La série de Marc Cherry Desperate Housewives, diffusée entre 2004 et 2012, fait plonger les spectateurs dans le monde du fait divers, marqué par une irruption de l’extraordinaire dans l’ordinaire. Dans les premières minutes du premier épisode, la voix off, celle de la narratrice, nous parle d’une journée banale qui va tourner au drame. La narration est en fait post-mortem, prise en charge par un fantôme capable de passer de maison en maison et de nous faire voir au-delà des palissades bien blanches. Bienvenue à Wisteria Lane, banlieue chic et soi-disant paisible, théâtre de meurtres, de vols, de séquestrations, de trahisons. La chaîne généraliste ABC, appartenant au groupe Disney, plutôt porté vers les programmes familiaux, voulait avoir, comme sa concurrente HBO, une série d’envergure [1]. Marc Cherry va imaginer cette impasse, Wisteria Lane, reprenant ainsi le topos de la banlieue américaine aux apparences trompeuses, abondamment exploité dans les fictions étasuniennes dont il s’inspire ouvertement [2]. Accumulant les références, les clins d’œil culturels, les marqueurs de genres, la série peut être caractérisée comme un « patchwork », une œuvre palimpseste, selon la terminologie de Gérard Genette [3], qui revisite le soap opera en le teintant d’humour noir et de satire sociale. À ce titre, Bree Van de Kamp, parfaite ménagère, mais aussi control freak, alcoolique, mère et épouse rigide, sinon frigide, femme en totale maîtrise de ses émotions, mais aussi régulièrement porteuse de lourds secrets et en perdition est la Desperate à laquelle nous allons nous intéresser. Régulièrement au cœur d’intrigues policières, elle se lie inextricablement à la rubrique « fait divers » et à l’une de ses figures emblématiques : la Veuve noire. Personnage énigmatique s’il en est, Bree est entourée par la mort (meurtres, suicides, accidents). Ses intrigues, parmi les plus sombres, font d’elle un personnage terriblement complexe et ambivalent, « palimpseste » lui aussi. Le type criminel de la Veuve noire, qui aurait émergé au xixe siècle désigne une femme qui assassine son ou ses épou(x) et/ou amant(s). Personnage transmédiatique qu’on peut retrouver aussi bien en Une de Paris-Match, dans une pièce de Victor Hugo [4] ou dans l’univers Marvel [5], la Veuve noire est déclinée selon les modalités de la série Desperate Housewives. Son identification permet d’enquêter sur les couches de représentations qui composent le personnage de Bree et une certaine conception de la femme, tout en nous informant sur les pistes fictionnelles qu’emprunte la série, son traitement du fait divers et les ressorts de son humour satirique. Nous postulons ainsi que le stéréotype criminel de la Veuve noire est réinvesti à travers le personnage de Bree, parfois suspecte, parfois complice, « recyclage » du personnage qui permet aussi son détournement et l’investigation, si l’on peut dire, de pistes fictionnelles « rebattues [6] ».
Les années de diffusion de Desperate Housewives voient fleurir sur Internet quantité de tests visant à déterminer « quelle Desperate Housewives vous êtes ». Dans sa banlieue, Marc Cherry installe quatre femmes (une cinquième vient régulièrement les compléter et/ou les concurrencer [7]), qui sont autant de types : Susan la maladroite, Gaby la sensuelle, Lynette la buisness woman contrariée, et bien sûr Bree Van de Kamp, la parfaite femme d’intérieur. Ce système d’archétypes explique aussi le succès de la série, les spectatrices tendant à s’identifier à l’une ou l’autre [8]. Lorsque Bree se voit concurrencée par sa nouvelle voisine, Catherine Mayfer, sur sa tarte au citron « signature », elle déclare : « Chacune d’entre nous a un créneau. Gabrielle est éblouissante, Susan est adorable, Lynette est intelligente, Edie est Edie et moi, je suis la femme d’intérieur, celle qui organise » (S4E12). Bree n’a ici que partiellement conscience de ce qu’elle incarne : son auto-caractérisation comme « organisatrice » est un euphémisme.
De fait, sa première image est celle de la parfaite femme au foyer. Ses habits, des cardigans aux couleurs pastel et son brushing roux figé l’assimilent à celle des années 1950. Cependant, cette image est problématisée dès le premier épisode :
Bree Van de Kamp, who lives next door, brought baskets of muffins she baked from scratch. Bree was known for her cooking. And for making her own clothes. And for doing her own gardening. And for re-upholstering her own furniture. Yes, Bree’s many talents were known throughout the neighborhood. And everyone on Wisteria Lane thought of Bree as the perfect wife and mother. Everyone, that is, except her own family. (Mary-Alice, S1E1)
La figure d’accumulation dans le monologue de la narratrice, Mary Alice, accentuée par l’accumulation des images dans la scène en musique (on note d’ailleurs l’air de jouissance sadique de Bree lorsqu’elle « dépèce » son fauteuil [9]) indique d’emblée une prise de distance critique et ironique : l’énoncé superpose l’opinion commune à propos de Bree (elle est la femme au foyer parfaite) et le regard critique qui détourne humoristiquement le cliché. Ce deuxième point de vue est potentiellement celui de sa famille, mais est aussi celui de Mary-Alice, qui connaît la réalité derrière cette pseudo-perfection. L’énoncé de la narratrice post-mortem est ainsi dialogique[10] et confronte les points de vue : ce type idéal et figé n’est qu’une illusion, ce que confirme tout de suite le passage du point de vue externe (on voit à l’écran Bree faire toutes ses activités) au point de vue omniscient qui révèle les pensées de sa propre famille (exprimé par l’énoncé, mais aussi par l’image, dans la mise au premier plan de Bree avec son sourire figé et ses paniers de muffins, tandis que sa famille est derrière elle et ostensiblement dépitée[11]).
Bree incarne ainsi, du point de vue de sa féminité, plusieurs types à la fois : parfaite ménagère, mais aussi control freak et « femme de glace[12] », ce qui rejoint l’idée d’une frigidité sexuelle. La narration expose visiblement les multiples « couches » qu’il y a en elle : la mère haïe, l’épouse trompée, la veuve trahie … (tout ce qui se cache derrière son sourire figé). La construction du personnage en lui-même en utilise d’autres : la femme en couverture du Housekeeping Monthly[13], mais aussi la suspecte idéale, la Vamp et la Veuve noire. Elle est d’emblée prise dans des contradictions, et c’est elle qui les cache le mieux. Lorsque son mari meurt, elle devient naturellement, aux yeux de la police, la suspecte idéale, passant du statut de veuve à celui de Veuve noire.
Aux types incarnés par les quatre Desperate s’ajoute celui de la cinquième femme de la série, Edie Britt. Cette dernière peut être vue comme un contrepoint du personnage de Bree : « croqueuse d’hommes », sexuellement libérée, travaillant à l’extérieur de chez elle, elle n’hésite pas à afficher ses envies, à montrer son corps et à dire tout ce qu’elle pense. Bree va cependant finir par endosser elle aussi le rôle de la « croqueuse d’homme » dans la dernière saison, lorsque, au fond du désespoir, elle enchaîne les conquêtes d’un soir, replonge dans l’alcool et tente de se suicider. Elle est alors du côté sombre de la sexualité, là où Eddie semble la vivre comme un jeu[14]. D’abord insatisfaite dans son mariage[15], allergique à son nouveau petit ami qui lui provoque des crises d’urticaires lorsqu’il la touche[16], Bree ne découvre la jouissance qu’avec son deuxième mari.
La banlieue comme lieu de perversion dissimulée est un topos. Comme le montre Antonio Dominguez Leiva, dans nombre de productions — comme celle-ci — elle est l’« univers du secret et du voyeurisme » qui permet « toutes les métamorphoses du désir »[17]. Bree cumule une sexualité trouble avec l’apparence la plus parfaite : dans la saison 1, elle s’essaie au masochisme pour satisfaire son mari — lequel entretenait jusqu’alors une relation adultère avec une femme au foyer pratiquant la prostitution en cachette. Par la suite, elle aura une liaison avec l’ex-mari de son amie Susan, entamera une relation avec son entrepreneur, plus jeune et très clairement sexualisé (comme tous les hommes qui ont un métier manuel), et finalement, à la suite de l’échec de ses relations amoureuses et amicales, elle deviendra cette « vamp » que nous évoquions plus tôt. Souvent, ses relations sexuelles se mêlent avec sa maniaquerie ménagère[18]. De plus, Bree est alcoolique, autre lieu commun de la représentation des « torts de la psychè américaine » qui contribue à faire de la banlieue le signe d’un « malaise profond »[19].
Ainsi, Eros et Thanatos se lient dans le personnage de Bree : elle entretient un lien singulier aux armes, au sexe et à la mort et fait preuve vis-à-vis de ces éléments d’un sang-froid exceptionnel : elle tire (à côté, mais l’on peut penser que c’est sciemment tant elle maîtrise l’usage des armes) sur son amant, Georges, venu lui chanter une sérénade[20], et elle déclare, après que Susan évoque l’infidélité de son mari : « This is one of the reason I joinded the NRA. When Rex started going to those medical conferences, I wanted it in the back of his mind that he had a loving wife at home with a loaded Smith&Wesson[21] ». À ce titre, elle est bien tributaire de la représentation d’une certaine forme de sexualité que synthétise le type de la Veuve noire, héritée d’une conception des débuts de la criminologie sur la sexualité des femmes et des criminelles[22]. Bree condense donc, comme la Veuve noire, l’héritage des représentations de « la Femme », dangereuse mais érotisée, froide mais sensuelle. Enfin, la Veuve noire est le plus souvent empoisonneuse.
Bree appartient au monde domestique. C’est le fait de préparer chaque jour les repas de son mari qui va la conduire à être accusée d’empoisonner ce dernier. Après avoir appris par Bree elle-même que Rex était « mortellement allergique » aux oignons, le spectateur retrouve la famille Van de Kamp au restaurant, où Rex annonce son intention de divorcer. En pleine conversation avec une voisine qui l’assaille de questions, Bree met des oignons dans la salade de Rex, qui, après l’avoir mangée, fait une crise aigüe et se retrouve à l’hôpital. Au fil de la saison 1, l’état de santé de Rex se détériore. Son médecin soupçonne alors Bree d’empoisonner ses repas, ce dont Rex finira par être persuadé, ainsi que le commissaire en charge de l’enquête. Elle incarne alors cette figure de la criminelle de l’espace domestique, qui utilise le poison, arme réputée au xixe siècle pour être celle du sexe faible, mais aussi arme privilégiée de la Veuve noire, car presque invisible pour une femme généralement décrite comme avançant masquée[23]. Les figures d’empoisonneuses sont très présentes dans notre culture[24] et particulièrement étudiées en histoire[25], même si associer systématiquement la femme à l’usage du poison est, selon l’historienne et criminologue Brigitte Rochelandet, un biais : « le poison est perçu comme une arme féminine, car les hommes ont décidé de cette interprétation[26] ».
Marc Cherry semble obsédé par une femme au foyer qui aurait le diable au fond des yeux, par la mère et l’épouse parfaite qui peut se transformer en assassine. Dans Why Women kill, sa série de 2019, le personnage de Beth Ann est elle aussi cette parfaite ménagère des années 1950, jumelle déplacée de Bree ne serait-ce que par son style vestimentaire et son brushing roux impeccable. Elle va elle aussi se révéler dangereuse, au fil des épisodes et des trahisons de son mari, jusqu’au meurtre. Elle n’a cependant pas son côté seducteur. C’est Rita Castillo, personnage de la saison 2 de Why Women Kill qui l’incarne : elle séduit pour se sortir de situations financières difficiles et ses maris meurent dans des circonstances douteuses. La construction de ces personnages est inspirée d’une conception essentialiste de la femme, que Marc Cherry perçoit avant tout — de son propre aveu — comme douce et maternelle. Cette femme douce pourrait se transformer en monstre meurtrier, la révélation de ce visage double étant à l’origine de la série. Marc Cherry se serait inspiré du fait divers d’Andrea Yates, une mère de famille ayant tué ses cinq enfants. Sa stupeur aurait donné lieu à l’idée de Desperate Housewives, banlieue dans laquelle personne n’est à l’abri d’un tel retournement. Cette dualité s’ancre dans une pensée traditionnelle, telle que développée par la criminologie de Cesare et Lombroso[27] et soulignée par Michelle Perrot, dans Femmes et justice pénale :
À l’inverse [de l’homme], la femme est « naturellement » douce, passive. Vouée à la reproduction, elle est forcément conservatrice. Donneuse de vie, elle est d’instinct hostile à la violence, à la guerre et au crime. Normalement, elle n’est pas criminelle. Si oui, elle atteint un degré de perversité supérieur à celui du mâle.[28]
Témoignage de cette conception dichotomique, la préface de Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, exhibe la volonté de mettre en scène une femme dépravée qui sera sauvée par l’amour maternel[29]. Les deux coexistent chez Bree. Entourée par le crime, elle est aussi une mère, prête à tout pour protéger ses enfants et plus largement les siens[30].
Les intrigues de Bree vont de ce fait sans cesse se lier à la mort. Dans les saisons 1 et 2, Bree passe du statut de veuve à celui de potentielle Veuve noire. Elle incarne alors la Veuve iconique, en portant le deuil de manière visible, par ses vêtements noirs et sa coiffure, un chignon serré. Outre cette intrigue importante, Bree flirte à plusieurs reprises avec le meurtre : de manière comique, lorsqu’elle fait mine de tirer au fusil sur Georges, et de manière bien plus dramatique lorsqu’elle laisse mourir ce dernier après qu’il a tenté de se suicider. C’est aussi Bree qui cache les cadavres et dissimule les preuves : elle réenterre Rex dans un cimetière excentré et sans cérémonie lorsqu’elle apprend qu’il a cru à l’hypothèse du commissaire, cache la voiture que conduisait son fils la nuit où il renverse la mère de Carlos, le mari de son amie Gabrielle, orchestre la dissimulation du corps du beau-père de Gabrielle quand Carlos tue ce dernier et va cacher la voiture du mort (de nouveau !), etc. C’est dans la dernière saison qu’est réactivé le stéréotype de la Veuve noire qui l’avait caractérisée dans la saison 2. Toutes les amies s’allient en effet, sous l’impulsion de Bree, pour cacher le secret de la mort du beau-père violeur de Gabrielle. Bree, abandonnée de tous, va tenter de se suicider, puis, regagnant l’amitié des Desperate, va comparaître au tribunal : les derniers épisodes se déroulent donc dans ce lieu, clôturant le versant policier, genre majeur (qui se mêle au soap) de la série. Cette comparution est cependant sacrificielle. Suspecte idéale, elle franchit donc à plusieurs reprises les frontières de la légalité.
La notion de suspect a été théorisée par Jacques Dubois[31], qui l’ajoute au triangle des personnages défini par Yves Reuter (le « quêteur », l’ « agresseur », la « victime »[32]). Il se caractérise par son caractère mouvant, qui est suspect aux yeux des uns, mais pas forcément des autres. Cette plasticité permet de déjouer la stabilité du roman policier, mais aussi ici la représentation de la criminelle. Alors que les discours des quêteurs sont stables, le personnage de la suspecte est mouvant (le rôle est endossé par Bree puis par le pharmacien).
Le discours du commissaire de police, dans la saison 1, est doxique, synthétisant les conceptions de la Veuve noire qu’on trouve dans les tribunaux aussi bien que dans les faits divers qui relatent les procès. En témoigne son dialogue avec Bree dans l’épisode 3 de la saison 2 :
« – You know what I think ? Rex felt guilty for the the way he treated you … the adultery, the public humiliations … That’s why he forgave you : he understood why you did it.
How can he have believed this ?
Look, my wife cheated on me too, I know how much it hurts. And so will juge. Everyone understand crimes of passion. But everyday that you stonewall makes you more and more like a cold calculating killer. » (Desperate Housewives, S2E5)
Ce dialogue met en valeur l’oscillation entre crime passionnel et assassinat de sang-froid (qui rejoint la dichotomie de la criminelle victime ou monstre) caractéristique de nombreux procès de femmes, le crime passionnel ayant longtemps été (et étant encore parfois) constitué comme une « excuse »[33].
L’imaginaire de la Veuve noire, mise du côté de l’assassine froide, est redoublé par l’iconographie, l’usage du poison (même si finalement ce n’est pas par Bree qu’il est utilisé), et les discours d’autres personnages secondaires. Dans le même épisode, Bree annonce au cours d’un dîner et sur fond de musique classique que « la police a exhumé le corps de [leur] père » et qu’« il semblerait qu[‘elle] soi[t] la principale suspecte ». Au gros plan sur le visage de Bree faisant mine de boire son verre de vin blanc (sa marque de fabrique) d’un air décontracté (elle introduit d’ailleurs son propos par la phrase « I have some unpleasant news ») succède un plan du point de vue de Bree sur les visages circonspects de ses deux enfants. Un doute plane visiblement dans leur esprit, ce que ne va pas manquer d’exprimer verbalement Danielle Van de Kamp, rappelant les incidents qui avaient précédé la mort de son père. Par le cadrage, la musique et le décalage entre les apparences parfaites d’un dîner de bonne famille et le sujet du dialogue, la scène se dote d’un aspect comique, ce qui contribue à déplacer le stéréotype de la Veuve noire.
Il y a donc une prise de distance vis-à-vis du cliché, celui qui veut que l’épouse trompée soit la suspecte idéale, également parce que nous avons accès à plusieurs reprises à l’intériorité de Bree, essentiellement dans des moments cruciaux comme celui de l’annonce de la mort de Rex (saison 1 épisode 23). On assiste de fait à l’effondrement de la parfaite image que Bree s’est construite et de la rigueur implacable qu’elle s’inflige.
Sa représentation comme suspecte idéale, Veuve noire inquiétante, n’est qu’une des couches ou facettes qui se superposent au sein du personnage, par le biais de discours et de regards qui se posent sur elle.
Le fait divers initial, celui de la mort de Mary-Alice, sert de cadre initial à une multiplicité d’autres fictions, souvent meurtrières. Le tout sert le dépassement des « sourires un peu trop artificiels », archétype de la banlieue, lieu d’une terrifiante banalité maintes et maintes fois exploité dans les fictions étasuniennes[34]. Chez les Van de Kamp, on trouve une photo de famille « sous sa forme la plus stéréotypée », marque d’une « vie privée vécue publiquement, puisqu’axée en bonne partie sur le maintien des apparences[35] ». Cette mise en scène artificielle est thématisée par la série, jusqu’à constituer l’axe narratif principal de l’épisode 5 de la saison 3[36], où les photos de famille, de même que celle que prennent les amies à l’hôpital (cachant leurs problèmes sous des sourires), sont exhibées comme des exemples. Le cadre parfait est ainsi subverti par la mise en valeur de références communes, qui s’en trouvent détournées. Le générique est emblématique : chaque référence culturelle est déplacée, réinvestie, des Adam et Ève de Lucas Cranach l’Ancien (xve s.) à l’American Gothic de Grant Wood (1903) … les images sont subverties au profit des femmes. La série met en valeur « son propre fonctionnement », permettant au spectateur de tisser « un réseau de représentations passées, qu’il associe inconsciemment avec ce nouveau monde diégétique[37] ». Dans Desperate Housewives, série qui a « quelque chose de l’ordre du “found footage”, procédé de vidéaste contemporain qui consiste dans le recyclage de figures reconnues et d’une désarticulation de leurs fonctionnements », la mise en scène de la Veuve noire via le personnage de Bree permet d’emprunter des pistes fictionnelles « attendues ». Le type populaire mute ainsi, en étant pris dans un tourbillon de références qui complexifient le personnage de Bree, par un effet de décalage médiatique, d’intégration au medium de la série postmoderne. Forme de « méta-soap »[38], Desperate Housewives prend des distances vis-à-vis du stéréotype et embarque les spectateurs sur de nouvelles pistes fictionnelles (le meurtre est décalé dans la saison 2, c’est le pharmacien (Georges) qui tue le docteur — la subversion des professions de soin et de la hiérarchie est elle aussi tragiquement ironique —, pharmacien que Bree laisse ensuite mourir, s’en sortant elle-même indemne). Bree ne se départit pas de ses valeurs bourgeoises et conservatrices, mais la série prend vis-à-vis de ces dernières une distance, que permet entre autres l’oscillation entre les registres comique et tragique, en faisant de cette parfaite représentante WASP une potentielle criminelle.
Ainsi, en faisant converger la parfaite ménagère et la Veuve noire (deux stéréotypes), Marc Cherry réactive toute une conception de la banlieue et un imaginaire du genre policier. Bree est à ce titre emblématique à la fois du mélange des discours et des genres, mélange caractéristique de la série « postmoderne »[39]. Toutefois, Desperate Housewives subvertit les codes sans toutefois les retourner, sans mener à la création d’un ordre nouveau. Le personnage populaire fait l’objet d’un recyclage permettant à la fois d’inscrire la série dans le genre policier et de le détourner par les fausses pistes fictionnelles qu’il fait emprunter. Consciente de ses références et des mécanismes qui les déforment, Desperate Housewives s’inscrit à un carrefour de genres et d’idéologies, souvent traités avec ironie, mais laissant aussi plusieurs interprétations ouvertes. C’est ce qui peut expliquer le large succès qu’a connu la série, appréciée de tous bords (aux États-Unis, autant par les Républicains que par les Démocrates)[40]. Loin de proposer une destruction du patriarcat, la subversion de la Veuve noire reste de l’ordre d’une mise à distance satirique, entre marqueur et dévoiement du genre policier et exploration diégétique de ce qui se cache derrière les apparences.
[1] Virginie Marcucci, Desperate Housewives, un plaisir coupable ?, Puf, Paris, 2012, « Chronique d’un succès annoncé », p. 9. [En ligne] https://www-cairn-info.proxy.bibliotheques.uqam.ca/desperate-housewives–9782130594178.htm, consulté le 10 novembre 2022.
[2] Pensons à Edward aux mains d‘argent, de Tim Burton ou encore à American Beauty de Sam Mendes.
[3] Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Seuil, 1982. Le terme est repris à propos de Desperate Housewives par Virginie Marcucci dans son chapitre « La Recherche de l’ambiguïté » (Desperate Housewives, un plaisir coupable ?, op. cit.).
[4] Victor Hugo, Lucrèce Borgia, 1833.
[5] La première apparition de la Black Widow a lieu dans le numéro 52 de Tales of suspense, en 1964.
[6] Renan Cros parle de « “sentiers rebattus”, c’est-à-dire des pistes fictionnelles attendues », op. cit., §25.
[7] Edie Britt, des saisons 1 à 5, Catherine Mayfair, saisons 4, 5, 6 et 8, Renée Perry, saisons 7 et 8.
[8] Virginie Marcucci, op. cit., « Des débuts fulgurants », §10. Le « mécanisme d’identification et de la reconnaissance est nettement plus exprimé par les femmes que par les hommes », bien que ces derniers représentent 38% de l’audience.
[9] Voir annexe, 1
[10] Selon la terminologie de Bakhtine, telle que développée dans Problème de la poétique de Dostoïevski, 1929.
[11] Voir annexe, 2
[12] Marie-France Briselance, Jean-Claude Morin, Le Personnage, de la « grande Histoire » à la fiction, Nouveau Monde éditions, Paris, 2013, p. 95 : « Femme dangereuse au plus haut degré, Bree se veut la perfection incarnée, si ce mot convient à la manière inébranlable dont elle est constituée : la glace, celle de l’iceberg, qui est le matériau de base de tous ses sentiments ».
[13] « The Good Wife’s Guide », Housekeeping Monthly, mai 1955. L’article énumère une liste de conseils à suivre pour être une « bonne épouse », une parfaite femme au foyer.
[14] Sa transformation physique dès la saison 7 est d’ailleurs flagrante. Son brushing a changé et elle porte des tenues que l’ancienne Bree aurait jugées indécentes. Voir annexe, 3.
[15] S1E3, elle déclare lors d’un dîner entre amis : « Rex cries when he ejaculates », provoquant un intense malaise. Leur insatisfaction sexuelle est alors exposée.
[16] Cette réaction est ensuite analysée comme somatique, marque ici d’une culpabilité morale. Le sexe est souvent lié à la culpabilité et au pêché pour Bree, fervente protestante.
[17] Antonio Dominguez Leiva, «“Suburbia”. La banlieue comme territoire de L’Éros à l’âge d’or de la sexploitation », Suburbia, l‘Amérique des banlieues, Cahiers Figura, n° 39, 2015, p. 217.
[18] S1E6, Bree retrouve Rex dans une chambre d’hôtel pour le séduire mais ne parvient pas à ignorer le burrito entamé sur la table de nuit, ce qui met fin à sa tentative. Lorsqu’elle commence sa relation adultère avec Karl, l’ex-mari de Susan, elle met un point d’honneur à aller acheter une nouvelle literie pour rendre agréable la chambre du motel (S6E1). Enfin, alors qu’elle et Orson avaient décidé de ne pas coucher ensemble avant le mariage, le fait de le voir faire la vaisselle avec application change leurs plans (S3E11).
[19] Antonio Dominguez Leiva, op. cit., p. 213
[20] S2E9. Voir annexe, 4
[21] S1E1
[22] César Lombroso et Guglielmo Ferreo, La Femme criminelle et la prostituée, trad. de l’italien par Louise Meille, revue par M. Saint-Aubin, éd. Félix Alcan, Paris, 1896, Préface, p. xiii : « […] si l’on supprime les phénomènes sexuels, la femme criminelle n’existe plus, et encore moins la prostituée ». Dans cet ouvrage fondateur de la criminologie (même s’il a été amplement revu, discuté et contredit), la femme criminelle est indissociable de sa sexualité, par le regard masculin qui est posé sur celle-ci. La prostitution est l’aboutissement du germe de sa nature mauvaise et inférieure. Chez les bourgeoises, ce germe donne l’adultère.
[23] Micheal D. et C.L. Kelleher, dans Murder Most Rare, The Female Serial Killer, (éd. Dell, 1998, ch.2, p. 27) prétendent, graphique à l’appui, que c’est l’arme de prédilection des Veuves noires. Cet ouvrage, bien qu’il n’en ait pas la rigueur, est à prétention scientifique et reflète une conception répandue de la Veuve noire comme type (pseudo) criminologique.
[24] Parmi les empoisonneuses célèbres : Médée, Agrippine, Lucrèce Borgia, la marquise de Brainviliers en 1676 avec l’affaire des poissons, Hélène Jegado dans les années 1850, ou encore Thérèse Desqueyroux dans le roman éponyme de Mauriac datant de 1927.
[25] L’étude des empoisonneuses a inspiré plusieurs ouvrages, dont celui de Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud et Myriam Soria (dir.), Les Vénéneuses, Figures d‘empoisonneuses de l‘Antiquité à nos jours, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », Rennes, 2015. Il fait suite à l’article « Les objets du poison de l’Antiquité à nos jours » (Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud et Myriam Soria, Sociétés & Représentations, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2011, p. 217-240. [En ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00818784, consulté le 12 octobre 2020) et à l’ouvrage Corps empoisonné. Pratiques, savoirs, imaginaires de l‘Antiquité à nos jours, Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud et Myriam Soria, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2014. L’ouvrage se propose de croiser différents champs historiographiques pour penser l’histoire du poison et celle de la femme criminelle.
[26] Audrey Renault, « Comment le mythe de l’empoisonneuse perdure au fil des siècles », ChEEk Magazine, mai 2019. [En ligne] https://www.lesinrocks.com/cheek/femmes-poison-mythe-308948-16-05-2019/#, consulté le 20 septembre 2023
[27] Op. cit.
[28] Michelle Perrot dans : Christine Bard, Frédérique Chauvaud, Michelle Perrot, Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes et justice pénale (xixe-xxe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, « Ouverture ».
[29] « Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime ; et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre, mettez une mère », Victor Hugo, Lucrèce Borgia (1833), Préface (12 février 1833), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Tome 2, 1964.
[30] C’est ainsi qu’elle va dissimuler le crime (accidentel) commis par son fils dans la première saison et l’homicide involontaire commis par Carlos dans les saisons 7 et 8. Le personnage de Bree correspond aussi de ce point de vue à une conception étasunienne du droit et de la liberté. Le deuxième amendement de la Déclaration des droits (1776) fait du droit de posséder et de transporter des armes un élément fondamental, lié à celui de constituer des milices et par extension de se défendre soi-même.
[31] Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992.
[32] Yves Reuter, Le Roman policier, Armand Colin, Paris, 2017. Les travaux de Jacques Dubois et Yves Reuter sont synthétisés dans la thèse d’Éric Bentolila, Le roman policier français de 1970 à 2000 : une analyse littéraire, Littératures, Université de Grenoble Alpes, 2016.
[33] En France, l’article 324 du Code pénal de 1810 prévoyait certaines « excuses » pour le meurtre commis « par l’époux sur l’épouse, ou par celle-ci sur son époux ». Un cas juridique emblématique en France est celui d’Yvonne Chevallier, épouse d’un important homme d’État. Trompée par son mari, elle le tua de plusieurs coups de revolver. Considérée comme épouse trompée à l’honneur bafouée et autrice d’un « crime de passion », elle fut acquittée par le jury en 1952. À l’inverse, en 1953, l’avocat de Pauline Dubuisson, accusée du meurtre de son ancien petit ami par trois coups de revolver, ne parvient pas à faire adhérer à l’hypothèse du crime passionnel. Traitée par certains journaux de « hyène » et d’« ange du mal », qualifiée par Madeleine Jacob (Libération) d’ « impassible », « lointaine », « froide », « glacée » (des adjectifs similaires à ceux employés pour parler de Bree), elle est condamnée aux travaux forcés à perpétuité, échappant de peu à la peine capitale. Cette dichotomie entre deux mobiles apparaissant comme contradictoires est clairement rejouée ici. On note que la notion de crime passionnel est toutefois largement remise en question depuis plusieurs années, sous l’impulsion des mouvements féministes notamment.
[34] En témoigne le numéro 39 des Cahiers Figura, Suburbia. L‘Amérique des banlieues, paru en 2015 sous la direction de Bertrand Gervais, Alice van der Klei et Marie Parent, problématisant l’omniprésence de la banlieue dans l’imaginaire au regard de la pauvreté de ses représentations.
[35] Laurence Côté-Fournier, « Un cadre banlieusard. Le portrait de famille comme miroir déformant », Suburbia. L‘Amérique des banlieues, op. cit., p. 224.
[36] Le monologue de clôture de la narratrice débute par : « nothing is more deceptive than a smile ».
[37] Renan Cros, op. cit., §29.
[38] Renan Cros, op. cit., §25
[39] Comme le rappelle Renan Cros dans « Desperate Housewives, fiction de toutes les fictions », TV/Series, 2012, §28 : « on aurait tendance à ranger du côté de la post-modernité cinématographique l’art de la connivence, de la reconnaissance qu’implique l’utilisation de clichés. Pour autant, ce terme de « pos-modernité » poste problème puisqu’il imposerait une négation du classicisme et de la modernité. La question n’est donc pas tant de savoir dans quel courant ranger la série mais plutôt d’étudier le fonctionnement et les racines de ces clichés ».
[40] Virginie Marcucci, op. cit., « Chronique d’un succès annoncée », « Une culpabilité partagée de tous bords », §14 à 20.
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