais de réfléchir à la condition humaine elle-même. Le comte Szémioth pourrait, en ce sens, parfaitement incarner une métaphore des pulsions qui animent l’être humain, et qui peuvent ressurgir à tout moment, notamment lorsque les repères sociaux et moraux vacillent.


[1] Nicole Belmont, Paroles païennes : mythe et folklore : des frères Grimm à P. Saintyves, Imago, Paris, 1986, p. 46.

[2] Thierry Laurent, « Mérimée et la Lituanie », Darbai ir Dienos, vol. 55, 2011, p. 176.

[3] Prosper Mérimé, Lokis : Nouvelle fantastique, Suisse, Presses inverses, 2023, p. 4. Désormais, les références à cette nouvelle seront placées entre parenthèses dans le texte.

[4] Michel Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007, p. 102.

[5] Isabelle Percebois, « Du conte merveilleux au conte fantastique : la forêt dans “ Lokis ” de Mérimé », Otrante, no 27-28, automne 2010, p. 119.

[6] Les sacrifices mentionnés par le comte et la présence de la dame qui s’apparente à une « Circé lithuanienne » (L, p. 26) font véritablement offices de résidus culturels d’un autre temps, qui, par leur simple présence, relient les personnages à un certain folklore toujours vivant dans cet espace qu’est la forêt.

[7] Robert Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 2010, p. 10.

[8] Robert Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, op. cit., p. 242.

[9] Antonio Dominguez Leiva, Éric Falardeau et Sylvie Vartian, « Folk horror », Pop en stock [balado], no 87, 2023.

[10] Roger D. Abrahams, « Phantoms of Romantic Nationalism in Folkloristics », Journal of American Folklore, vol. 106, no 419, 1993, p. 10, traduction libre.

[11] Michèle Simonsen, « Nature et culture dans “ Lokis ” de Mérimée », Littérature, n°23, 1976, p. 84.

[12] Rachel Bouvet, Stéphanie Posthumus, Jean-Pascal Bilodeau et Noémie Dubé, Entre les feuilles. Explorations de l’imaginaire botanique contemporain, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2024, p. 223.

[13] P. Vidal-Naquet, « Du sauvage au cultivé : le passage de l’adolescence en Grèce ancienne », Raison présente, Enfance et Civilisation, n° 59, 1981, p. 15.

[14] Isabelle Percebois, « Du conte merveilleux au conte fantastique : la forêt dans “ Lokis ” de Mérimé », loc. cit., p. 117.

[15] Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Librairie Plon, 1964, p. 341.

[16] Michèle Simonsen, « Nature et culture dans “ Lokis ” de Mérimée », loc. cit., p. 87.

[17] Jeffrey A. Tolbert, « The Frightening Folk An Introduction to the Folkloresque in Horror », dans Folk Horror. New Global Pathways, Cardiff, University of Wales Press, 2023, p. 35, traduction libre.

[18]  Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Union générale d’éditions, 1965, p. 75-76.

[19] Timothée Picard, « Indicible et fantastique », Acta fabula, vol. 10, no 6, 2009, p. 1. [En ligne] https://www.fabula.org/acta/document5085.php# (Page consultée le 6 décembre 2024).

[20] Éric Falardeau écrit qu’« il n’existe pas de barème permettant de calculer à quel moment la quantité de sang versé ferait basculer un [récit] dans le gore » (Éric Falardeau, Le corps souillé. Gore, pornographie et fluides corporels, Montréal, L’instant même, 2019, p. 21), nous permettant alors de voir cette scène comme relevant de ce sous-genre de l’horreur.

[21] Jean-Philippe Mochon, Le bel effet gore. Autopsie d’une collection, Paris, Fleuve Noir, 1988, p. 27.

[22] Éric Falardeau, Le corps souillé. Gore, pornographie et fluides corporels, op. cit., p. 30.

[23] Éric Falardeau, Le corps souillé. Gore, pornographie et fluides corporels, op. cit., p. 30.

[24] Jean Decottignies, « “Lokis”: fantastique et dissimulation », Revue d’Histoire littéraire de la France, no 1, Janvier-Février, 1971, p. 27.

[25] Jean-Paul Roux, Le sang. Mythes, symboles et réalités, Paris, Fayard, 1988, p. 114, je souligne.

[26] Jacques Annequin, « À propos des ourseries… Lokis de P. Mérimée », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 17, n°2, 1991, p. 181.

[27] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957, p. 57.

[28] Michel Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 102.

[29] Viviane Payette, « Ces rites qui dérapent : les rites de passage dans la littérature fantastique (Villiers de L’Isle-Adam, Gautier, Mérimée) », Mémoire, Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires, f. 58.

[30] Jeffrey A. Tolbert,« The Frightening Folk An Introduction to the Folkloresque in Horror », dans Folk Horror. New Global Pathways, op. cit., p. 36, traduction libre.

[31] Lettre de Mérimée à Gobineau datant du 29 novembre 1868, reprise dans Thierry Laurent, « Mérimée et la Lituanie », Darbai ir Dienos, loc. cit., p. 177.

Bibliographie

Corpus étudié

 

Mérimée, Prosper, Lokis : Nouvelle fantastique, Suisse, Presses inverses, 2023, 55 p.

 

Articles critiques sur le corpus

 

Annequin, Jacques, « À propos des ourseries… Lokis de P. Mérimée », Dialogues d’histoire       ancienne, vol. 17, n°2, 1991, p. 175-181.

Decottignies, Jean, « “Lokis”: fantastique et dissimulation », Revue d’Histoire littéraire de la     France, no 1, Janvier-Février, 1971, p. 19-29.

Laurent, Thierry, « Mérimée et la Lituanie », Darbai ir Dienos, vol. 55, 2011, p. 173-181.

Payette, Viviane, « Ces rites qui dérapent : les rites de passage dans la littérature fantastique      (Villiers de L’Isle-Adam, Gautier, Mérimée) », Mémoire, Université du Québec à       Montréal, Département d’études littéraires, 124 f.

Percebois, Isabelle, « Du conte merveilleux au conte fantastique : la forêt dans “ Lokis ” de       Mérimé », Otrante, no 27-28, automne 2010, p. 113-120.

Simonsen, Michèle, « Nature et culture dans “ Lokis ” de Mérimée », Littérature, n°23, 1976,    p. 84.

 

Autres sources

 

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Belmont, Nicole, Paroles païennes : mythe et folklore : des frères Grimm à P. Saintyves, Imago,           Paris, 1986, 176 p.

Bouvet, Rachel, Stéphanie Posthumus, Jean-Pascal Bilodeau et Noémie Dubé, Entre les feuilles.             Explorations de l’imaginaire botanique contemporain, Québec, Presses de l’Université du             Québec, 2024, 332 p.

Dominguez Leiva, Antonio, Éric Falardeau et Sylvie Vartian, « Folk horror », Pop en stock       [balado], no 87, 2023.

Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957, 135 p.

 

Falardeau, Éric, Le corps souillé. Gore, pornographie et fluides corporels, Montréal, L’instant même, 2019, 147 p.

Harrison, Robert, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 2010, 395 p.

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Mochon, Jean-Philippe, Le bel effet gore. Autopsie d’une collection, Paris, Fleuve Noir, 1988,    153 p.

Pastoureau, Michel, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007, 415 p.

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Roux, Jean-Paul, Le sang. Mythes, symboles et réalités, Paris, Fayard, 1988, 405 p.

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Pour citer

Archambault, Sophie (2025). « De la légende à l’horreur ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/de-la-legende-a-lhorreur], consulté le 2025-06-24.