Comme tant d’autres ambivalences qui articulent notre iconosphère néobaroque, nous oscillons entre cuniculophilie (pour preuve la catégorie «bunnies» de cuteoverload.com) et cuniculophobie, l’amour et la crainte, toutes deux démesurées, de tout ce qui est lapinesque.
Bien qu’il puisse a priori sembler anecdotique, le trope du lapin qui fait peur est étonnamment présent dans notre culture, au point d’avoir sa propre entrée dans la bible de la thématologie pop qu’est tvtropes.org. “Twisting the easily-recognized and almost universally-beloved form of the rabbit into something terrifying is a common type of subverted cuteness, because we all have the expectation of rabbits as sweet and innocent. Sometimes this is done by making the rabbit carnivorous or otherwise extremely dangerous, but just making it look or act scary is enough to have it fall into this trope. Also, anything that plays the rabbit for horror falls in this trope, which means that stuffed animals and people in costumes all apply”
Négatif hégélien de la kitschification de l’espèce, le lapin phobique est avant tout une figure de l’inversion, renversement du culte contemporain de la “cuteness” animalière par le biais de l’abjection horrifique.
C’est ainsi que l’emblème sacrificiel de la fête de Pâques tourne à l’horreur dans « Hopping Down the Bunny Trail » (Unexpected, 202, sept. 1980). Nouvelle dialectique du maître et de l’esclave, le Easter Bunny s’en prend aux petits humains voraces qui ont dévoré tant de ses semblables: “For years you kids have been biting into chocolate easter bunnies! Well, turnabout is fair play! I can’t control my thirst for revenge any more!” C’est donc au tour des petits angelots d’être enduits de chocolat et dévorés, en commençant, symptomatiquement par leur décapitation.
Cette inversion a de fait un caractère féral, jouant sur l’ambivalence de cet animal qui est à la fois domestique et sauvage (voire redoutable antagoniste de l’homme1), comestible et NAC («nouveau animal de compagnie», selon la terminologie avancée par le vétérinaire lyonnais, Michel Bellangeon en 1984). Sous la forme fantastique de «l’inquiétante étrangeté» se dit ici la possibilité d’un ensauvagement de nos victimes animales que notre mauvaise conscience nous fait fétichiser sous la forme «cutifiée» du pet. On serait là face à un avatar dégradé de la logique anthropologique qui présida, selon les théories de Walter Burkert (1983), à la formation du complexe sacrificiel pour exorciser la culpabilité de la mise à mort cynégétique.
La revanche de la mascotte sera par la suite un cliché, métamorphose anxiogène du familier en «unheimlich» pur. Le lapin Trix y aura recours, après s’être vu systématiquement dérober tous ses chocolats par des générations d’enfants (au cri castrateur de: «Trix are for Kids!»). Projection de la pure frustration enfantine, la mascotte se voit ainsi investie d’un grand potentiel d’agressivité…
C’est de cette topique de l’inversion férale que témoigne le détournement monstrueux de la figure familière du lapin dans le chapeau du magicien, tel qu’illustré par la version cinématographique de The Twilight Zone. Le succès de cette scène choc qui joue sur la mécanique de l’attente lui valut d’être reprise dans la série mega-seller des Goosegumps ou encore dans Peter Rottentail
Cette inversion vengeresse et férale préside aussi, à travers la topique science-fictionnelle de la mutation, à l’œuvre charnière de la cuniculophobie, Les Rongeurs de l’apocalypse (The Night of the Lupus, W. F. Claxton, 1972). Fidèle aux tropes qui président au sous-genre du film catastrophe d’agressions animalières, c’est l’hybris humaine dans sa volonté d’asservissement de la Nature qui déclenche une réaction monstrueuse et punitive de celle-ci. Suite à une prolifération nuisible de lapins, des scientifiques mettent au point une hormone censée refréner leurs pulsions sexuelles, ce qui a pour conséquence de les transformer en de terribles prédateurs carnivores qui prennent l’Arizona d’assaut. Librement adapté de la désopilante satire politique de Russell Brandon The Year of the Angry Rabbit, la fable est formatée en pure cautionary tale écologique selon le principe du «syndrome de Frankenstein» si vivace dans le revival du cinéma catastrophe des années de la crise pétrolière.
Film de culte de par l’incongruité de ses monstres (des simples lapins filmés au ralenti détruisant des maquettes) et l’oxymore même qu’ils incarnent (les lapins terrifiants), Les Rongeurs inaugurent une longue série de films psychotroniques qui s’en réclament, jusqu’au récent Kottentail (Tony Urban, 2004) où deux activistes libèrent un lapin d’un laboratoire pharmaceutique qui ira mordre un fermier (le Hans Kottentail qui donne son nom à l’opus), lequel deviendra un homme lapin on ne peut plus agressif et cannibale.
Beaucoup plus poussés dans leur symbolique écologiste, les classiques de la dystopie animalière que sont Watership Down (Richard Adams, publié l’année même des Rongeurs de l’apocalypse) et son adaptation filmique homonyme (Martin Rosen, 1978) opposent admirablement la beauté des léporidés (et nul spectateur ne peut oublier le ballet psychopompe final au son de l’élégiaque «Bright Eyes» de Art Garfunkel) et leur inquiétante étrangeté, incarnée par le tyrannique et psychopathe Général Woundwort, hypostase de la personnalité autoritaire dénoncée par l’école de Frankfort et les mouvements contestataires qui s’en inspirèrent.
Que ce soit sous la forme science-fictionnelle ou gothique, les lapins monstrueux et féraux constituent bel et bien un retour du refoulé, signe d’une «inquiétante étrangeté» qui nous fascine et nous répugne. L’on sait comment, selon la topique freudienne, le refoulement d’une représentation laisse libre un affect qui se transforme en angoisse, de sorte que le mécanisme du retour du refoulé (qu’il soit traumatique ou non) qui caractérise le unheimlich se voit chargé de celle-là.
Ce retour du refoulé nous renvoie (ce serait le propre de l’art, notamment fantastique) à un des stades antérieurs de notre psychisme, dans le cas du lapin phobique à l’ambivalence de l’amour et de la haine que le nourrisson expérimente au stade sadique-oral de la libido. D’où la hantise d’être dévorés (voire, moyennant le stade oedipien, castrés) par ces gentils petits lapins que l’on aime tant (fussent-ils des tendres «snugglebunnies» ou des excitantes «bunny girls», lapinisation symptomatique de nos objets de désir).
D’où ces étonnants lapins arborant des couteaux menaçants. C’est là aussi sans doute le sens profond du Lapin Tueur de Monty Python Sacré Graal. Figure au premier abord d’un monstre purement ironique, de par sa petitesse et son air de banale innocence qui font rire les chevaliers de la Table Ronde, il pourrait bien cacher, comme tant de créatures de l’univers arthurien, une «senefiance» plus symbolique.
Ironiquement cette figure transgressive a été à son tour «nounoursifiée» dans toute une série de produits dérivés de la nouvelle «monstruo-cuteness».
L’anti-social Wunny Sharbit de la série Spliced est un bon exemple de projection de ces angoisses paranoïdes qui, au sens de Melanie Klein, s’ancrent dans notre ambivalence psychique. Il ne peut concevoir les Autres (fussent-ils ses plus proches amis) que comme nourriture, et il est doté d’une bouche en tronçonneuse qui est une véritable vagina dentata castratrice.
D’où aussi la vampirisation de la figure dans Bunnicula, l’un des plus étonnants lapins à croc de notre iconosphère. Ce lapin aux traits vampiriques doit son nom au fait que la famille Monroe l’a trouvé abandonné dans une salle de cinéma où l’on projetait précisément un film de Dracula. À cause de son apparence, il va être soupçonné par les autres animaux domestiques de la maisonnée (et notamment le suspicieux chat Chester) d’être une vraie créature vampirique, bien que l’on ne sache jamais, dans cette série destinée aux enfants, quelle est la véritable nature de la sympathique bête.
Le succès étonnant de la série en dit long sur notre tolérance sans bornes à l’égard de tout ce qui est lagomorphe. Au milieu des quantités de références qu’un google image «bunnicula» livre à l’érudit léporidéen, notons ces figurines sympathiques (au prix modeste de 180$) qui témoignent de l’engouement pour la créature ainsi que certaines représentations picturales ou, test ultime, la confrontation avec les équipes fétiches de Twilight.
Investi aussi par cet autre double maléfique qu’est le lycanthrope, le lapin devient menaçant hybride dans l’univers de la «cosiness» domestique britannique sans cesse défamiliarisée de Wallace et Gromit. Le mystère du lapin-garou (Course of the were-rabbit, Nick Park, 2005) reprend de fait la topique frankensteinienne de Night of the Lupus pour la transformer en mécanique slapstick. Pour faire face à une invasion de lapins pendant la préparation de la Grande Fête du Légume à Tottington Hall, l’inventeur Wallace teste une machine (Mind Manipulation-O-Matic) pour dissuader les bêtes de ravager les jardins par l’intermédiaire de l’hypnose. L’expérience est bien évidemment inversée et ce sera Wallace qui sera «possédé» par un vorace appétit lapinesque (en ce qui respecte la manducation, pour le reste l’histoire couvre un pudique voile sur la question) qui le transforme dans le «lapin-garou» qui donne titre à l’oeuvre.
Ces «pacifications» bienveillantes du lapin dévorant (de fait, comme on a vu, le statut menaçant de Bunnicula n’est jamais attesté dans la série, parfaite dénégation freudienne) en font, de fait, un candidat idéal pour cette catégorie oxymorique qui charme l’iconosphère néobaroque, le «cute monster». Réactivant la fusion hugolienne et romantique entre le sublime et le grotesque, le «cute monster» a droit a quantité de pages sur la Toile et devient un « tvtrope » à part entière, au même titre que la «cute monster girl», plus sexualisée ou l’hypertrophie de la «cuteness» animalière qu’est le «ridiculously cute critter».
Le Verfall heidéggerien dans la «cuteness» signe de fait la limite du lapin phobique; il ne peut entièrement perdre sa charge d’agressivité (fut-elle potentielle) sans se diluer dans la pure récupération infantilisante de son image. Pour rester phobique, il doit rester ambivalent.
L’ambivalence des affects que nous projetons sur ces créatures aux longues oreilles est particulièrement frappante dans l’univers déroutant de l’anime et du manga. Une série comme Pet Shop of Horrors est entièrement centrée sur ce mécanisme psychique, allié aux ambiguïtés inhérentes au culte de la cuteness animalière qui régit une Weltanshauung encore marquée par le shintoïsme. De fait le lapin figure dès le premier épisode («Daughter ») comme signe de la transformation de l’amour excessif en disruption phobique.
Deux parents dont la fille, au nom prédestiné (Alice), est morte d’overdose se rendent dans l’étrange Pet shop de Chinatown qui donne titre à la série. Ils y retrouvent un parfait simulacre de leur fille, qui n’est (bien que ni eux ni nous ne pouvions la voir sous sa vraie forme) qu’un lapin («this is not Alice, this is just a rabbit… I must remind you this is just a pet shop”). Comme toute la série qui va suivre, nous sommes basculés dans une sorte de limbe néobaroque où les frontières entre la vie et la mort, l’humain et l’animal, l’humain et le démoniaque, le naturel et le surnaturel, le bien et le mal (voire, dans la figure typiquement Fin-de-Siècle du Maître de l’animalerie, le masculin et le féminin) sont brouillées.
L’hésitation fantastique est donc hypertrophiée: cette «Alice» est-elle une pure projection de l’imaginaire des parents (sur le support d’un lapin que nous ne voyons jamais), une sorte de fantôme (on est proches, par certains traits, de l’obsession nippone pour ces figures de l’entre-deux), voire de transmigration animalière en vertu d’une métempsycose? Toujours est-il que le contrat d’acquisition de «l’animal» est soumis à des clauses sévères qui rappellent les interdits des contes et des légendes (il ne faut, en toutes circonstances, la nourrir que d’eau et légumes).
Et comme dans la tradition folklorique, il y aura transgression et punition. Les parents, ébranlés par leur fille qui implore des sucreries, lui en donnent, la transformant en une sorte de possédée, l’animalisation étant ici substituée par le trope du «manque» toxicomane. En une scène qui relève typiquement de l’esthétique grotesque du «EroGuro», le ventre de cette Alice-lapin explose (min 13) en un enfantement monstrueux qui nous plonge dans l’abjection féminine analysée par Kristeva.
Lorsque l’inspecteur arrive dans le manoir il trouve des milliers d’enfants qui, à la lumière, deviennent des lapins tueurs (16 minutes). Ils ont dévoré les maîtres et ne cessent de naître déchirant les entrailles de leurs géniteurs («rabbits tend to breed» commente, imperturbable, le Maître)… Cette invasion cuniculophobique est, in fine, l’illustration littéralisée d’un moralisme extrême: les parents ont à nouveau tué leur fille par leur indulgence coupable (la sucrerie était l’analogon symbolique de la drogue qu’ils n’osaient lui refuser de son vivant); les lapins dévorant les ventres de l’intérieur incarnent la mise à mort de la mère dont l’amour fut fatal (min 20h30), qu’ils déchiquètent par ailleurs avant de succomber à leur tour, victimes du poison qui coulait dans le sang de Alice (“the poison finally took effect on the rabbit that was Alice»).
L’horreur était donc prétexte au renforcement de la morale traditionnelle, toute de sacrifice et de contrôle de soi, contre la dérive du «momisme» qui débilite le Japon contemporain («It was love that killed Alice»). «Is this a sad or a happy ending, do we really know?” s’interroge cyniquement le Maître avant d’inviter l’inspecteur prendre le thé avec lui, ironisant, tel les hôtes macabres des comic books horrifiques de la E. C., sur son propre appétit pour les sucreries.
Curieusement, l’on retrouvera cette ambivalence et la fusion étrange d’Alice et son lapin directement incarnées dans la réécriture étonnante de Lewis Carroll qu’opère le anime de dark fantasy Pandora hearts. Au milieu d’une complexe cosmogonie comme il est d’usage dans ces univers hybrides et mutants, le Lapin Blanc du récit originel devient une sorte d’envers maléfique, le Lapin Noir Ensanglanté (Blood-stained Black Rabbit) qui est le Doppelgänger inquiétant de l’héroïne, Alice d’un nouveau genre possédée par ses démons.
C’est donc investis du pouvoir anxiogène du retour du refoulé que les lapins peuvent enfin devenir des créatures de l’ultraviolence contemporaine. Pour preuve ce Bunny Kill qui trône à la lisière des hard bodies post-reaganiens, de la pulsion de mort des shoot’em ups vidéoludiques et de l’ironie tarantinienne. Témoignant de l’ambivalence freudienne de nos affects riotgirl367 écrivait il y a 9 moins en commentaire à Bunny Kill 3 “I love when cute things kill“…
Ce paradoxe pervers est au centre de la récupération du lapin dans l’imaginaire tératologique du psychopathe. D’où l’identification de ce Bunnyman à la tronçonneuse (Carl Lindbergh, 2009) qui, contrairement au masque de chair de son modèle archétypal Leatherface, cache ses démons intérieurs sous l’apparence mélancolique du lapin de Pâques. Combinant toute la topique du slasher survival horror établie par Tobe Hopper, le film suit un groupe d’adolescents égarés dans la wilderness américaine et confrontés à la sauvagéité primordiale d’une famille cannibale sur laquelle trône, pater familias ogresque de la Horde freudienne, ce lapin psychopathe. Ce choix iconographique, dans la lignée de la monstrification slasher des figures tutélaires de l’enfance (notamment Santa Claus dans la série des Silent Night), renforce l’aspect régressif de cette fable de la violence pure des origines que l’Amérique aime à se redire sans cesse.
La figure du lapin slasher revient dans Easter Bunny, Kill, Kill! (Chadd Ferrin, 2006), où elle incarne la projection de l’agressivité de la victime sacrificielle Nicholas, enfant handicapé mental régulièrement abusé par son beau-père criminel Remington et ses amis sadiques et pédophiles. L’on touche ici à la bivalence même du genre et de l’affect qui le fonde, le psychopathe étant à la fois victime et agresseur, comme les lapins eux-mêmes de l’imaginaire cuniculophobe.
Mais il existe une autre tradition, plus proche du «fantastique de l’absence» dégagé par Denis Mellier (2000: 29sq) en contraste avec le «fantastique de la présence» incarné par toutes ces créatures surnaturelles ou horrifiques, qui fait du lapin l’emblème parfait de «l’inquiétante étrangeté» freudienne.
C’est le lapin comme énigme angoissante, retour d’on ne sait quel refoulé, que l’on retrouve dans le film de culte Donnie Darko, dont il est devenu l’emblème, éclipsant tous les autres personnages et situations.
Au-delà de «l’explication» intra-diégétique (il s’agit du costume d’Halloween qu’avait endossé Frank la nuit où Donnie l’a tué pour avoir renversé Gretchen avec sa voiture… avant de revenir au passé et d’éviter toute cette séquence d’événements!), ce lapin volontiers monstrueux et mélancolique continue à nous hanter sans qu’on sache même quoi en penser (à commencer par sa qualification morale; l’on ne peut, légitimement, le faire entrer dans la simple catégorie des «evil bunnies»). C’est qu’il synthétise, mais à la fois dépasse, toute une série de traditions, variation sinistre autour de «l’ami imaginaire» dans la célèbre comédie de James Stewart Harvey (H. Koster, 1950), mais aussi du lapin initiatique de Lewis Carroll (réactualisé comme figure psychopompe et psychonaute de la chanson de Jefferson Airplaine jusqu’à The Matrix… “I can do anything I want. And so can you”, dit Fran, tel un gourou chamanique, à son pupille) ou encore du lapin prophétique de Watership Down (dans le director’s cut on retrouve la scène où le roman est discuté en classe).
Contrairement à la simple dialectique de l’ambivalence étudiée jusqu’ici le lapin de Donnie Darko nous plonge dans cette obsession du deuil qu’est la mélancolie freudienne, comme s’il s’agissait de la pure projection de la pulsion de mort du personnage principal (qui par ailleurs nous est présenté comme cliniquement dépressif), James Stewart de l’âge des anxiolytiques et du teenage angst terminal de l’après-grunge (il y a d’ailleurs quelque chose du Kurt Cubain des Last Days de Gus Van Sant dans Donnie).
C’est aussi cette étrangeté mélancolique qu’incarnent les Lapins de David Lynch dans Inland Empire, source et matrice de ce dossier qu’on ne saurait analyser ici en profondeur. Variation cauchemardesque autour du trou du Lapin Blanc, métamorphose bestiale des sitcoms de la société de spectacle (tout en étant un hommage à Mon oncle d’Amérique de Alain Resnais), film dans le film qui brouille de façon typiquement néobaroque les limites de la veille et du rêve, de la fiction et de la vie, il s’agit d’un pur moment d’étrangeté comme seul, après Buñuel, le cinéma de Lynch sait les créer. C’est à plusieurs titres le point d’orgue de la tradition du lapin comme inquiétant retour du refoulé, sans que l’on puisse dire dans quel dispositif psychique on se situe.
Enfin, l’on ne saurait parachever ce panorama de la cuniculophobie contemporaine sans évoquer deux figures exemplaires (et en quelque sorte complémentaires), bien que discrètes, de cette constellation du lapin inquiétant. Elles font toutes deux entrer de plain-pied la figure du lapin dans le domaine de l’abjection féminisée, le retournant à son rang de créature comestible, relevant de la sphère du «cuit» dans une mythologie perverse de régression féminine à la sauvagéité.
Il en va ainsi avec le lapin pourrissant de Répulsion (R. Polanski, 1965), qui fonctionne comme l’emblème même de l’affect désigné par le titre. Comme l’écrit Kim Morgan, «Polanski dresses the film with pertinent details that further exemplify both Carol’s madness and the aching passage of time: Potatoes sprout in the kitchen, meat (rabbit meat, no less) rots on a plate and eventually collects flies, various debris of blood, food and liquids form naturally around Carol”.
Cette abjection qu’incarne le lapin pourrissant rejoint ainsi, selon l’analyse de Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur (1980), l’abjection comme essentialité féminine. Toujours selon Kim Morgan, “Deneuve makes one feel the confusion of a corrupted child: She is an arrested adolescent who, like an anorexic, cannot face her womanliness without visions of perverse opulence and violence. Carol is the personification of sexual mystery — she is what lurks beneath the orgasms of pleasure and pain. What Polanski finds intriguing and revolting is perceptively female, making Repulsion a woman’s picture more than women may want to know, or care to face”
Symptomatiquement David Lynch se souviendra de cette carcasse pourrissante pour signaler l’abjection féminine (notamment dans sa fonction procréatrice et nourricière) dans son premier film, le cultissime Eraserhead (1977). De fait ce cauchemar filmique tourne autour de la radicalisation de cette vision grotesque du nourrisson comme excroissance de la Mère surprotectrice.
Un autre bouillon de lapin va avoir un rôle tout aussi inquiétant que celui de Répulsion, signalant à nouveau la psychose féminine. C’est le ragoût que fait la très hystérique Glen Close avec le petit pet du fils de sa rivale (“Whitey’s GONE!”) dans Fatal Attraction, le film-événement de 1987. Bien que brève cette scène fétiche marqua l’imaginaire collectif de toute une époque, lui valant une place de choix dans le 20 big-time pop culture bunnies, toutes catégories confondues.
L’impact fut tel que le film lança tout un sous-genre de femmes psychotiques (parfois appelé, en hommage au titre du film, «fatal attraction films»), variation féminine autour du slasher (mettant le plus souvent en scène des assassins à la sexualité confuse prenant pour victimes des femmes impuissantes jusqu’à se faire exécuter par la Final Girl triomphale). Son succès en fit une icône sans cesse cité dans la culture populaire (a, b) 2.
Ce succès fut tel que la scène donna nom à un véritable stéréotype social misogyne, désigné par l’expression commune de «bunny boilers» pour stigmatiser les femmes qui s’accrochent indûment à leurs partenaires et se livrent à des excès d’hystérisme.
La liste de lapins qui font peur pourrait encore s’allonger indéfiniment (3). Mais peut-être que le phénomène qui en dit le plus long sur la logique de la cuniculophobie est la généralisation de l’effet panique que le lapin sous sa forme bénigne, totémique et commerciale du Lapin de Pâques, génère sur les petits dans l’iconographie du Web. Toute une page, Sketchy Bunnies, est désormais dévolue à la «memétisation» de ces réactions paniques, créant un effet viral qui irradie le cyberespace.
Sous-tendant ces centaines de réactions paniques se dit, de fait, une autre panique bien plus sérieuse. Et c’est là sans doute le point ultime de la logique de l’inversion qui est au cœur de la figure du lapin phobique telle que nous l’avons analysé jusqu’ici, sa métamorphose en symbole d’une des figures (sinon La figure) du Mal radical postmoral, la menace de la pédophilie.
1. Éric Orsenna décrit avec humour dans L’entreprise des Indes la mésaventure qui arriva à Bartolomé Perestrello, le beau-père de Christophe Colomb, premier gouverneur de Porto Santo, dans l’archipel de Madère. «[…] il partit sans vergogne prendre possession de son royaume. Hélas, Bartolomé Perestrello, effrayé par la terrible perspective de ne se nourrir que de végétaux, en d’autres termes de mourir de faim, avait tenu à emporter de la viande sous forme d’un lapin, plus exactement d’une lapine pleine. Erreur néfaste. À peine ses pattes eurent-elles touché le sol qu’elle mit bas. La portée grandit vite. À Pâques suivantes, frères et soeurs copulaient. À la Pentecôte, nouvelles naissances… Et ainsi de suite. En septembre, la descendance de la première lapine se comptait par dizaines et avait dévoré tout ce qui comptait comme plantes.» (2010: 195-196)
2. Pour un petit florilège de l’iconographie «bunny boiler»: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9… jusqu’à parvenir, enfin, à la vengeance du logomorphe…
Walter Burkert, Homo Necans: The Anthropology of Ancient Greek Sacrificial Ritual and Myth. trans. Peter Bing. Berkeley: University of California. 1983 [1972]
Sigmund Freud, “L’inquiétante étrangeté” (Das Unheimliche) ” dans Essais de psychanalyse appliquée. Paris: Éditions Gallimard, 1971 [1919]
Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980
Denis Mellier, La littérature fantastique, Paris, Seuil, 2000
Éric Orsenna, L’entreprise des Indes, Paris, Stock/Fayard, 2010
Michel Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008
Leiva, Antonio (2012). « Cuniculophobies ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/cuniculophobies-enquete-sur-ces-lapins-qui-font-peur], consulté le 2024-12-11.