Sorti en 1992 sous le titre Dead Alive en Amérique du Nord, Braindead est un film néo-zélandais coécrit et dirigé par Peter Jackson. Mélange entre comédie et gore, ce film connu pour avoir utilisé la plus grosse quantité de faux sang dans l’histoire du cinéma est l’exemple même de ce que Peter Jackson a nommé le splatstick, sous-genre dont le «[t]erme inventé […] à partir de splatter et de slapstick1» évoque une «[c]omédie de la régression qui se complaît dans des gags nauséabonds de bouffe, d’excréments et de viscères2». Il serait impensable alors de parler d’horreur sans se référer aux travaux de Julia Kristeva dans son essai sur l’abjection, Pouvoirs de l’horreur, qui semble avoir été écrit sur mesure pour analyser le film de Peter Jackson. Nous déterminerons comment s’articule la problématique de l’abject à travers cette œuvre. Il faudra tout d’abord définir en quoi il y a abjection narrative dans Braindead à partir du personnage de la mère de Lionel, archétype parfait de la mère archaïque telle que l’entend Julia Kristeva. Ensuite, nous verrons que, par son esthétique gore, le film de Peter Jackson met en évidence le thème de l’abjection visuelle, ce qui nous permettra finalement de déterminer comment les deux types d’abjections se rejoignent et se répondent dans le film.
L’abjection se déploie au plan narratif à la fois à travers la mère castratrice et à travers la dichotomie qui s’installe entre superstition et religion. Selon Julia Kristeva, la construction de l’abjection se fait autour de figures horrifiantes dont la plus efficace est celle de la mère, incarnant la problématique de la reproduction. Élément important du triangle œdipien, le père doit mettre un terme à la relation entre la mère et l’enfant puisque cette relation est fondée sur un conflit: l’enfant qui veut se séparer de la mère est confronté à la réticence de celle-ci à le laisser partir. Le père doit par conséquent instaurer l’ordre, la loi, pour permettre à l’enfant de s’autonomiser et d’entrer dans l’ordre symbolique du monde3.
Dans Braindead, la mort précoce du père de Lionel a engendré une relation fusionnelle entre la mère et l’enfant; «[l]’absence […] de la fonction paternelle à faire trait unaire entre sujet et objet, [le sujet étant Lionel et l’objet étant la mère,] produit ici cette figure étrange, qui est celle d’un englobement étouffant4». La mère de Lionel, se posant comme l’archétype même de ce que Julia Kristeva appelle la mère abjecte, apparaît pour la première fois dans le film un couteau à la main et elle tentera plus tard d’empêcher son fils de former un couple avec Paquita. Elle incarne ainsi l’image de la mère castratrice qui éloigne Lionel de l’ordre symbolique du monde, image qui n’est pas sans rappeler la relation entre Norman Bates et sa mère dans Psycho d’Hitchcock.
Le montage alterné entre la transformation de la mère en monstre (22 min.), les prédictions de la grand-mère et le premier coït entre Lionel et Paquita, acte représentant la formation du couple, marque une coupure dans la narration au moment où Lionel tente de s’identifier en tant que sujet. Pour y arriver, il tente de se séparer de sa mère par le transfert d’objet d’amour. Cependant, à partir de cette séquence, plus la monstruosité de celle-ci est importante, plus Lionel lui sera soumis et s’éloignera de Paquita. Ce n’est qu’à partir du moment où l’enfant se débarrasse du lien qui le lie à la mère archaïque qu’il pourra s’identifier en tant que sujet. Parallèlement, le personnage de la mère abjecte peut être directement lié aux zombies puisque, pour entrer dans l’ordre symbolique, l’enfant doit se séparer de la mère pour accéder au langage, mais les zombies, provenant de la mère qui, dans Braindead, les a tous engendrés, n’ont pas accès au langage.
Enfin, dans la séquence finale, le retour à la conscience de la scène primitive refoulée permet à Lionel de s’autonomiser par rapport à sa mère castratrice; la scène primitive est inversée puisqu’il s’agit de la suppression du père par la mère qui le domine et le castre. Ce retour de la scène primitive refoulée est abject en lui-même puisque, comme l’écrit Maxime Coulombe dans Petite philosophie du zombie, «[i]l n’est d’abject que sur fond de refoulement5»: l’abject est la monstration de ce qu’on ne veut pas voir, de ce qui doit rester caché.
Braindead en tant que film appartenant à l’esthétique du splatstick est par définition même abject. Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’abject est ce que l’on ne veut pas voir et le gore, genre duquel découle le splatstick, est l’exposition pornographique des viscères, du sang, de l’intérieur. Or, Peter Jackson avec Braindead ne lésine pas sur la surexposition du sang et des organes. L’abject peut se diviser alors en deux éléments importants qui sont, d’une part, le zombie en lui-même et, de l’autre, l’abolition de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur.
L’abjection marque une différence entre un sujet humain et un sujet non humain. Le sujet non humain l’est, dans le cas particulier du zombie, par la dégradation de son corps. Comme le dit Lionel en parlant de ces monstres, «[T]hey’re not dead exactly, they’re just rotting» (1h. 06min. 26s.). L’humain, être pour la mort comme le dit Heidegger, ne peut plus revendiquer son statut d’humain s’il ne meurt plus: il ne fait que se décomposer éternellement. Le sujet se déconstruit physiquement tandis qu’il se construit parallèlement une nouvelle identité zombiesque dans cette dégradation par la pourriture même de son corps.
Conséquemment, dans Braindead, la séparation entre l’intérieur et l’extérieur du corps est graduellement détruite, jusqu’à être pulvérisée à coups de tondeuse à gazon. Dès le début de la transformation de la mère, nous percevons des signes de l’abolition de la frontière physique qu’est la peau au moment où, par exemple, Lionel doit recoller la peau du visage de sa mère qui s’est déchirée alors qu’elle se préparait à recevoir des invités. Cette abolition selon Kristeva, est abjecte puisque «[l]’intérieur du corps vient […] suppléer à l’effondrement de la frontière dedans/dehors. Comme si la peau, contenant fragile, ne garantissait plus l’intégrité du ”propre”, mais qu’écorchée ou transparente, invisible ou tendue, elle cédait devant la déjection du contenu6.» Il y a dans Braindead une gradation hyperbolique de la monstration du dedans qui atteint son apogée dans la séquence finale où les organes fonctionnent et agissent par eux-mêmes sans l’extension de l’enveloppe corporelle. Cette gradation a une incidence sur le caractère abject de la narration.
Les éléments du film les plus représentatifs de la rencontre entre l’abject narratif et visuel peuvent être divisés en trois thèmes qui sont l’utilisation d’objets stéréotypés mêlés à l’horreur, la scène primitive et la forme finale de la mère archaïque, personnification ultime de l’abjection.
Dans un premier temps, la victoire de l’ordre symbolique sur le désir hystérique de la mère peut se traduire par l’utilisation d’objets quotidiens stéréotypés, qui est une manifestation de la rationalité instrumentale. Toutefois, ce n’est pas en utilisant la science moderne qu’on pourra se débarrasser du monstre, puisque les tranquillisants et le poison n’ont qu’une efficacité temporaire et viennent même empirer la situation à plus long terme. Les outils représentant l’ordre symbolique sont, pour Lionel, la tondeuse, symbole stéréotypé du mâle, et pour Paquita, le malaxeur, associé à la femme au foyer entrée dans l’ordre patriarcal. Ils mettent un terme à la tyrannie de la mère archaïque et de sa progéniture zombiesque. Ces objets dans leur fonction symbolique allient alors les deux formes d’abjection. D’une part, ils séparent de la mère abjecte. D’autre part, ils sont à l’origine de l’exposition du sang, qui est un liquide abject parce qu’il provient de l’intérieur de l’enveloppe corporelle et qu’il est exposé par la pulvérisation des corps.
Vers la fin du film, Lionel découvre le corps de son père dans un coffre caché dans le grenier de sa maison. Cette image de l’inconscient n’est pas sans rappeler l’inquiétant familier de Freud (ce qui fait partie de la maison et qui devrait rester caché). Cette découverte agit sur lui comme un retour du refoulé, puisqu’elle est accompagnée d’une série de photographies de son père avec sa maîtresse. Cette séquence est une répétition de la scène archaïque initiale doublée d’un renversement de celle-ci qui s’opère par la prise de conscience du meurtre du père par la mère. La scène est suivie du surgissement d’un intestin, rappelant la forme du phallus, qui sort du squelette du père retrouvé; cette apparition vient concrétiser l’idée du retour à la conscience de la scène primitive. Le resurgissement du refoulé produit un sentiment d’abjection qui se dédouble avec l’image phallique du père qui est aussi un intestin. Cette manifestation est la représentation ultime de l’abjection du corps puisqu’elle est non seulement un organe interne désormais visible, mais qu’elle est également liée aux excréments par sa fonction initiale.
Enfin, le film atteint son apothéose en matière d’abjection narrative et visuelle dans la séquence de l’apparition du stade le plus monstrueux et abject de la mère archaïque. Sa taille surdimensionnée et ses formes (poitrine, hanches et ventre) généreuses, qui rappellent les statuettes de fertilité des sociétés païennes primitives, symbolisent la mère toute puissante et englobante, origine de toute vie qui nourrit et sécurise. L’enfant, s’il reste à l’intérieur de la mère, se fait dévorer. De même, Lionel retourne dans le ventre de sa mère, qui le gobe, lors de son combat final pour s’en séparer. La séparation d’avec la mère est une expérience de l’abject et elle ne se fait pas sans un rituel important, celui de la renaissance:
L’abjection de ces flux de l’intérieur devient soudain le seul ”objet” du désir sexuel -un véritable ”ab-ject” où l’homme, apeuré, franchit l’horreur des entrailles maternelles et, dans cette immersion qui lui évite le face-à-face avec un autre, s’épargne le risque de la castration. Mais cette immersion, en même temps, lui donne la toute-puissance de posséder, sinon d’être, le mauvais objet qui habite le corps maternel7.
Cette description faite par Kristeva est explicitement mise en scène dans le film de Peter Jackson. Alors que Lionel décide de se séparer de la mère en lui disant: «You don’t scare me, Mom.» (1h. 32min.), celle-ci ouvre son ventre qui prend la forme d’un immense vagina dentata prêt à engloutir l’enfant. «No one will never love you like your mother» (1h. 33min. 21s.), dit la mère à son fils avant de forcer sa régression au stade fœtal en l’enfermant dans son ventre. Cette scène symbolise l’étouffement et la toute-puissance de la mère abjecte. Au même moment, dans un plan d’ensemble, nous apercevons une corde qui traverse l’image et qui renforce l’idée de la rupture du cordon ombilical au moment où Lionel prend son indépendance et retrouve son autonomie: dans Braindead, l’acte suprême pour entrer dans l’ordre symbolique est alors l’annihilation de la mère.
De la narration mettant en lumière l’abjection avec la mère castratrice et sa dynamique avec les autres personnages -sans oublier qu’elle est, d’une certaine façon, à l’origine de la prolifération des zombies dans la petite ville de Wellington- à l’abject visuel de la monstration de ce qui doit resté caché -le sang, les organes, mais aussi le refoulé d’une scène primitive inversée, Braindead articule l’abjection de la même manière dont Kristeva la théorise dans Pouvoirs de l’horreur. Les renvois constants entre ces deux manières de montrer l’abjection (narrative et visuelle) amènent le film de Peter Jackson à un niveau d’abjection ultime, incarnant presque parfaitement les théories de Kristeva.
Braindead annonce par ailleurs la tendance qui débutera un peu plus tard avec «l’apparition, en 1996, des deux premiers jeux de survival horror, House of the Dead et Resident Evil, qui opéra la renaissance du monstre8.» L’enchaînement de «défis» partant de l’élimination de masses de zombies à la scène finale de l’élimination du dernier boss qui est propre à ce type de jeux vidéos rappelle la fin du film de Peter Jackson qui est sensiblement construite de la même manière.
1. Rouyer, Philippe, Le cinéma gore: une esthétique du sang, Paris, Éditions du cerf, 1997, p.116.
2. Dominguez Leiva, Antonio, Invasion (Néo)Zombie: entre macabre, pathétisme et burlesque, [en ligne] URL: http://popenstock.ca/dossier/article/invasion-neozombie-entre-macabre-pathetisme-et-burlesque, (page consultée le 1er mars 2013).
3. Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points», 1983[1980], p.66.
4. Ibid., p. 60.
5. Coulombe, Maxime, Petite philosophie du zombie, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La nature de l’humanité», 2012, p.82.
6. Kristeva, op. cit., p. 65.
7. Idem.
8. Dominguez Leiva, Antonio, Invasion (Néo)zombie, l’au-delà de l’abject, [en ligne] URL: http://popenstock.ca/dossier/article/invasion-neozombie-lau-dela-de-labject, (page consultée le 1er mars 2013).
Coulombe, Maxime, Petite philosophie du zombie, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La nature de l’humanité», 2012, 152 p.
Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points», 1983[1980], 248 p.
Rouyer, Philippe, Le cinéma gore: une esthétique du sang, Paris, Éditions du cerf, 1997, 256 p.
Dominguez Leiva, Antonio, Invasion (Néo)Zombie: entre macabre, pathétisme et burlesque, [en ligne]URL: http://popenstock.ca/dossier/article/invasion-neozombie-entre-macabre-pathetisme-et-burlesque, (page consultée le 1er mars 2013).
Dominguez Leiva, Antonio, Invasion (Néo)zombie, l’au-delà de l’abject, [en ligne] URL: http://popenstock.ca/dossier/article/invasion-neozombie-lau-dela-de-labject, (page consultée le 1er mars 2013).
Sansregret, Marie-Pier (2013). « «Braindead», contaminations narratives et visuelles ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/braindead-contaminations-narratives-et-visuelles], consulté le 2024-12-11.