La science-fiction va chercher en nous nos peurs et nos espoirs les plus profonds puis nous les montre grossièrement déguisés: le monstre et la fusée.1
Dans la littérature anglo-saxonne consacrée aux extraterrestres au cinéma, on s’accorde généralement à reconnaître l’importance d’Alien, le huitième passager (1979) de Ridley Scott2. Quant à préciser cette importance et le sens qu’on peut donner à la figure de l’alien, en revanche, les avis divergent. L’interprétation s’appuie souvent sur une identification du genre cinématographique dont le film semble relever. En le rapportant au genre de l’horreur, Stephen Mulhall a fait récemment de l’alien un déguisement de nos peurs relatives aux phénomènes de la nature, de la sexualité, de la grossesse et de la naissance3. Mais l’alien contient aussi quelque chose de notre sens du lointain et relève ainsi d’une réflexion typique de la science-fiction en tant qu’il s’agit bien d’un récit qui vient préciser la conception que nous nous en faisons, en s’appuyant sur une possibilité technique pour l’instant hors d’atteinte, celle de voyager à plusieurs milliers d’années-lumière. Relève également de la science-fiction, ce qui intéressait spécialement Ridley Scott selon David Thomson, à savoir l’étude de «la façon dont les gens [contraints de vivre les uns avec les autres pendant une longue période] peuvent être affectés par la claustrophobie, la mélancolie et le fait de ne pas pouvoir échapper à la compagnie de compagnons que l’on n’a pas choisis4.»
L’alien, c’est donc à la fois le lointain, avec la menace qu’il peut représenter, et l’insociabilité humaine.
Cependant, quand on remarque que l’alien est d’abord un extraterrestre dangereux, un monstre semblable au requin géant des Dents de la mer et aux tueurs des slashers, on n’est pas loin d’y voir l’homme masculin prédateur pour qui la femme est une proie qui le nourrit en même temps que le moyen de sa reproduction5.
L’objet du présent texte est de proposer une autre interprétation de la figure de l’alien, qui s’appuie sur un rapprochement opéré avec un autre genre cinématographique, le «mélodrame de la femme inconnue6», et en particulier avec un autre film, Gaslight (Hantise, George Cukor, 1944). Il nous semble en effet qu’une telle lecture du film est féconde dans la mesure où elle nous rend plus attentifs aux détails que les interprétations qui, sous prétexte de ne pas commettre de violence interprétative, refusent que l’on compare des genres et des films tenus pour trop éloignés historiquement et culturellement et exercent ainsi une violence d’autant plus grande qu’elles ne se reconnaissent pas comme les interprétations qu’elles demeurent malgré tout.
Dans un article publié très récemment et intitulé, «Demeter and Persephone in space: transformation, femininity, and myth in the Alien films», David Greven a soutenu l’idée intéressante selon laquelle Alien serait un mélodrame «caché7». En note, il affirme même que
le film de femmes qui met le plus dramatiquement en avant la transformation est le classique Now, Voyager avec Bette Davis, film d’Irving Rapper de 1942, dans lequel une vieille fille de Nouvelle-Angleterre mal fagotée, mal à l’aise, Charlotte Vale (Bette Davis), tyrannisée par une mère froide et dominatrice, se transforme, à l’aide d’un psychiatre, le docteur Jaquith (Claude Rains), en une femme forte, indépendante et séduisante qui met en avant beaucoup des thèmes qui circuleront, dans une reformulation du genre de l’horreur, dans les films Alien8.
S’appuyant sur une caractérisation du genre donnée par Robert Lang selon lequel il s’agit toujours de montrer le problème de l’impossible subjectivité féminine dans une société dominée par l’idéologie patriarcale9, Greven rappelle qu’il s’agit aussi, dans la quadrilogie, d’une subjectivité féminine qui évolue du fait de son impossibilité à se situer positivement dans l’espace logique et social défini par le patriarcat. Mais Greven ne va pas vraiment au bout de sa suggestion, car il l’abandonne au profit du mythe de Déméther et de Perséphone qu’il présente ainsi:
Le sens d’Alien est sa représentation d’une Perséphone en guerre contre Déméther [Mother] et le sombre Roi de l’Enfer violeur [l’Alien]. Ce thème est une continuation de celui qui est central pour le film de femmes hollywoodien classique, de l’indépendance solitaire de la femme comme étant à la fois plaisante et un statut aux conséquences coûteuses10.
Le problème est que la continuité entre le mythe de Déméther et Perséphone et le film de femmes hollywoodien ne semble pas aller plus loin qu’une commune illustration de cette dernière idée. En outre, la description du genre n’est peut-être pas la mieux adaptée, ni Now, Voyager (Une femme cherche son destin, Irving Rapper, 1942) le film le plus approprié. Cependant, ce qu’a découvert Mulhall dans un texte publié trois ans après la sortie de la seconde édition d’On Film incite à essayer de suivre néanmoins la suggestion de Greven de voir dans Alien un mélodrame «caché11».
Après avoir résumé sa thèse principale, selon laquelle l’horreur que nous inspire l’alien tient à ce qu’il constitue l’incarnation de la prédation masculine tel qu’elle peut transformer la sexualité, la grossesse et la naissance en cauchemar, ce qui permettrait de comprendre pourquoi c’est une femme qui serait la mieux préparée pour lutter contre ce type de menace, Mulhall remarque que Ripley, en dépit de ses difficultés à s’imposer à bord du Nostromo, va finir par réussir à faire entendre sa voix. Lorsque Parker lui coupe la parole en marmonnant, elle parvient en effet à le faire taire12. Elle réussit également à avoir le dernier mot avec Ash quand elle lui dit de continuer à faire ce qu’il a toujours fait jusqu’ici, à ne savoir «rien». À quoi l’on pourrait ajouter le motif de la décapitation de Ash, qu’Hélène Cixous a associé à l’aliénation mentale et verbale des femmes qui seraient ainsi symboliquement décapitées, privées d’esprit et de voix13. Si l’on a noté la proximité entre le sang blanc de Ash et le sperme, il est aussi intéressant de remarquer que la mante religieuse peut ainsi décapiter le mâle pendant ou après l’accouplement et que, «même si le mâle a été décapité, l’accouplement peut continuer puisque le transfert des spermatozoïdes est contrôlé par le dernier ganglion nerveux abdominal14.» Même si c’est suite à un coup donné par Parker, il n’en reste pas moins que c’est Ripley qui fait parler Ash et qui décide de son temps de parole15. Enfin, lorsqu’elle met en œuvre sa stratégie pour éjecter l’alien hors de la navette, Ripley se chante une chanson pour elle-même et lorsqu’elle s’endort avec le chat, elle enregistre un message de détresse qui serait sa façon de déclarer qu’elle a une voix dans son histoire.
Cette attention de Mulhall au problème de savoir comment avoir une voix dans son histoire lui a été inspirée par sa lecture des textes de Stanley Cavell et notamment de ceux qui portent sur un «mélodrame de la femme inconnue», Gaslight. Nous aimerions soutenir la démarche de Mulhall en l’approfondissant, en montrant en quoi penser à Gaslight jette une lumière qui fait vaciller nos certitudes quant à l’univers d’Alien et en le rapprochant étrangement d’un environnement familier.
On sait que les quatre films qui constituent aux yeux de Cavell les «mélodrames de la femme inconnue», Letter from an Unknown Woman (Lettre d’une femme inconnue, Max Ophüls, 1948), Gaslight (Hantise, George Cukor, 1944), Now, Voyager (Une femme chercher son destin, Irving Rapper, 1942) et Stella Dallas (King Vidor, 1937), relèvent de ce qu’il qualifie de «genre-comme-médium16» puisqu’ils «racontent différentes versions en interaction d’une même histoire, d’un même mythe, celui d’une femme qui se cherche une histoire, ou qui cherche le droit de raconter son histoire17.» Leur communauté apparaît notamment quand on les oppose au groupe de films qui forment le genre de la «comédie du remariage» que Cavell a nommé ainsi et étudié dans A la recherche du bonheur18.
L’un des premiers critères d’identité du genre est que, contrairement à la comédie du remariage, «le père de la femme, ou un autre homme âgé (qui peut être son mari) ne défend pas le désir de la femme, mais se range du côté de la loi19.» Dans Alien, comme Dallas le dit très clairement, la loi, la «standard procedure» est de «faire ce que [la Company] te dit de faire», ce qui est aussi la position de Ash. Quant à la mère, elle est toujours présente et souvent dans une relation de compétition avec sa fille. Sans même évoquer les épisodes suivants, il va sans dire qu’il y a bien une compétition engagée entre Ripley et Mother. Dans ces films, la femme est toujours mère (ou sa relation avec un enfant est explicite). Le comportement de Ripley avec le chat pendant la sortie des astronautes, c’est-à-dire avant la crise, et le fait incroyable qu’elle puisse être si imprudente quand elle part à sa recherche alors qu’elle prépare la navette soulignent assez qu’il y va d’autre chose que d’une simple relation d’affection éprouvée envers un animal domestique. Si la plupart des spectateurs considéraient que sauver Jones n’est plus une priorité dans les circonstances de la fin, alors cela veut dire qu’il y a là un devoir qui n’est pas lié aux devoirs supposés, directs ou indirects, de l’humanité envers les animaux20, mais qui est un devoir imposé par la parenté et mieux encore par la maternité.
Autre critère, le passé serait dans ces films représenté comme figé, mystérieux, comportant des sujets tabous, et source d’isolement. Or, il est tout simplement absent des discussions à bord, ce qui s’explique peut-être par la difficulté des membres à se supporter et à supporter surtout que les autres rabâchent leurs vieilles histoires. En outre, il y a évidemment une image du passé dans Alien: celle du vaisseau extraterrestre. S’il représente bien un passé «figé, mystérieux», il est sûr qu’on n’en parle pas non plus à bord. Dans les mélodrames de la femme inconnue, le lieu où l’action revient ou se conclut est celui où elle a commencé. L’essentiel d’Alien se déroule bien à bord du Nostromo.
Enfin, la négation principale des caractéristiques des comédies du remariage opérée par les mélodrames réunis par Cavell est celle du mariage, en tout cas du mariage comme source d’une nouvelle identité. Cette négation du mariage est donc en même temps une négation de la conversation comme moyen de créer une identité originale. Ces femmes diraient à leurs sœurs des comédies du remariage:
Vous pouvez vous estimer heureuses d’avoir trouvé un homme avec qui vous pouvez surmonter l’humiliation du mariage par le mariage lui-même. Pour nous, avec nos talents et nos goûts, il n’y a pas d’éducation plus profonde (further) ou heureuse à espérer ici; notre identité et notre métamorphose doivent s’accomplir ailleurs, en abandonnant cet humour, cette intelligence, cette compréhension (appreciation) exclusive et partagée21.
Cet ailleurs s’appelle «le monde des femmes22». Il est sûr que Ripley ne saurait trouver à bord d’homme qu’elle pourrait épouser puisqu’aucun d’entre eux ne semble capable de «cet humour, cette intelligence, cette compréhension exclusive et partagée» dans la mesure où aucun, ni Parker, ni Brett, ni Ash, ni même Dallas23 ne semble plus prêt à parler avec elle de plein gré.
Si l’on trouve donc en effet dans la description que donne Cavell du mélodrame de la femme inconnue, des éléments qui entretiennent une ressemblance frappante avec Alien, ces similarités se retrouvent en particulier dans l’un des mélodrames étudiés par Cavell: Hantise24. Ce film raconte comment, plusieurs années après l’assassinat non élucidé de sa tante à son domicile, une jeune femme, Paula, emménage avec son mari dans cette maison dont elle a hérité. Mais cet homme, qu’elle vient d’épouser alors qu’elle le connaît à peine, va se servir d’elle pour retrouver des bijoux dont il sait qu’ils sont cachés quelque part dans le grenier et essayer de la rendre folle en lui faisant croire notamment que les bruits qu’elle entend la nuit ne sont que des hallucinations.
On trouve en effet plusieurs caractéristiques communes aux deux films. Tout d’abord, l’histoire se déroule essentiellement dans un milieu clos: dans Hantise, la maison où la tante de Paula a mystérieusement été assassinée; dans Alien, le Nostromo, puis le Narcissus. La dimension claustrophobique du film est particulièrement marquée lors de la séquence où Dallas traque l’alien dans le système de ventilation et accentuée par le souffle de Dallas et le bip régulier du radar que consulte Lambert. Ensuite, les variations de l’intensité de la lumière et les bruits ont un rôle important dans les deux films: dans Hantise, les variations de la lumière donnent leur titre original au film, Gaslight, puisqu’elles sont fonction des variations nocturnes d’emploi du gaz et qu’il est donc essentiel pour le projet du mari que sa femme croie avoir des hallucinations. Il en va de même pour les bruits qu’elle croit entendre dans le grenier. Dans Alien¸ les lumières s’éteignent plus ou moins sans raison25. En outre, les rejets de gaz et les bruits sont omniprésents et font l’objet de manipulation26. De plus, il y a une même difficulté à se rendre crédible auprès des subordonnés: dans Hantise, c’est le mari qui cherche à décrédibiliser sa femme devant les domestiques. Dans Alien, c’est tout l’équipage qui semble refuser de reconnaître l’autorité de Ripley. Enfin, on trouve dans les deux cas un individu étranger et dangereux (le mari est d’origine pragoise, l’alien est littéralement «l’étranger» 27), qui pratique la strangulation (la tante a été étranglée par le mari, le facehugger se maintient sur le visage de ses victimes en les étranglant à l’aide d’une longue queue) et rend muet (le mari parvient presque à réduire totalement sa femme au silence28, le facehugger empêche littéralement que le moindre son sorte de la bouche de sa victime à l’aide du membre plongé dans sa gorge).
Ici, une différence majeure pourrait être relevée puisque la torture imposée par le mari est bien mentale, et non directement physique, et le mutisme la conséquence d’une action sur l’esprit, et non sur le corps, de sa femme Le mari fait en effet croire à Paula, en usant précisément des techniques de rhétorique dont il essaie de lui prouver qu’elle ne saurait les maîtriser, que sa parole ne saurait avoir aucun pouvoir de persuasion puisqu’elle est folle de cacher ainsi les objets qui lui appartiennent et de prétendre ne pas le faire. Bref, il cherche à la persuader que les conditions nécessaires à son expression étant absentes, elle ne doit pas chercher à faire entendre sa voix.
S’il est évident que la coercition qu’exerce l’alien ne passe pas par les mêmes procédés, il n’en est pas moins vrai que Ripley subit bien ce type de mauvais traitements de la part de l’équipage. Outre l’échange au sous-sol, il y a ce moment où Parker et Brett se mettent à se moquer d’elle, à ne pas prendre ses paroles au sérieux, alors qu’elle incitait justement Brett à s’affirmer, à cesser de dire amen à tout ce que dit Parker, bref à faire entendre sa propre voix. De même, personne ne réagit au fait que son ordre de maintenir Kane en quarantaine a été bafoué. Lorsqu’elle reproche à Dallas de désobéir au règlement, il lui répond qu’il ne sert à rien de se réfugier derrière le règlement et qu’elle ferait mieux de bien faire son travail plutôt que de contester les décisions de son supérieur hiérarchique. Surtout, le film compte pas moins de huit conflits verbaux entre Ash et Ripley, où celui-ci se pose toujours en détenteur exclusif de la rationalité, de la logique. Cependant, c’est Lambert qui semble verbaliser ce qu’Ash et les autres pensent d’elle: quand Ripley décide de poursuivre le plan de Dallas, Lambert répond «Tu as perdu la tête29.»
Remarquer que l’équipage semble ligué contre Ripley paraît devoir nous ramener à l’identification première entre l’alien et la domination masculine. Dans le Making of, Scott dit d’ailleurs qu’il voulait montrer que le «chauvinisme masculin» pouvait très bien traverser les siècles. Mais ce que Cavell essaie de mettre en évidence à travers le sort des femmes du mélodrame de la femme inconnue, c’est qu’«avoir une voix dans sa propre histoire30», faire une différence, compter est un enjeu qui concerne tous les individus, masculins comme féminins. Autrement dit, derrière la particularité de l’histoire de ces femmes se trouve une universalité qui est celle de la situation de tous les êtres humains confrontés à des mœurs et des traditions qui empêchent l’originalité et la singularité de l’expression.
En effet, la difficulté à s’exprimer, à faire entendre sa voix n’est pas moins grande pour les autres personnages, ce qui semble relever d’une intention consciente du réalisateur puisque Scott explique avoir joué sur le son pour renforcer l’impression que tout le monde parle en même temps lors du petit déjeuner. Ainsi, Lambert est-elle rapidement renvoyée à ses relations sexuelles passées au cours du repas qui suit le second réveil de Kane. Ash ne parvient pas à parler à Parker, qui lui-même parle sans cesse, mais n’est jamais écouté (sur la question des primes, de la cryogénisation de Kane et du facehugger31, etc.), tandis que Brett n’a pas suffisamment confiance en lui pour s’exprimer, même dans la solitude. Incapable d’accorder sa confiance à qui que ce soit, le capitaine Dallas a lui aussi bien du mal à s’imposer: qu’on songe que tout ce qu’il trouve à dire quand Ripley mentionne la règle de quarantaine, c’est: «Il [Kane] pourrait mourir.»
En fait, le film comprend un élément qui, selon Cavell, vient compenser la conversation, le trait principal des comédies du remariage dont Cavell a dérivé par négation le genre des mélodrames de la femme inconnue: l’ironie, dans la mesure où il s’agit d’«une négation de la conversation32». Mode normal des échanges verbaux sur le Nostromo, c’est d’ailleurs le caractère saisissant de l’ironie qui règne à bord qui a conduit Thomas Doherty à tenir Alien pour une subversion du genre du film de combat de la Seconde Guerre mondiale33. Cette ironie est le signe d’une incapacité à se faire confiance les uns aux autres, au point que l’amitié semble impossible: au contraire, à ne communiquer que sur un mode ironique, de peur de s’exposer, on finit par s’aliéner ses amis. En réalité, le scepticisme est si profondément ancré dans l’esprit des membres de l’équipage, qu’il en devient source d’agressivité et de violence. Scott parle ainsi d’une disparition de la camaraderie et de l’isolement que cela produit et qui consiste en ce que chacun se retrouve seul avec ses pensées.
Si l’on accepte de considérer que Ripley fait le lien entre le processus de torture mentale ainsi mené par l’équipage et la torture physique exercée par l’alien, alors on pourra accepter de dire que c’est comme si le processus de pénétration, de fécondation et de parturition mené par l’alien n’était qu’un «déguisement grossier» du processus par lequel on peut insinuer en quelqu’un des doutes si forts qu’il en perde confiance en lui-même. Plutôt que d’identifier l’alien à la seule domination masculine, il serait donc préférable de l’identifier aux procédés violents qui naissent de la méfiance et de l’incapacité à coopérer les uns avec les autres. L’alien rejoindrait alors une figure de l’extraterrestre présente dans un film comme Planète interdite (Fred M. Wilcox, Forbidden Planet, 1956) où le monstre, qui a réussi à exterminer une civilisation bien plus avancée que la nôtre, est une création de l’inconscient de ses victimes34. Autrement dit, comme dans toute aliénation authentique, les artisans principaux de la servitude en sont aussi les victimes dans la mesure où la méfiance qui règle les rapports des uns avec les autres commence d’abord envers soi. De sorte que la menace que représente l’alien, c’est celle du comportement humain qui naît d’un manque de confiance en soi, du scepticisme dirigé vers soi et ses propres pensées.
À SUIVRE: Alien ou la menace de l’Autre en moi: l’alien, Ripley et la femme inconnue (2).
1. «Science fiction plucks from within us our deepest fears and hopes then shows them to us in rough disguise: the monster and the rocket.» (Wystan Hugh Auden) Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur de l’article. C’est l’une des deux citations sur lesquelles s’ouvre le script de juin 1978, écrit par Walter Hill et David Giler, inspiré du scénario de Dan O’Bannon et d’une histoire de Dan O’Bannon et de Ronald Shusett.
2. Voir, par exemple, Geraghty, Lincoln, et Janicker, Rebecca, «“Now That’s What I Call a Close Encounter!”: The Role of the Alien in Science Fiction Film, 1977-2001», Scope, novembre 2004, en ligne [URL: http://www.scope.nottingham.ac.uk/article.php?issue=nov2004&id=254§ion=article, consulté le 23 avril 2013.
3. Voir Stephen Mulhall, On Film, 2e édition, New York, Routledge, 2008.
4. David Thomson, The Alien Quartet: A Bloomsbury Movie Guide, Londres, Bloomsbury Publishing, 1999, p. 10.
5. Carol J. Clover, «Her Body, Himself: Gender in the Slasher Film», Representations, no 20, Special Issue: Misogyny, Misandry, and Misanthropy, automne 1987, p. 187-228; repr. in The Dread of Difference. Gender and the Horror Film, Barry Keith Grant (éd.), Austin, University of Texas, 1996, p. 66-113. L’article a également été repris par Clover comme chapitre d’un des livres les plus importants dans le domaine des études féministes des films d’horreur: Men, Women, and Chainsaws: Gender in the Modern Horror Film, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1992.
6. Voir Cavell, Contesting Tears, Chicago, The University of Chicago Press, 1996; trad. fr. Pauline Soulat, La Protestation des larmes, le mélodrame de la femme inconnue, Paris, Capricci, 2012.
7. Voir David Greven, «Demeter and Persephone in space: transformation, femininity, and myth in the Alien films», note 2, Jump Cut: A Review of Contemporary Media Jump Cut, no 52, été 2010, en ligne [URL: http://www.ejumpcut.org/archive/jc52.2010/GrevenAliens/index.html], consulté le 23 avril 2013.
8. Voir Greven, art. cit., note 5.
9. Robert Lang, American Film Melodrama: Griffith, Vidor, Minnelli, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 8; cité par Greven, art. cit.
10. Voir Greven, art. cit.
11. Voir Mulhall, «In Space, No one Can Hear You Scream: Acknowledging the Human Voice in the Alien Universe», in Film as Philosophy. Essays on Cinema after Wittgenstein after Cavell, R. Read et J. Goodenough (ed.), New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 57-71.
12. Dans le commentaire audio du DVD, Scott avoue avoir demandé à Yaphet Kotto, l’acteur qui joue Parker, de gêner Sigourney Weaver en parlant en même temps qu’elle. Il laisse entendre qu’elle n’a donc pas seulement réussi à faire taire le personnage, mais aussi l’acteur.
13. Hélène Cixous, «Castration ou Décapitation?», in Contemporary Literary Criticism, R. Con Davis et R. Scheifler (ed.), New York, Longman, 1989 (1976); cité par David Greven, art. cit.
14. Santiago Aragón, «Mante», in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2012. Sur le sens des insectes dans la science-fiction contemporaine, voir Marika Moisseeff, «La procréation dans les mythes contemporains: une histoire de science-fiction», in Anthropologie et sociétés, vol. 29, n° 2 («Le mythe aujourd’hui»), 2005, p. 69-94. Je remercie Raphaël Bessis d’avoir attiré mon attention sur ce travail.
15. Dans son article, Mulhall montre bien la persistance du thème dans la quadrilogie.
16. Pour la conception cavellienne de l’essence d’un genre cinématographique, voir notamment «The Fact of Television» (1982), in Cavell on Film, William Rothman (ed.), New York, State University of New York Press, 2005, p. 59-85.
17. Cavell, Contesting Tears, op. cit., p. 3; La protestation des larmes, op. cit., p. 17.
18. Voir Stanley Cavell, À la recherche du bonheur, trad. fr. C. Fournier et S. Laugier, Paris, Les cahiers du cinéma, 1993.
19. Cavell, La Protestation des larmes, op. cit., p. 20.
20. Pour cette distinction entre deux types de conceptions des obligations de l’homme vis-à-vis des animaux, voir J.-Y. Goffy, Le philosophe et ses animaux, op. cit., p. 49-80.
21. Cavell, Contesting Tears, op. cit., p. 6; La protestation des larmes, op. cit., p. 21 [trad. modifiée].
22. Cavell, La protestation des larmes, op. cit., p. 21.
23. Le mot “même” est là pour indiquer que l’on devine à certains gestes et regards qu’il y a eu, ou du moins qu’il aurait pu y avoir quelque chose entre Ripley et Dallas, ce qui fait de Dallas l’homme avec lequel elle ne pouvait pas, selon la loi du genre, se remarier.
24. Sur Hantise, voir Stanley Cavell, La protestation des larmes, op. cit., p. 79-121et aussi Cavell, Philosophie des salles obscures, chapitre 6, Philosophie des salles obscures, trad. fr. N. Ferron, M. Girel et E. Domenach, Paris, Flammarion, 2011, p. 133-150.
25. Lors du mauvais atterrissage sur la planète ou lorsque le module 12 ne fonctionne plus alors qu’il avait été réparé par Parker par exemple.
26. Ils sont manipulés par Parker pour que leur bruit couvre la voix de Ripley afin de contester son autorité, puis déclenchés par le processus d’autodestruction du Nostromo.
27. C’est le titre québécois du film. Andy Cameron nous rappelle que «le terme ‘‘alien’’ désigne en anglais américain à la fois immigrant, étranger, inconnu et extra-terrestre.» Voir Andy Cameron, «L’idéologie californienne», in Hermès: revue critique, no 5, automne-hiver 1999, en ligne [URL: http://www.hrc.wmin.ac.uk/theory-californianideology.html], consulté le 23 avril 2013, cité par Raphaël Bessis, «Alien ou l’étranger contemporain: un imaginaire de la déficience immunitaire», issu d’un D.E.A. de Sciences Humaines Cliniques, Paris VII René Diderot, été 2005.
28. Voir Cavell, La protestation des larmes, op. cit., p. 93.
29. À 1:12:56: «You’re out of your mind.»
30. Cavell, La protestation des larmes, op. cit., p. 94 qui renvoie à Cavell, Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, trad. fr. S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil, 2012.
31. Quand Parker s’étonne du comportement de Ash en demandant «Pourquoi ne le congèle-t-il pas ?», Dallas lui réponde «Tais-toi, et remets-toi au travail.».
32. Cavell, Contesting Tears, op. cit., p. 47; La protestation des larmes, op. cit., p. 80.
33. Voir Thomas Doherty, «Genre, Gender and the Aliens Trilogy», in Grant, B. K. (éd.), The Dread Of Difference, op. cit., 1996, p. 191.
34. On pense aussi au personnage de Freddy Kruger dans Freddy, les griffes de la nuit (Wes Craven, A Nightmare on Elm Street, 1984).
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