La postmodernité est «l’expression momentanée d’une crise de la modernité qui frappe la société occidentale»1, à la fin du XXe siècle, et elle se caractérise par une contestation de ce qui est venu avant elle: c’est le rejet les idées modernes d’universalité et de vérité essentielle. Dans les arts, ce que l’on nomme postmodernisme, désignant principalement certaines productions des années 80 et 90, se caractérise par une réflexion et une déconstruction des procédés et des acquis modernes entre autres par des thèmes récurrents: fragmentations du corps, mélange des genres, ambiguïté et remise en question de la notion de vérité. Selon Caroline Guibet Lafaye, il s’agirait davantage d’un anti-moderne que d’un postmoderne puisqu’il est en continuité avec ce qu’il conteste. Or, la postmodernité est un concept qui sort du domaine des arts plastiques et des œuvres littéraires et cinématographiques comme Fight Club, le roman de Chuck Palahniuk (1996) et son adaptation par David Fincher (1999), et American Psycho, écrit par Bret Easton Ellis en 1991 et adapté au cinéma par Mary Harron en 2000, sont postmodernes dans l’ambiguïté des thèmes et des procédés déployés. Il s’agit d’œuvres qui bousculent les conventions afin de remettre en question la notion de vérité par la mise en lumière des procédés de la fiction, notamment par la fragmentation du personnage principal.
Nous tenterons donc de voir comment le processus d’adaptation des romans Fight Club et American Psycho au cinéma produit un dédoublement narratif et psychotique participant d’une contestation sociale du consumérisme américain. Pour ce faire, il faudra dans un premier temps explorer les problématiques d’adaptation de la narration à la première personne pour comprendre comment s’opère le dédoublement narratif cinématographique en nous basant sur les études d’André Gaudreault dans son ouvrage intitulé Du Littéraire au Filmique. Ensuite, nous verrons comment ce dédoublement narratif trouve un écho dans le dédoublement psychotique des personnages-narrateurs et en quoi cela subvertit la narration et, du coup, les habitudes de lecture ou de visionnement. Enfin, nous tenterons de dégager de tous ces dédoublements les procédés utilisés par les auteurs afin de développer une contestation de la société consumériste américaine.
Selon André Gaudreault, «le monde narré, dans les récits scriptural et filmique, est le fruit d’un regard intermédiaire.»2 Ainsi, la narration est un filtre qui nous transmet les informations sur le monde fictif, mais il est essentiel d’identifier qui est le narrateur donc, de réfléchir sur les différences entre la narration littéraire et cinématographique.
Adapter un roman dont la narration est autodiégétique comporte de nombreuses difficultés puisque c’est d’abord par cette voix narrative que l’univers de fiction est transmis au lecteur: l’univers de fiction n’est qu’une instance langagière, des signes linguistiques traduits par la subjectivité d’un narrateur. L’adaptation au cinéma, médium essentiellement visuel, de ce procédé narratif devient problématique. Une solution partielle trouvée par Fincher et Harron est l’utilisation de la voix-over, ce que Michel Chion dans La Voix au Cinéma appelle la «voix-je»: «Elle parle depuis un point où le temps s’est pour un temps suspendu. Ce qui en fait une “voix-je”, ce n’est pas seulement l’utilisation de la première personne au singulier. C’est surtout […] une certaine façon d’investir celui-ci et d’entraîner son identification.»3 Ce procédé rappelle, certes, la narration à la première personne puisqu’il s’agit d’une voix qui se réfère à elle-même avec l’utilisation du pronom personnel «je» et, par conséquent, elle est, elle aussi, une voix subjective, trompeuse. Alain Boillat explique que
Dans les analyses du texte littéraire, le phénomène de «présence-absence» induit par la voix séparée du corps d’un locuteur -l’écrit se désolidarisant de l’écrivain du fait même de l’écriture- permet de rendre compte des «traces de la subjectivité» d’une instance narrative qui est à la fois «perçue» par le lecteur et évincée de la transmission effective du récit. Or nul mieux que le statut over ne permet à la voix filmique, pourtant phénomène purement acoustique, de tendre à l’abstraction de la voix narrative. En niant la visualisation de sa source dans un médium défini par l’image, la voix-over constitue un moyen privilégié pour incarner, grâce à la désincarnation même qui la définit, ce narrateur insaisissable que Todorov qualifie “d’image fugitive [qui] ne se laisse pas approcher.4
Or, Michel Chion précise que «la voix-je, au cinéma, n’est pas seulement la voix qui dit “je”, comme dans un roman.»5 En effet, bien que cette voix semble nous guider dans le visionnement du film, ça n’est pas la «voix-je» qui narre le récit filmique au le sens cinématographique du terme. Nous assistons alors, dans le processus d’adaptation d’une narration essentiellement littéraire, au dédoublement de cette narration.6
Dans Du Littéraire au Filmique, André Gaudreault divise ce qu’il nomme «méga-narrateur filmique» (qui s’apparenterait au Grand Imagier de Laffay) en deux instances: le monstrateur et le narrateur filmique.7 Le monstrateur filmique, selon Gaudreault, est «collé sur le hic et nunc de la “représentation”»8, il «cite ses personnages lorsque ceux-ci parlent: il prélève un segment d’une réalité linguistique et il le restitue linguistiquement (par le biais de la bande sonore).»9 Le narrateur filmique, quant à lui, «peut se permettre de nous amener, avec lui, sur son tapis volant à travers le temps.»10 Nous avons alors un dédoublement de l’instance narrative au sein du médium cinématographique.
L’utilisation de la voix-over ou «voix-je» met en évidence ce dédoublement, car celle-ci détourne l’attention du spectateur du véritable narrateur. Le spectateur s’identifie à elle; c’est là le propre de la voix-over qui «permet de fonctionner comme pivot de l’identification, de résonner en nous comme s’il s’agissait de notre propre voix, comme une voix à la première personne.»5 Chion ajoute que «nous nous [y] identifions par mimétisme auditif.»11 Or, cette voix qui guide notre visionnement, comme au début du Fight Club de Fincher alors que le personnage-narrateur nous entraîne dans des analepses («No wait, back up. Let me start that over.» (Fight Club, 0:03:42)), n’est pas selon Gaudreault la seule instance narrative du film. Cette voix-over nous impose sa vision, son intériorité, mais il détourne notre attention du travail du monstrateur filmique. Ce dernier, nous le verrons plus tard, s’avère être aussi trompeur, sinon plus, que le narrateur autodiégétique des romans. Autrement dit, les images qui ont été considérées comme gage de la vérité sont aussi trompeuses que le narrateur, elles reflètent sa psychose.
Le dédoublement de la narration cinématographique fait écho à ce thème important exploité autant dans American Psycho que dans Fight Club, il s’agit du dédoublement psychotique du personnage. Déjà présent au sein des romans, il se déploie dans la subversion des habitudes de lectures et des codes qui y sont liés. D’abord, Chuck Palahniuk détourne l’utilisation conventionnelle des pronoms personnels en créant un personnage double qui se désigne à la fois à la première et à la troisième personne.12Le narrateur de Fight Club le fait à la fois consciemment, par exemple lorsqu’il se désigne lui-même alternativement au «je» et comme «le monstre»: «Le monstre se traîne sur les adorables bouquets et guirlandes du tapis d’Orient. Le sang me tombe du nez, glisse à l’arrière de ma gorge et dans ma bouche, brûlant. Le monstre rampe sur la moquette, brûlant, à ramasser les peluches et la poussière qui collent au sang de ses pattes griffues.»13 Il le fait aussi inconsciemment, à toutes les fois où il y a une référence à Tyler Durden, double psychique du narrateur. Palahniuk déploie d’ailleurs un jeu de piste tout au long du roman en exploitant ces images doubles: «le plastron de la chemise de Bob était un masque mouillé de mon image de pleureur»14 et plus tard, «j’ai vu l’empreinte d’une moitié de mon visage en pochoir de sang sur le sol.»15
American Psycho opère aussi un dédoublement du narrateur par l’utilisation de pronoms personnels et le cas le plus révélateur est celui du chapitre intitulé «Poursuite à Manhattan» dans lequel le «je» se transforme, le temps de quelques pages, en une troisième personne, comme si le personnage-narrateur se voyait de l’extérieur ou, comme il le mentionne plus tôt: «Voilà ma réalité. En dehors de cela, tout m’apparaît comme un film que j’aurais vu autrefois.»16 La métamorphose du narrateur s’opère au moment où les descriptions d’actions prennent la place des descriptions matérielles, omniprésentes ou presque tout au long du roman: «[…] à côté d’un restaurant karaoké appelé Lotus Blossus, où je suis déjà allé avec des clients japonais, et le taxi écrase des étals de fruits, défonce un mur de verre, le corps d’un cassier heurte le capot avec un bruit sourd, et Patrick tente d’enclencher la marche arrière, mais rien ne se passe, alors il sort du taxi en titubant, […]»17. La narration autodiégétique revient au moment où l’action cesse:
[…] mais déjà Patrick traverse la rue en trombe, en direction de son nouveau bureau, où il entre… / … en adressant un signe de tête à Gus, notre veilleur de nuit, signe le registre et s’engouffre dans l’ascenseur qui monte, monte, vers la pénombre de son étage, et le calme finit par revenir, dans la sécurité de mon nouveau bureau, les mains tremblantes, parvenant cependant à décrocher le téléphone sans fil, parcourant mon Rolodex, épuisé, et mes yeux tombent sur le numéro de Harold Carnes que je compose lentement […]18
Dans ces passages s’opère une subversion de la narration qui s’est installée dans les 460 premières pages du roman: «je» devient «il», «Patrick» et ainsi, par la mise à distance imposée par cette modification, le personnage se dédouble et acquiert un nom, il se nomme lui-même. De la même façon, Tyler Durden est le nom que se donne le narrateur de Fight Club, un des nombreux faux noms qu’il s’octroie et c’est par ce personnage qu’il s’est créé que le narrateur peut agir sur le monde qu’il l’entoure.
Nous avons donc deux personnages narrateurs: le premier dont la narration se restreint à la surface, au matériel et qui se résume majoritairement à une liste de marques et de menus ne peut agir sur le monde seulement lorsque sa «vraie nature» psychopathe prend le dessus, en tuant par exemple, ou lorsqu’il se dissocie de cette narration, en regardant d’un point de vue externe ses actions. Le deuxième s’est créé une deuxième personnalité, Tyler Durden, afin d’agir: «J’aime tout de Tyler Durden, son courage et son intelligence. Son cran. Tyler est drôle, il est plein de charme, de conviction, d’indépendance, et les hommes le regardent avec respect et déférence, et ils attendent de lui qu’il change leur monde. Tyler est capable et libre, et moi, je ne le suis pas.»19 Par la subversion de l’utilisation des pronoms personnels, Fight Club et American Psycho mettent alors en place une psychose narrative qui se caractérise principalement par son dédoublement.
Le même objectif est recherché dans leurs adaptations respectives bien que, transmédialité oblige, les codes subvertis ne sont plus littéraires, mais cinématographiques. Au cinéma, le dédoublement psychotique ne peut par conséquent qu’être majoritairement visuel: l’American Psycho de Mary Harron opère ce dédoublement par l’utilisation de la figure classique du miroir, très exploitée par le cinéma d’horreur, pour subvertir cette habitude de lecture des films d’horreur. Le miroir dédouble littéralement l’image de Christian Bale, montrant dès sa première utilisation au tout début du film la dualité morale du personnage de Patrick Bateman: dans un bar, Bateman commande un verre et la caméra se retournant pour montrer son reflet dans la glace derrière le bar, il dit: «I want to stab you to death and play around with your blood.» (American Psycho, 0:04:28). La figure revient un peu plus tard lors d’un monologue en voix-over, au moment où il enlève un masque devant le miroir: «There is an idea of a Patrick Bateman. Some kind of abstraction, but there is no real me. Only an entity… something illusory. And though I can hide my cold gaze and you can shake my hand and feel flesh gripping yours… and maybe you can even sense our lifestyles are probably comparable, I am simply not there» (American Psycho, 0:06:44). Le monologue en voix-over parle de cette dualité entre la surface du corps et l’intérieur, la psychose. Le premier dédoublement est donc fait par l’utilisation du miroir alors que dans le deuxième exemple, à la figure du miroir s’ajoute l’utilisation de la voix-over pour mettre en évidence, par un monologue explicatif, les deux facettes de la personnalité de Patrick Bateman.
Volker Ferenz mentionne dans un article intitulé «Fight Clubs, American Psychos and Mementos: the scope of unreliable narration in film», que c’est l’utilisation des codes hollywoodiens qui garantit un cadre réaliste au film:
in such a film as American Psycho, viewers are likely to ascribe textual and referential contradictions to the fictional cognitive centre of the film, the unreliable character narrator Patrick Bateman. Because it remains bound by the realist framework of the classical Hollywood cinema, unreliable narration offers a closing device that, for example, many films of the European art film do not provide. Unreliable narration can be said to be testing the boundaries of the conventions of the classical Hollywood cinema: character subjectivity is sustained for longer than a few moments, and the viewing contract comes under severe attack.20
C’est dans la scène où Bateman découvre que l’appartement de Paul Allen est à vendre, appartement dans lequel le spectateur a vu auparavant des tonnes de cadavres, que la fiabilité du personnage-narrateur est remise en question. Or, ça n’est pas Patrick Bateman qui a produit ces images, mais bien le monstrateur filmique. Cette contradiction du film met alors en évidence le dédoublement narratif du médium cinématographique, ce dernier faisant écho au dédoublement psychotique du personnage de Patrick Bateman. Les images reflètent la psychose décrite par le personnage-narrateur en voix-over, mais elles la problématisent du même coup. L’incohérence qui s’installe entre ces deux scènes reflète alors l’ambiguïté postmoderne d’American Psycho: la psychose qui problématise et qui dédouble est elle-même remise en question.
Par une démarche semblable, Fincher déploie d’une façon plus évidente la subversion des codes cinématographiques dans Fight Club. D’abord, il y a dans le processus d’adaptation du roman vers le cinéma une problématique majeure: comment faire exister Tyler Durden, instance linguistique et création de la psychè du narrateur de Fight Club? Pour y arriver, Fincher utilise sensiblement les mêmes procédés qu’utilisera Harron, c’est-à-dire qu’il y aura création de scènes qui ne sont pas «réelles», au sens où l’on peut prendre pour acquis que le cinéma serait une transcription fiable (et non fidèle) du réel dans son articulation logique. Emily R. Anderson, dans une étude sur le film de Fincher, «Telling Stories: Unreliable Discourse, Fight Club, and the Cinematic Narrator», écrit notamment que «[t]he film is misreporting diegetic events, here, by adhering to cinematic conventions for storytelling while presenting Tyler as though he exists.»21 L’objectif y est le même que dans le roman, mais la subversion des codes semble plus évidente puisqu’on donne à Tyler Durden une existence tangible, un visage et un corps qui peut interagir physiquement avec le narrateur et non plus simplement d’une manière langagière. Ainsi, nous voyons un dédoublement littéral du personnage-narrateur: c’est là la nature de sa psychose.
Pour mettre en image le dédoublement narratif, Fincher doit alors recourir à ce subterfuge, bien que le film soit lui aussi, comme le roman, ponctué d’indices sur la nature du personnage de Tyler Durden: l’apparition des plans subliminaux de Tyler, deux fois au moment où il parle de son insomnie ou encore lorsque le narrateur, incarné par Edward Norton, croise Tyler Durden dans des escaliers roulants et il dit en voix-over: «If you wake up at a different time, and a different place, can you wake up as a diffrent person?» (Fight Club, 0:18:57). Or, malgré tous ces indices, la première phrase du film, qui est aussi dans l’incipit du roman, est une fausse piste qui règle la lecture du film et du roman: «People are always asking me if I know Tyler Durden.» (Fight Club, 0:02:00). Cette phrase dite en voix-over fausse alors toute l’interprétation qu’il est possible de faire des images du film qui va suivre. Anderson écrit que «in order to construct a coherent narrative out of flawed data, then, the reader must be able to differentiate between the narrator’s voice and the agent behind it. We might suppose, then, that unreliable films will provide the most useful examples for differentiating between their agents.»22 Nous voyons donc que le dédoublement psychotique des personnages-narrateurs trouve son écho dans le dédoublement narratif qui s’opère dans le cinéma, ce dernier rendant possible l’adaptation du dédoublement psychotique. La narration en voix-over détourne l’attention du «méga-narrateur filmique», en focalisant sur une seule de ses composantes: le narrateur filmique. Or, celui-ci n’est pas un narrateur fiable puisqu’il est victime d’un dédoublement psychotique:
Once we realize a film has been told by an unreliable narrator, our reception of the film changes completely. As in films such as The Usual Suspects, The End of the Affair, Fight Club, American Psycho, Memento or Spider, everything prior to the revelation about their character-narrators’ unreliability has to be re-evaluated and seen in a new light because of the hidden or hitherto unknown motives of their character-narrators.23
De plus, le dédoublement psychotique, par sa révélation, permet de mettre en évidence les procédés du dédoublement narratif filmique et Anderson écrit notamment que «not only is Fight Club an example par excellence of films that interrogate perspective and interpretation, but these issues inform its story and discourse to such an extent that the film becomes nothing less than an allegory of cinematic storytelling.»24 Il est enfin important de ne pas oublier que les deux instances narratives définies par Gaudreault sont tout aussi trompeuses l’une que l’autre: le monstrateur filmique trompe le public en créant de fausses scènes et le narrateur filmique en voix-over pousse le spectateur à croire à ces images, à le conforter dans ses habitudes de visionnement lesquelles consistent à prendre pour acquis que le médium cinématographique est un reflet de la réalité par la lecture des codes hollywoodiens.
«Fuck what you know. You need to forget about what you know, that’s your problem. Forget about what you think you know, about life, about you and me.» (Fight Club, 1:34:41). Ces mots de Tyler résument ce que les dédoublements narratifs et psychotiques remettent en question, c’est-à-dire les habitudes et les codes liés à l’expérience du visionnement, et par conséquent les habitudes de consommation cinématographique. La psychose qui provoque le dédoublement des personnages-narrateurs est intrinsèquement liée au consumérisme.
American Psycho, de par son titre d’abord, qui «constitue une référence immédiate à l’intériorité, à la profondeur donc. Double intériorité d’ailleurs, à y bien regarder: celle d’un homme, Pat Bateman […]; celle d’un pays aussi. D’“American psycho” à “American psychè” il n’y a qu’un pas […] pour lire dans ce titre le projet oblique mais bien réel d’une plongée au cœur de la psychè américaine.»25Dans le roman, c’est par le catalogue de marques, les habits et les menus compulsivement décrits que les filets du consumérisme se referment autour de Patrick Bateman, obsédé par ce vocabulaire. Le chapitre intitulé «Aperçu d’un jeudi après-midi»26 articule notamment ces catalogues avec un délire psychotique durant lequel Bateman achète compulsivement et consomme «psychotiquement». Bret Easton Ellis le mentionne précisément dans une entrevue avec Jeff Baker que
[Bateman] was crazy the same way. He did not come out of me sitting down and wanting to write a grand sweeping indictment of yuppie culture. It initiated because my own isolation and alienation at a point in my life. I was living like Patrick Bateman. I was slipping into a consumerist kind of void that was supposed to give me confidence and make me feel good about myself but just made me feel worse and worse and worse about myself. That is where the tension of “American Psycho” came from. It wasn’t that I was going to make up this serial killer on Wall Street. High concept. Fantastic.27
Bateman se définit par les objets qu’il possède, par les endroits où il mange, bref par sa consommation, de la même façon que le narrateur de Fight Club le dit: «C’était toute ma vie. Tout, les lampes, les fauteuils, les tapis étaient moi. Les plats dans les placards étaient moi. Les plantes étaient moi. La télévision était moi. C’est moi qui ai sauté et volé en morceaux.»28 D’une certaine façon, la consommation matérielle de Bateman se reflète dans ses meurtres: les cadavres sont des objets de décoration, des tableaux29, de la viande. Harron avait compris se rapprochement qu’elle fait dans le générique d’ouverture du film où se confondent coulis, sang et peinture; nourriture, viande humaine et tableaux.
Fight Club exploite quand à lui d’une manière plus explicite cette dynamique entre dédoublements psychotique et narratif et critique du consumérisme. En effet, le narrateur de Fight Club, autant dans le livre que dans le film, se crée un double, Tyler Durden, afin de se sortir de ses habitudes de consommation: «Tyler, délivre-moi du mobilier suédois.»30 En même temps, l’existence même de ce double, parce que pour le faire exister d’une façon vraisemblable il est impératif de subvertir les conventions littéraires et cinématographiques, dérange les habitudes de consommation des ces œuvres et force ainsi le lecteur ou le spectateur à s’interroger sur les mécanismes de production de la fiction, donc sur ses codes. Tyler est perçu alors comme un libérateur de l’aliénation de la consommation: «Le libérateur qui détruit ma propriété, dit Tyler, combat pour me sauver l’esprit.»31
Nous avons donc, d’une part, une ambiguïté postmoderne qui se développe avec la fragmentation du personnage de Patrick Bateman dans American Psycho, personnage qui se dédouble entre sa surface et son intériorité psychotique reflétant du coup la dualité de la société américaine, entre sa surface consumériste et l’aliénation qui en découle. D’autre part, Fight Club articule se dédoublement pour développer un discours sur cette société: Tyler est un sauveur, un libérateur, un messie qui transmet son message: «La publicité les fait tous courir après des voitures et des vêtements dont ils n’ont pas besoin. Ils travaillent dans des métiers qu’ils haïssent, par générations entières, uniquement pour pouvoir acheter ce dont ils n’ont pas vraiment besoin.»32 Il s’agit d’un message qui trouve son écho dans l’ébranlement des certitudes liées aux habitudes de consommation cinématographique et littéraire. Par le dédoublement psychotique de la narration et du personnage-narrateur, on peut en arriver à subvertir des habitudes de visionnement liées aux conventions cinématographiques afin de mettre en évidence l’ambiguïté postmoderne de ce médium. Il s’agirait alors d’un procédé qui met du coup en lumière, tout en les remettant en question, les habitudes de consommation liées à la société consumériste; ainsi se développe une contestation sociale. Fight Club et American Psycho sont des romans et des films qui interrogent leur propre statut de production culturelle.
«But event after admitting this, there is no catharsis. My punishment continues to elude me and I gain no deeper knowledge of myself. No new knowledge can be extracted from my telling. This confession has meant nothing.» (American Psycho, 1:36:41) Ces mots sont prononcés en voix-over par Patrick Bateman durant un zoom in de la caméra qui se termine par un très gros plan de ses yeux. Or, les conventions cinématographiques veulent qu’une telle séquence soit une entrée dans l’intériorité du personnage alors que le monologue nous indique le contraire. La dynamique du dédoublement narratif du film permet ce type d’association mettant en lumière l’ambiguïté postmoderne de ces œuvres. De plus, les fins de Fight Club, surtout dans le roman, et d’American Psycho ne suggèrent pas une résolution finale: «SANS ISSUE»33, «This is not an exit» est écrit sur la porte derrière Christian Bale dans le film, alors que chez Palahniuk, le roman se conclut par un «Nous sommes impatients de vous voir revenir parmi nous»34 inquiétant qui suggère qu’il n’y a pas d’échappatoire à la société consumériste.
1. Guibet Lafaye, Caroline, «Esthétiques de la postmodernité», [en ligne] http://nosophi.univ-paris1.fr/docs/cgl_art.pdf, (page consultée le 4 décembre 2013)
2. Gaudreault, André, Du Littéraire au Filmique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 110
3. Chion, Michel, La Voix au Cinéma, Paris, éditions de l’Étoile, 1982, p. 47
4. Boillat, Alain, Du Bonimenteur à la Voix-over, Lausanne, Éditions Antipodes, 2007, p. 320
5. a. b. Chion, Michel, op. cit., p. 48
6. Alain Boillat affirme que la narration littéraire est elle-aussi double: «Même si la théorisation de la voix narrative a permis de prévenir l’assimilation malencontreuse de l’auteur au narrateur, elle demeure sous-tendue par un désir d’individualisation et d’humanisation de la “source” du récit. Bien que cette origine n’y soit pas machinique comme au cinéma, elle se présente avant tout, dans le récit scriptural, sous la forme factuelle du texte.» (Boillat, Alain, Du Bonimenteur à la Voix-over, Lausanne, Éditions Antipodes, 2007, p. 316.)
7. Gaudreault, André, op. cit., p. 116
8. Ibid., p. 110
9. Ibid., p. 111
10. Ibid., p. 110-111
11. Ibid., p. 50
12. Il ne faut pas oublier l’utilisation de la deuxième personne durant de nombreux passages qui fonctionne comme une méditation dirigée, faisant référence à la méditation dirigée suivie par le narrateur. Ce processus contribue à l’inclusion du lecteur à sa lecture, non pas par écho du «je» dans sa polysémie, mais dans une dynamique relationnelle entre le narrateur et le lecteur.
13. Palahniuk, Chuck, Fight Club, Paris, Gallimard, coll. «Folio SF», 2013 [1996], p. 166
14. Ibid., p. 28
15. Ibid., p. 71
16. Easton Ellis, Bret, American Psycho, Paris, 10/18, 2005 [1991], p. 455
17. Ibid., p. 461
18. Ibid., p. 464
19. Palahniuk, Chuck, op. cit., p. 247
20. Ferenz, Volker, «Fight Clubs, American Psychos and Mementos: The Scope of Unreliable Narration in Film », New Review of Film and Television Studies, vol. 3, no. 2, 2005, pp. 153-154
21. Anderson, Emily R. «Telling Stories: Unreliable Discourse, Fight Club, and the Cinematic Narrator», Journal of Narrative Theory, vol. 40, no. 1, 2010, p. 92
22. Ibid., p. 82
23. Ibid., p. 143
24. Ibid., p. 81
25. Alladaye, René, «De Bateman à Bacon: surface et profondeur dans deux romans de Bret Easton Ellis», E-rea, [en ligne] http://erea.revues.org/140 (page consultée le 4 décembre 2013)
26. Easton Ellis, Bret, op. cit., pp. 200-206
27. Baker, Jeff, «Q&A: Bret Easton Ellis Talks About Writing Novels, Making Movies», [en ligne] http://www.oregonlive.com/books/index.ssf/2010/07/qa_bret_easton_ellis_talks_abo.html (page consultée le 4 décembre)
28. Palahniuk, Chuck, op. cit., p. 158
29. Alladaye, René, op. cit.
30. Palahniuk, Chuck, op. cit., p. 63
31. Ibid., p. 157
32. Ibid., p. 215
33. Easton Ellis, Bret, op. cit., p. 527
34. Palahniuk, Chuck, op. cit., p. 291
Easton Ellis, Bret, American Psycho, Paris, 10/18, 2005 [1991], 527p.
Palahniuk, Chuck, Fight Club, Paris, Gallimard, coll. «Folio SF», 2013 [1996], 291p.
Alladaye, René, «De Bateman à Bacon: surface et profondeur dans deux romans de Bret Easton Ellis», E-rea, [en ligne] http://erea.revues.org/140 (page consultée le 4 décembre 2013).
Anderson, Emily R. «Telling Stories: Unreliable Discourse, Fight Club, and the Cinematic Narrator», Journal of Narrative Theory, vol. 40, no. 1, 2010, pp. 80-107.
Baker, Jeff, «Q&A: Bret Easton Ellis talks about writing novels, making movies», [en ligne] http://www.oregonlive.com/books/index.ssf/2010/07/qa_bret_easton_ellis_talks_abo.html (page consultée le 4 décembre).
Boillat, Alain, Du Bonimenteur à la Voix-over, Lausanne, Éditions Antipodes, 2007, 539p.
Chion, Michel, La Voix au Cinéma, Paris, éditions de l’Étoile, 1982, 141p.
Ferenz, Volker, «Fight Clubs, American Psychos and Mementos: the scope of unreliable narration in film», New Review of Film and Television Studies, vol. 3, no. 2, 2005, pp. 133-159.
Gaudreault, André, Du Littéraire au Filmique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, 200p.
Guibet Lafaye, Caroline, «Esthétiques de la postmodernité», [en ligne] http://nosophi.univ-paris1.fr/docs/cgl_art.pdf, (page consultée le 4 décembre 2013).
Bédard, Megan (2014). « «American Psycho» vs «Fight Club», dédoublements psychotiques et narratifs ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/american-psycho-vs-fight-club-dedoublements-psychotiques-et-narratifs], consulté le 2024-12-30.