Frank Miller ne semblait pas dissimuler son enthousiasme dans ce témoignage formulé en l’an 2000. Sa pensée amorce, treize ans plus tard, l’introduction du massif ouvrage rouge et noir rééditant sa collaboration avec Klaus Janson autour du «fearless man» de Marvel, Daredevil. Ce travail débutait en 1979; et les arguments de l’artiste font encore écho alors que le vigilant gardien de New York depuis son fief de Hell’s Kitchen vient tout juste de reparaître sur nos écrans par le biais de la série télévisée originale Netflix, dans une atmosphère qui transmet plus que jamais cette recherche de «spooky crime comics». Ce retour n’apparaissait guère comme une évidence, tant le film de 2003 avait fâché une grande partie des spectateurs et de la critique. Il n’est pourtant pas anodin de relire aujourd’hui les propos de Frank Miller. Le temps a passé depuis que Ben Affleck a enfilé le costume; et Charlie Cox vient de prendre le relais dans une toute autre version. D’une part, cette envie affirmée par l’artiste de travailler le personnage lui permet d’en rappeler les sources originelles. Daredevil est d’abord un héros de comics books qui à l’instant même où Bill Everett le représentait pour la première fois en 1964 était déjà identifié par un étourdissant mouvement et une virevolte incessante dans les hauteurs de New York. D’autre part, ce justicier possède une particularité qui suscitait l’intérêt de Frank Miller autant qu’elle pouvait intriguer les premiers lecteurs. Daredevil et son alter-ego Matt Murdock sont non-voyants. Il est intéressant par ailleurs de constater que le personnage de Marvel possédait son homonyme durant l’âge d’or des comics books, chez Lev Glessen Publications. En septembre 1940, Jack Binder contait les aventures d’un premier Daredevil qui, pour quelques numéros, était défini par un traumatisme d’enfance qui le réduisait au mutisme dès qu’il ne portait pas son costume. Si les deux personnages sont sans conteste très différents l’un de l’autre, le super-héros de Marvel s’inscrit dans la filiation de la contrainte, du handicap physique.
On comprend sans peine ce qui intriguait Frank Miller dans cette perspective: Daredevil présente depuis ses tous débuts un état particulier de la perception visuelle – celui de la cécité – sur un support précisément voué au visuel et au spectaculaire. Il faut rappeler que l’infirmité de Matt Murdock ne ressemble à nulle autre. Aspergé d’étranges substances chimiques qui lui ôtèrent la vue, Murdock a développé très jeune une acuité démultipliée de ses autres sens et a été doué d’un sens présenté habituellement comme «un sens radar» qui lui permettrait d’appréhender son environnement avec une redoutable précision. Bien entendu, dans les vastes univers super-héroïques, Daredevil n’est pas le seul à pouvoir compter sur des sens aiguisés, et l’on peut prendre pour exemple son comparse Spider-Man qui peut user d’un indispensable «spider-sens» lui permettant d’identifier les dangers alentour quelques secondes avant qu’ils ne surviennent.
Toutefois, Daredevil demeure un personnage très particulier dans cet imaginaire de la sensorialité des super-héros. La représentation de son infirmité et la façon dont il l’emploie dans sa quête de justice supposent un code graphique – donc visuel – permanent. On retiendra en particulier le regroupement de cases dans sa première aventure, qui zoomait sur chaque élément du visage et du toucher de Matt Murdock tandis que la narration décrivait les merveilles sensorielles qu’il était désormais capable d’accomplir. En outre, le «sens radar» se trouve souvent représenté dans les comics par une onde concentrique emplissant la case, assez similaire à l’imagerie du sonar des navires.
Or, il n’est pas nécessairement plus aisé de représenter ce champ de la perception sensorielle dans un média audiovisuel; tout au moins cela suppose d’autres choix que chaque incarnation de Daredevil doit assumer. En outre, un personnage aveugle, de surcroît super-héroïque, dont la construction découle en permanence de son état, véhicule nécessairement une fiction de la cécité et un certain nombre de croyances sur la perception des personnes non-voyantes. Daredevil questionne ainsi directement nos intuitions sur la manière dont un handicap sensoriel peut être compensé.
Cette étude propose de considérer deux représentations audiovisuelles de Daredevil, celle du film de Mark Steven Johnson en 2003 et la toute nouvelle adaptation de Netflix en 2015, réalisée par Drew Goddard et Steven S. DeKnight. On se penchera sur les effets visuels employés pour représenter l’environnement et la perception si particulière de notre super-héros. Nous aurons ainsi l’occasion de souligner la saisissante continuité de ces effets chez d’autres super-héros portés à l’écran, quand la thématique de la vision prend une place importante dans la narration. On en viendra enfin à confronter les croyances intuitives véhiculées par le personnage de Dardevil et certaines expériences de substitution sensorielle chez des personnes non-voyantes.
Le long-métrage de Mark Steven Johnson est baigné par la pénombre. Néanmoins le noir n’est pas la seule couleur à dominer cette lecture de Daredevil. Les ténèbres que côtoie le spectateur sont celles d’un non-voyant, mais également – et surtout – celles liées à une forte symbolique judéo-chrétienne à laquelle les comics ont progressivement, mais inéluctablement fait référence, tout particulièrement sous l’impulsion du travail de Frank Miller. Dès le premier plan, l’idée du regard est mise en place et perdura durant tout le film. Daredevil est montré épuisé, regard tourné vers le bas, les bras enlacés autour d’une croix sous les yeux d’un ange de pierre. Nombreux seront par la suite les plans suggérant que le justicier de Hell’s Kitchen est sans cesse observé de façon omnisciente, divine. La caméra s’attardera par exemple sur les yeux d’une icône dans un vitrail, ou bien Daredevil se trouvera encadré de deux visages de pierre lorsqu’il se perchera sur une corniche pour lancer un assaut. Le regard constitue un pivot de la narration, à tel point que le récit peut peiner à démêler la symbolique divine de la biologie hyper-sensorielle qui demeure l’essence des capacités de ce super-héros. L’un des choix les plus complexes à poser dans ce cas est sans doute celui de l’effet retenu pour la représentation. Les métaphores de «justice aveugle» sont évidentes tant l’iconographie spirituelle et la quête de justice perpétuelle, depuis les plaidoiries de l’avocat Murdock jusqu’aux actions punitives en costume, sont rappelées au spectateur. Le récit se donne de surcroît pour ambitieuse mission de décrire les perceptions hors du commun d’un petit garçon accidenté.
Or, c’est la couleur bleue qui intervient ici. Le film en vient au moment de l’accident du jeune Matt, qui se réveille en sursaut dans une chambre d’hôpital, les yeux bandés. Ce détail est important, car la représentation de la vue et de ses organes, au sens biologique cette fois, fait elle aussi l’objet d’un choix. Quand il ne porte pas de lunettes noires, le Murdock adulte de cette version a les pupilles voilées et troubles. En revanche le petit garçon qui s’éveille dans sa chambre est en période de soins, un bandage protège ses yeux blessés et il est dans l’impossibilité de comprendre où il se trouve. Sa panique atteint son comble quand il découvre que ses oreilles elles aussi ne paraissent plus fonctionnelles. L’enfant éprouve en fait des sensations auditives démultipliées, très perturbantes: le sérum qui s’écoule dans la perfusion paraît être un torrent déchaîné, les pas dans le couloir sont une mitraille et la circulation urbaine devient insoutenable… On peut noter que la scène qui semblait dédiée aux sons va progressivement se déplacer vers le visuel. Car voici qu’un monde bleu fait son apparition: une radiographie de l’environnement apparaît au petit Matt désemparé. Les pieds qui s’affairent dans le couloir, les chariots poussés vers les chambres, les éclats de voix, les voitures de la rue… tout prend littéralement forme dans cette onde bleue parsemée de blanc.
Tout laisse à penser que ces images sont un procédé qui donne accès à la représentation imagée interne que l’enfant se construit de son environnement à partir de ce qu’il entend. Il va rapidement être prêt à cheminer dans ce bleu, qui permettra ainsi de représenter le «sens radar» du héros. Cette scène est construite pour restituer au spectateur les images du futur Daredevil. Pour les besoins audiovisuels du spectateur, il faut que les yeux de Matt Murdock conservent une fonction graphique, et ce visuel accompagne l’auditif à tel point qu’il lui est substitué à l’écran. On retrouve cette idée plus tard dans sa profession d’avocat, quand il utilise son ouïe pour percevoir les battements cardiaques d’un témoin et déterminer d’éventuels mensonges: le cœur se trouve alors radiographié à l’écran pour permettre au spectateur de mieux visualiser ce que Daredevil perçoit par son hyperacuité auditive et témoigner de la concentration auditive du personnage1.
Ainsi au fur et à mesure que lui parviennent les sons amplifiés, l’enfant angoissé les identifie (des pas, des voix, des moteurs…) et les associe à des images, qui sont présentées à l’écran au sein de vagues bleues. Le spectateur peut imaginer un regard capable de traverser les murs, car ce n’est que par l’entremise de cet effet qu’il prend conscience de la distance que peut désormais couvrir la perception auditive accrue du jeune héros. Le film considère d’ailleurs très brièvement l’idée qu’en grandissant, le garçon aveugle aura besoin de s’immerger régulièrement dans un caisson insonorisé pour reposer ses sens mis à rude épreuve par le monde extérieur.
Plus tard, d’autres habiletés de Matt Murdock seront évoquées. Il lit le braille par son toucher; ses plaidoiries sont aussi en braille et son associé Foggy Nelson sera à un moment bien en peine de défendre leur client en se fiant aux seuls documents de son collègue absent. Il est capable de repérer une faible odeur d’ammoniac sur une scène de crime2. Dans de tels moments, le bleu n’intervint pas et on notera qu’il est surtout présent dans les scènes de Daredevil bien plus que dans celles de Murdock. Ce fait laisse supposer que seul le «sens radar» fait l’objet d’une réelle représentation graphique, qui a pour but d’illustrer les images que Daredevil est capable de se représenter pour assurer ses déplacements. Le raisonnement se maintient lorsque Murdock narre lui-même en voix off le développement de ses capacités. Sur un toit, il frappe de sa canne une gouttière. Le champ bleu reconstitue le schéma de l’objet au fur et à mesure que Matt en écoute la vibration, ce qui lui permettrait d’identifier le chemin pour descendre du toit. Il se repère de la même façon sous le masque de Daredevil quand il traque un policier renégat dans les couloirs du métro.
En revanche l’usage du bleu dans les scènes de pluie est problématique, car la symbolique tente de se mêler aux super-sens. Matt rencontre la femme aimée, Elektra. Quand la jeune femme est sous la pluie, le «radar» bleu reconstitue parfaitement son visage, mais de plus il nimbe de lumière cette figure, sans que cette surbrillance ne soit justifiée. Il en va de même lorsque le justicier se retrouve face au Kingpin, grand ennemi du film, et qu’un détecteur de fumée expose également le visage de l’ennemi à cette soudaine luminosité. La couleur bleue ne sert plus que la narration et sa codification. Elektra brille en tant que femme aimée et magnifique pour le héros, et son grand adversaire est littéralement sorti des ténèbres pour que la justice de Daredevil puisse œuvrer au nom du Bien.
Dans une autre scène, le super-héros tente de stopper Bullseye, un tireur à la précision inégalée, qui s’est emparé de la canne du justicier pour commettre un meurtre. Il va chercher à récupérer sa canne en vol avant qu’elle n’atteigne sa cible, mais la moto de Bullseye abandonnée sur le côté explose à ce moment. L’explosion propage alors une onde de choc qui va brouiller la perception de Daredevil et l’empêcher de saisir l’objet. La représentation dans cette séquence pose question: le bruit soudain et puissant aurait pu l’agenouiller de douleur, car il est plus que n’importe qui sensible au bruit. On notera néanmoins que les coups de feu ne le déstabilisent pas. Pourtant, dans le cas particulier du bruit produit par une explosion aussi proche, sa résilience surprend. À cela s’ajoute le fait que quelques scènes plus tôt, sa poursuite dans le métro aurait pu le conduire à une fin tragique précisément pour cette raison. En rattrapant son adversaire, Daredevil parvenait à le tenir en respect jusqu’au passage soudain du métro. À cet instant, l’audition hypersensible du super-héros ne peut soutenir le bruit démultiplié de la machine, ce qui permet à l’ennemi de reprendre l’avantage pour un instant. On pourrait se demander pourquoi le justicier n’a pas pu percevoir à distance l’arrivée de ce métro et s’y préparer. Peut-être son discours à l’adresse du bandit monopolisait-il toute son attention? Mais cela tient plus probablement à la nécessité narrative et symbolique de voir le héros en danger.
Tout laisse supposer dans le film que depuis l’enfant à l’hôpital jusqu’au caisson d’isolation, Daredevil a besoin d’avoir un environnement sonore contrôlé, régulé. Frank Miller avait par ailleurs donné dans les comics une idée très proche de ce phénomène. Dans le récit Overkill (Miller & Janson, 1982), Daredevil souffre des suites d’une exposition aux radiations. Tous les bruits, y compris les voix humaines, lui sont insoutenables et il est souvent représenté agenouillé et les mains plaquées sur les oreilles. Cette gêne sera présente sur plusieurs épisodes, mais son hyperacousie n’est pas constante. Elle survient aux pires moments sans que le héros ne puisse déterminer le signe avant-coureur des crises. Dans la scène du film, la vibration de l’explosion s’étend dans le champ bleu de telle sorte que l’image de la canne se trouve démultipliée à l’écran, rendant le spectateur ─comme Daredevil─ incapable de s’extraire des reflets. Cette scène ne concerne pas seulement l’incapacité du personnage à récupérer sa canne, mais vise clairement à démontrer la douleur de l’échec dans la tentative de sauver une victime qui n’est autre que le père d’Elektra. C’est d’ailleurs à la suite de ce meurtre qu’elle décidera de devenir une guerrière vengeresse destinée à détruire Daredevil.
Ce que nous révèlent ces extraits que nous venons de relater est la présence d’une conception intuitive de la compensation de la cécité. Il est en effet couramment supposé à propos des personnes aveugles qu’elles compensent habituellement ce handicap sensoriel par de meilleures perceptions dans d’autres modalités sensorielles, comme la modalité auditive ou la modalité tactile. C’est bien ce qui nous est proposé aussi avec le personnage de Dardevil qui, devenu aveugle, se réveille avec une hyperacuité auditive ou capable de lire un journal rien qu’en passant les doigts dessus.
Mais les recherches scientifiques —ou contre-intuitives (à la Bachelard, 1970, dans «La formation de l’Esprit scientifique»)— menées chez des aveugles de naissance nous apprennent que ces compensations n’existent en réalité pas. Ce qui peut être résumé par l’affirmation de Dulin et Martins (2006, p. 160) à propos des effets cognitifs de la cécité: «La théorie des compensations sensorielles, assez répandue chez les non-spécialistes, se voit, ainsi, invalidée, les capacités de localisation spatiale tactile, auditive et olfactive n’étant pas améliorées par la durée de cécité» en renvoyant aux travaux d’Yvette Hatwell (2003). Concernant plus spécifiquement la perception auditive, il ne semble pas y avoir de meilleures performances chez les sujets aveugles, de naissance ou tardifs, par rapport aux voyants. Ainsi dans une revue de question sur le sujet, Troille rappelle les travaux de Starlinger & Niemeyer (1981) concernant la discrimination de certains paramètres auditifs et en conclut: «Ces tests n’ont pas dévoilé une perception spécifique plus fine chez les sujets aveugles de la durée, de l’intensité ou de la fréquence des sons, ni une plus grande sensibilité aux intensités sonores supraliminaires» (Troille, 2009, p. 96).
Ce qui est en revanche parfaitement bien rendu dans Dardevil est l’existence d’une capacité bien réelle des aveugles —y compris chez les aveugles de naissance— à pouvoir se créer des images mentales du monde (Dulin et Martins, 2006). Quant aux devenus-aveugles ─qui ont donc eu des expériences perceptives visuelles, mais aussi multisensorielles (visuo-auditive, visuo-haptique, auditivo-haptique…) préalablement à leur cécité─, ils peuvent bien évidemment s’appuyer sur ces expériences préalables pour se représenter le monde (de la même façon qu’un devenu-sourd implanté cochléaire peut s’appuyer sur ses connaissances acquises lors de la pratique antérieure de la parole, sans devoir tout apprendre lors de l’activation de l’implant). Dardevil a eu cette expérience visuelle préalable et il lui est ainsi beaucoup plus aisé d’imaginer mentalement l’espace et les personnages qui peuplent cet espace, à partir des sensations transmises par son hyperacuité auditive —qui est bien elle hors-du-commun. Il faut clairement différencier cette capacité d’imagerie mentale à partir d’une hyperacuité auditive, de ce qui serait un véritable «sens radar» comparable au sonar comme peuvent l’utiliser les dauphins ou les chauves-souris pour faire de l’écholocalisation. Rappelons en effet que ces animaux, pour localiser leurs prédateurs et leurs proies, émettent un signal et en écoutent l’écho (c’est ainsi que fonctionne aussi un sonar dit actif). Or, à aucun moment, Dardevil, ni dans les comics ni dans les films, n’est montré en train d’émettre avec son appareil vocal le moindre son pour en récupérer l’écho et localiser, voire identifier, les objets3.
Le film s’attarde particulièrement sur la mise en images de ce «sens radar» de Daredevil — pour nous donc plutôt une capacité d’imagerie mentale— et tire tout le spectacle possible de cette capacité. Le spectateur prend d’ailleurs un plaisir bien compréhensible à entrer en complicité et dans l’intime du regard du super-héros derrière son masque. On constatera par la suite que la série télévisée de 2015 accorde bien moins de place à la représentation d’un super-sens, dans une perspective plus «réaliste», et choisit d’autres procédés de mise en images.
Mais il n’est sans doute pas inutile pour notre propos de considérer un autre personnage des comics, qui aurait pu développer un «sens radar», en l’occurrence Batman. À la fin du film The Dark Knight (Nolan, 2008), Batman doit combattre les hommes de main du Joker dans un immeuble au milieu d’une prise d’otages. Le champ bleu va reparaître dans des circonstances particulières, car la mission du héros est double: il doit combattre les ennemis et empêcher les forces de l’ordre d’ouvrir le feu sur les otages que le Joker a pris soin de grimer comme ses propres hommes. Pour agir efficacement, Batman doit donc avoir parfaitement connaissance de son environnement, mais aussi du nombre exact et de la localisation des bandits et des policiers. En d’autres termes, Batman doit se repérer dans un lieu sombre et périlleux. C’est ainsi que le justicier allume ses yeux. Des diodes lumineuses s’éclairent sur son masque et le monde devient étonnamment semblable à celui de Daredevil: une vague de bleu parsemée de cette radiographie blanche des corps humains. Néanmoins si l’effet cinématographique est apparenté, il faut constater que Batman appréhende son environnement d’une manière non biologique. Sa vision nocturne est en effet le fait d’une haute technologie qui constitue l’équipement du héros. On peut aussi souligner que les oreilles du masque lui sont tout à fait inutiles.
Pourtant Batman aurait pu disposer d’un système de perception comparable à celui des chauves-souris. Certaines espèces de chauve-souris peuvent avoir recours à l’écholocalisation. Lazzaro Spallanzani avait en 1790 l’intuition que ces mammifères pouvaient se repérer dans l’espace même privés de vision. Elles se déplaçaient sans encombre quand leurs yeux étaient obstrués. Spallanzani ne put comprendre avec les moyens dont il disposait à l’époque quel était le procédé précis de leurs déplacements. C’est en revanche la machine de Donald Griffin qui permit de montrer plus efficacement en 1930 les tenants de cette localisation par leurs propres productions vocales dont les chauves-souris récupèrent l’écho pour se mouvoir dans l’espace. Marie-Christine de La Souchère (2013) relate les expériences de Spallanzani et leurs continuations par Griffin dans son article «Du sixième sens des chauves-souris» et rappelle comment le travail de Spallanzani s’est précisément heurté aux schémas intuitifs de son époque, en la personne de Cuvier, qui ne restait attentif qu’au toucher des chiroptères dont il affirmait qu’il expliquait leur perception.
Insistons sur le fait qu’à ce jour, dans aucun comics ni film, Batman ─ comme Dardevil ─ ne sont pourvus d’un système d’écholocalisation comparable à celui des chauves-souris. Il bénéficie simplement d’une vision augmentée qui lui permet de radiographier les corps et de voir des squelettes fluorescents au travers des murs4. Ainsi les deux super-héros qui auraient pu être dotés d’un «sens radar» —Daredevil parce qu’il est aveugle et Batman parce qu’il incarne une chauve-souris— échouent à l’être: comment pouvons-nous expliquer cette impossibilité à bien penser ce qu’est le «sens radar»? Sans doute parce que cette capacité particulière des chauves-souris reste au fond assez mystérieuse à l’homme commun qui a bien du mal à imaginer ce sens qui ne correspond à rien dans sa biologie humaine, en dépit d’un accès possible aux connaissances contre-intuitives sur la biologie des chauves-souris ou des dauphins.
Quelle expérience tangible faudrait-il alors à un auteur de comics pour qu’il puisse spontanément imaginer un sens radar biologique pour un super-héros? On peut se demander s’il ne faudrait pas que cet auteur puisse faire lui-même l’expérience intime —que nous qualifierons de sur-intuitive— de l’écholocalisation humaine (ou au moins qu’un proche, l’ayant vécue lui-même, la lui rapporte de manière suffisamment convaincante). Et c’est un fait bien avéré que l’être humain peut avoir recours à l’écholocalisation: c’est le cas en particulier de certains aveugles qui peuvent apprendre à repérer des objets et se déplacer par ce moyen. De quoi s’agit-il?
Le procédé d’écholocalisation humaine repose sur la production de clics, au moyen d’un mouvement particulier de la langue dans la région du palais: après avoir créé une cavité par deux points d’occlusion (par exemple avec la pointe et le dos de la langue), une dépression est réalisée au sein de cette cavité par un mouvement rapide de la langue; lorsque l’air est libéré brusquement, la différence de pressions génère le clic. Les échos de ces sons se répercutent sur les objets environnant le non-voyant et lui reviennent aux oreilles. Il est ainsi en mesure de se déplacer et d’obtenir certaines informations sur ces objets, telles que la taille ou la distance. Un des cas les plus célèbres est celui de Tom De Witte, atteint d’un glaucome, qui a développé son aptitude en suivant les méthodes de Daniel Kish, basées sur ce clic palatal5. Les études sur le sujet étaient jusqu’à présent dédiées aux seuls comportements et déplacements des individus concernés (pour un revue de question, cf. Stoffregen et Pittenger, 1995). Depuis peu, des chercheurs s’intéressent à l’architecture neurale entrant en jeu au cours de l’exercice de l’écholocalisation naturelle. C’est le cas de Thaler et al. (2011) qui ont étudié les corrélats neuraux, soient les aires cérébrales impliquées dans cette habileté chez deux aveugles experts de cette technique, l’un aveugle de naissance (early blind) et le second devenu aveugle plus tardivement (late blind). Les deux participants retenus (âgés de 43 et 27 ans) utilisaient quotidiennement l’écholocalisation, aussi bien dans leurs déplacements en ville que pour la pratique d’activités sportives. Tous deux étaient capables d’identifier par écholocalisation la forme, le mouvement et la localisation d’objets avec une grande précision. Notons que par ailleurs ils ont tous deux des scores dans la normale ─donc pas supérieurs─ aux tests auditifs et de localisation de source. Thaler et al. aboutissent à un résultat parfaitement contre-intuitif: ce n’est pas le cortex auditif qui se trouve prioritairement sollicité par l’écholocalisation chez les aveugles, mais bien celui de la vision:
Here we show that two blind individuals can use echolocation to determine the shape, motion and location of objects with great accuracy, even when only listening passively to echolocation sounds that were recorded earlier. When these recordings were presented during fMRI scanning, we found that ‘visual’ cortex was strongly activated in one early blind participant (EB) and to a lesser degree in one late blind participant (LB). Most remarkably, the comparison of brain activity during sounds that contained echoes with brain activity during control sounds that did not contain echoes revealed echo related activity in calcarine, but not auditory cortex. (Thaler, 8)
Pour que les résultats de cette expérience soient exploitables, compte tenu des contraintes liées à l’imagerie par résonance magnétique (les mouvements de la tête et de la bouche devant être par exemple minimisés), les chercheurs ont eu recours à un environnement contrôlé et ont employé des stimuli auditifs préalablement enregistrés, contenant ou non des échos. Thaler et collègues ont alors établi une comparaison des aires cérébrales activées chez les deux personnes aveugles et deux autres personnes voyantes qui, elles, ne pratiquaient pas l’écholocalisation. Les deux experts de l’écholocalisation se sont révélés capables de déterminer avec une grande précision la position des objets alentour à partir des échos répercutés sur leur surface. La précision de l’aveugle de naissance s’est révélée légèrement supérieure à celle de l’aveugle plus tardif. L’usage quotidien ou soutenu de cette pratique atteste donc bien d’une amélioration de la localisation spatiale et de compétences accrues. Par ailleurs, si les praticiens de l’écholocalisation ont pu distinguer les objets en mouvement des objets inertes, les voyants non entraînés à cette pratique ont mentionné qu’ils ne pouvaient pas établir une distinction à l’écoute des enregistrements et n’ont pu identifier les objets. En ce qui concerne les aires activées, le résultat principal est l’augmentation de l’activité dans le cortex visuel (au niveau de la scissure calcarine) présente chez les deux aveugles, et qui ne se retrouve pas chez les participants voyants non praticiens de l’écholocalisation. Les chercheurs ont donc pu déduire que les structures responsables du traitement des informations visuelles chez les voyants étaient celles répondant aux échos chez les non-voyants pratiquant l’écholocalisation.
Dans le cas d’une fiction telle que celle de Daredevil, qui concerne bien un non-voyant, mais qui méconnaît évidemment ces avancées de recherches de 2011, rien ne permet d’affirmer que Matt Murdock maîtrise un procédé qui se rapprocherait d’une écholocalisation naturelle. Néanmoins, son histoire admet, même naïvement, une nécessité d’adaptation pour un individu qui aurait perdu la vue dès l’âge de neuf ans, autrement dit, un aveugle tardif. Cet entraînement à évoluer dans son environnement urbain immédiat est mentionné et commenté par la voix de Matt Murdock dans le film. Il s’y attarde pourtant assez peu, ne soulignant qu’un ensemble de perceptions accrues. En outre, comme nous l’avons mentionné, Daredevil est un personnage très mouvant dont la concentration est sans cesse rappelée. Les combats narrés par le film en font un personnage qui cherche toujours sa posture sur les toits et la façon dont il doit tomber pour être efficace. C’est en fait de sa capacité à perturber l’attention et à brouiller les repères dans l’environnement de ses adversaires que dépendra l’issue des batailles. Il demeure capable d’exploiter à son profit une imagerie mentale des alentours.
Par ailleurs, contrairement à d’autres super-héros qui marquent clairement une séparation entre leur mission et leur vie civile, la cécité est un état permanent chez ce personnage. Daredevil doit sans cesse compter sur ses capacités sensorielles accrues pour ne pas indiquer son infirmité à ses ennemis. Matt Murdock doit au contraire maintenir l’idée d’une cécité dans sa vie civile pour ne pas éveiller les soupçons. Précisément, il doit contenter les attentes –les intuitions– de son entourage au sujet de son état. Partant du principe que la construction du justicier est très progressive, l’actuelle série télévisée porte une grande attention au quotidien de Matt Murdok. La série présente un non voyant particulier et questionne ce sujet, avec plus de patience que ne semblait le faire la trop courte narration du film de 2003.
À SUIVRE: Daredevil à l’écran: redéfinitions contemporaines d’un imaginaire de la cécité (2)
L’auteur tient a remercier la Région Rhône-Alpes pour l’obtention de la bourse CMIRA explora Doc ayant permis l’élaboration de cet article.
1. Cette compétence pour détecter les mensonges est d’ailleurs un prétexte, dans ce film comme dans certains comics, pour souligner certaines limites des sens de Daredevil. Le policier qui témoigne à la barre parjure et profère donc un mensonge, trompant l’audition du justicier qui ne perçoit aucune modification du rythme cardiaque. Il s’avère que ce menteur a dans la poitrine un pacemaker. Cela confirme que l’audition de Daredevil s’est avérée insuffisante à constater la présence de l’appareil.
2. Dans une autre scène lors d’un repas, Foggy vexé par une dispute tente de le piéger en dirigeant son choix vers la moutarde plutôt que vers le sucre, ce qui aurait pu donner lieu à une mise à l’épreuve cruelle de son sens du goût. Pourtant Matt profite d’une inattention de son associé pour intervertir les tasses. Il est assez probable que Matt ait parfaitement connaissance des plaisanteries de son collègue lors de leurs disputes. Rien ne permet vraiment d’affirmer que les sens aiguisés de l’avocat soient intervenus ici.
3. Dans un article tout récent de la revue Pour la Science (2015), Roland Lehoucq, astrophysicien, et Jean-Sébastien Steyer, paléontologue, associent bel et bien l’hyperacuité auditive de Dardevil à une imagerie mentale. Ils évoquent l’écholocalisation des chauve-souris et des dauphins, sans noter que Dardevil n’est jamais émetteur d’ultrasons comme ces animaux. Il n’est toujours pas possible en l’état actuel des productions fictionnelles du super-héros de rapprocher ses compétences d’une écholocation animale.
4. Le procédé profite par ailleurs d’une continuité sur les supports vidéo-ludiques. Le gameplay des jeux vidéo actuels de Batman tire en partie sa force du fait que le joueur peut employer cette radiographie des lieux pour prendre l’avantage sur les adversaires. En outre, s’il est un super-héros qui s’identifie en grande partie par ses prouesses visuelles et auditives, c’est bien Superman. Il voit au travers des murs et entend à des kilomètres, mais selon une méthode encore différente: sa biologie est fabuleuse, car il est extraterrestre.
5. Les réseaux sociaux offrent plusieurs vidéos présentant le travail de Daniel Kish. On peut prendre en exemple un court reportage mis en ligne en juillet 2013: https://www.youtube.com/watch?v=A8lztr1tu4o
Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Bibliothèque Philosophique J. Virin, 1970.
Collignon Olivier & De Volder Anne G., «Further evidence that congenitally blind participants react faster to auditory and tactile spatial targets», pp. 287-293 dans Canadian Journal of Experimental Psychology, n°63, 2009.
de La Souchère Marie-Christine, «Du sixième sens des chauves-souris», pp. 92-94 dans La Recherche, n°476, juin 2013.
Dulin David et Martins Daniel, «Expérience tactile et capacités d’imagerie mentale des aveugles congénitaux», pp. 159-172 dans Bulletin de psychologie, n°482, 2006/2.
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Lehoucq Roland et Steyer Jean-Sébastien , «L’ouïe superfine de Superman», pp. 84-85, dans Pour la Science, n°452, juin 2015.
Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.
Miller Frank et Janson Klaus, «Daredevil #177, Where Angels Fear To Tread», 1981, pp. 376-397 dans Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.
Miller Frank et Janson Klaus, «Daredevil #187, Overkill», 1982, pp. 622-645 dans Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.
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Troille Emilie, De la perception audiovisuelle des flux oraux-faciaux en parole, à la perception des flux manuo-faciaux en Langue Française Parlée Complétée. Adultes et enfants: entendant aveugles ou sourds, thèse de doctorat en Sciences du langage, 2009, Université Stendhal Grenoble 3.
Goddard Drew et DeKnight S. Steven, Marvel’s Daredevil, 13 épisodes, 2015, Marvel Television, ABC Studios, DeKnight Prods., Goddard Textiles.
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